“Comment témoigner de l’amour, être provocateur de société, démolisseur d’idole ?” Ainsi questionnait le Père Joseph Wresinski, dans une lettre de 1981. Ce pourrait être un bon résumé du parcours de cet homme (que l’on prit l’habitude d’appeler simplement “le Père Joseph”), depuis sa naissance le 12 février 1917 dans une famille enfermée par la grande pauvreté jusqu’à sa mort le 14 février 1988 alors qu’il continuait de conduire le Mouvement ATD Quart Monde qu’il avait fondé trente ans plus tôt.
Né d’un père polonais trop souvent sans travail et d’une mère espagnole “constamment humiliée pour son dénuement” (Heureux vous les pauvres, éd. Cana, 1984, p.17), l’enfant Joseph sait très tôt dans l’existence ce qu’il en est de la souffrance et de l’enfermement, de l’exclusion aussi, engendrés par une trop lourde pauvreté. “Manque d’argent, honte et violence” (Les pauvres sont l’Eglise, éd. du Centurion, 1983, p.11 ; toutes les références qui suivront proviennent de ce livre du P. J. Wresinski) déchirent cette famille “liée à l’ensemble (du quartier) par l’aumône, non par l’amitié” (p.13). L’arbitraire de l’aumône, la violence des regards de ceux qui aident et leur incompréhension de ce qui est vraiment subi par ceux qu’ils secourent : autant de blessures inscrites dans sa mémoire et qui ont fait naître en lui une volonté acharnée de détruire jusqu’en ses racines la très grande pauvreté.
Après son certificat d’études, à 13 ans, il commence un apprentissage de pâtissier, rejoint la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et décide d’entrer au Séminaire : “Combattre pour que jamais plus une famille ne fût semblable à la mienne, c’était devenir prêtre de Jésus Christ mort et ressuscité”, écrira-t-il (p.44). Ordonné prêtre le 29 juin 1946, à Soissons, il exerce son ministère dans des paroisses ouvrières et rurales pendant dix années, au cours desquelles il ne cessera d’être à la recherche des plus pauvres, convaincu qu’“un pauvre cache toujours un plus pauvre” (p.192) et hanté par l’exigence intérieure de “descendre toujours plus bas dans l’humanité souffrante” (p.60), de “rejoindre les méprisés et les exclus, pour partager avec eux la peine et la honte” (p.61). C’est ainsi qu’en 1956 son évêque lui propose de se rendre à quelques kilomètres à l’est de Paris (Noisy-le-Grand), dans un camp d’urgence où 252 familles étaient hébergées dans des abris en fibro-ciment et subissaient l’ostracisme le plus complet. “C’était l’intolérable”, écrira-t-il lorsqu’il se souviendra de ces premiers temps à Noisy-le-Grand, et “une manière de partager ce drame quotidien” (p.152) fut de créer avec quelques familles une association, d’abord pour survivre. Cette association deviendra le Mouvement ATD Quart Monde, Mouvement des Droits de l’homme, non tant pour défendre les droits des pauvres mais pour que tous, très pauvres et non pauvres, deviennent acteurs des Droits de l’homme pour d’autres. C’est là aussi qu’il réunit un volontariat international qui se lie en communauté de destin avec les plus pauvres. Ces hommes et ces femmes qui le rejoignent dans ce périmètre du malheur ne partagent pas nécessairement la même foi religieuse, non plus que les mêmes options politiques ou philosophiques… Cette diversité des enracinements de ceux et celles qui viennent en ce camp pour le soutenir lui paraît très vite essentiel : c’était, lui semblait-il, répondre au “droit des plus défavorisés d’être au centre de toutes les croyances et idéologies et le droit des hommes d’être unis malgré les différences” (p.168). “Ce qui nous unit et dépasse nos différences, poursuit-il, c’est notre choix d’un même témoin de notre sincérité, (…) donc de notre qualité d’homme” (p.169). Il ne crée donc pas un Mouvement d’Eglise.
Peu à peu aussi se tisse un réseau d’alliés, personnes de tous milieux qui “se compromettent” (cf. en particulier les pages 160-165) là où elles sont engagées, pour que la misère ne soit plus considérée comme fatale.
En 2006, ce Mouvement est implanté dans 116 pays, à travers un Forum Permanent de la Grande Pauvreté ; le volontariat (350 volontaires permanents) l’est en 27 pays à travers quatre continents.
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Dès que le Père Joseph arrive au camp de Noisy-le-Grand, malgré l’absence de moyens et l’hostilité de beaucoup, il va totalement renverser l’approche traditionnelle de la charité : répondre au manque par l’aumône, aux problèmes par des solutions administratives… Il faut certes remédier à l’urgence, mais sans jamais perdre de vue que la priorité est de permettre aux très pauvres eux-mêmes de devenir moteurs et inspirateurs des chemins à emprunter pour que la misère soit vaincue. C’est ainsi que ce camp, puis les diverses implantations du Mouvement au cours des ans, à travers la parole et la présence du Père Joseph et de ceux qui l’on rejoint, deviennent des lieux d’où se répand l’appel à mettre les plus pauvres au centre, à “prendre leur pensée comme repère pour toutes nos politiques, leur espérance comme repère de toute action” (p.209), à les laisser questionner tout ce qui a été conçu sans leur effective participation (p.163).
Le Père Joseph a vite compris que ce qui peut libérer ce peuple cerclé dans son isolement c’est d’être introduit dans la participation à un projet politique qui le prenne pour réel partenaire, dès ici et maintenant, et non pas d’être l’objet d’aides toujours individualisées. S’impose aussi à lui le fait que les plus pauvres ne le poussent pas seulement à être à leurs côtés pour survivre, mais à leurs côtés pour faire changer un pays et proposer un projet de civilisation pour que personne ne vive à l’avenir une telle condition d’exclusion. “Respecter les pauvres et les faire respecter, c’est impossible, à moins de les faire entrer, ensemble, dans le combat de la justice, de la vérité, de la liberté, de l’amour” (Ecrits et Paroles, tome 1, 1992, pp. 222-223).
Le livre Les pauvres sont l’Eglise est à la fois une relecture de l’expérience du Père Joseph et la description de la spiritualité du Mouvement qu’il a créé. Il n’est pas question ici d’une quelconque nouvelle théorie sur la pauvreté, de même qu’il ne décrit pas le Mouvement ATD Quart Monde comme la “réponse” (p.195) aux questions graves que la persistance de la misère posent à toutes les sociétés… C’est bien plutôt “une invitation permanente à la collaboration à une recherche” (p.195).
Habité par “une confiance sans limites dans les hommes”, le Père Joseph est profondément persuadé qu’aucun être humain n’est indifférent à la souffrance des plus faibles et des plus pauvres, et que l’unité du genre humain, rêvée tant par les politiques que par chaque citoyen, “est acquise d’avance, elle est là où sont les familles les plus démunies. En mettant le cap sur elles, nous sommes sûrs de nous trouver unis et tous à égalité” (p.169). De telles perspectives sont fondées dans sa foi et dans une relecture des Evangiles tels qu’ils sont lus dans l’Eglise, ces évangiles qui “oriente toujours vers un hors-la-ville, vers des chemins creux où personne n’a envie d’aller” (p. 123), puisque “pour rencontrer le Seigneur, (il faut) aller au plus opprimé” (p. 219) et se laisser entraîner dans le mystère de son être même : “Il s’est anéanti lui-même, prenant la condition d’esclave” (Ph, 2,7).
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Enfin, soulignons, parmi bien d’autres harmoniques, la vision unificatrice du Père Joseph, si caractéristique de sa manière d’être et de son projet.
Par la misère l’indivisibilité du genre humain est déniée. Combattre cette trahison est indissolublement s’engager à détruire la misère, – non d’une manière abstraite, mais par l’engagement dans une communauté de destin où “il ne nous appartient pas, il appartient aux plus pauvres de dicter les priorités” (p.85).
L’humanité déchirée ne retrouvera son unité que lorsqu’elle consentira à se rassembler autour des plus pauvres. Ce qui est une exigence extrême, car “faire place (aux plus pauvres) signifie toujours un changement profond des habitudes et structures” (p. 101), “implique (…) un changement total de société” (p. 101).
Il s’agit réellement, chez le Père Joseph, d’un changement de paradigme : donner la priorité au plus pauvre, au plus faible, et donc le mettre au point de départ de toute entreprise, de toute pensée et de tout projet relatifs à la construction d’un quartier, d’une ville, d’un pays, du monde. C’est bien, très concrètement, la personne ou “la famille la plus abattue, la plus démembrée, la plus méprisée de la rue ou de la cité (qui) sera la pierre d’angle” de tous les efforts (p.178), car elle seule peut être le garant de l’exhaustivité. Il n’est nullement question d’essayer de descendre l’échelle sociale jusqu’au plus pauvre, il faut partir du pied de cette échelle : “Tout homme qui met l’homme le plus pauvre au centre de sa vision, ne peut pas ne pas tout voir, ne pas englober tous les hommes” (pp.19-20).
Quelques citations du Père Joseph Wresinski
Toute théologie nous amène à rencontrer Dieu dans l’appauvrissement de son Fils. Et la Semaine sainte a toujours été pour l’Eglise le temps où elle appelle non seulement les croyants mais tous les hommes à vivre la preuve donnée par le Fils que l’amour du Père est infini. Mais pouvons-nous porter en nous une quelconque représentation de l’infinité de cet amour, à moins de communier à l’immensité de la honte infligée aux misérables ? Pouvons-nous nous incliner devant le mystère de l’amour de Dieu, sans nous incliner devant l’infini et incompréhensible état de rejet, de solitude, de souffrance aveugle des plus exclus ? Il m’est apparu que, sans eux, nous n’imaginons pas l’amour de Dieu moindre mais autre qu’il n’est. Nous risquons de nous tromper, non pas sur la qualité ni la profondeur de l’amour, mais sur la nature même de Dieu.
Les pauvres, rencontre du vrai Dieu, pp.119-120
La première exigence de la charité est de connaître, c’est à dire, de découvrir, dans le Prochain, le contenu de sa foi, de son espoir et de son amour ou peut-être aussi de son scepticisme, de son désespoir et de sa haine. (…)
Etre présent à son frère, c’est connaître le contenu de son désespoir.
Ecrits et Parole, I, p.46
Aller vers l’Evangile avait été, depuis toujours, comme de retourner vers une terre natale. Dans l’univers où allait et venait le Seigneur, je me retrouvais chez moi, comme dans un environnement familier, tout à fait présent. Enfant pauvre, grandissant dans un foyer où nous mangions rarement à notre faim, auprès d’une mère constamment humiliée pour son dénuement, je retrouvais dans l’entourage de Jésus, les visages et les voix des miens, comme je ne les retrouvais pas à l’école ni parmi les habitants plus aisés du quartier Saint-Jacques où j’habitais. C’était dans le monde qui m’entourait, plutôt que dans l’Evangile, que j’avais besoin de traduction.
Heureux vous les pauvres, p.17
L’Evangile, plus qu’un texte à lire, est devenu une terre où me rendre, où rencontrer des hommes et des femmes aux mots et aux gestes familiers.
Heureux vous les pauvres, p.33
Grâce aux pauvres – depuis ceux de la ville basse d’Angers jusqu’à ceux du Camp de Noisy-le-Grand – j’apprenais à être chez moi dans l’Evangile. (…) Je peux dire que je leur dois l’Evangile.
Heureux vous les pauvres, p.24
Jésus, les familles en foules de Galilée, les familles pauvres des cités sous-prolétariennes dans nos pays industrialisés…, où commençait, où finissait l’Evangile ? Pour moi, c’était tout un.
Heureux vous les pauvres, p.63
Pour ma part, à force de vivre en milieu très démuni, j’ai appris à me rendre compte combien plus malheureux encore qu’ailleurs, combien sans défense y sont les infirmes, les aveugles, les handicapés. Je ne pouvais pas ne pas affronter la question des estropiés, des paralytiques, des sourds-muets au temps de Jésus. Les boiteux, les épileptiques, les handicapés mentaux dans les cités sous-prolétariennes m’ont alors servi de leçon et de guide.
Heureux vous les pauvres, pp.78-79
Etre parmi ces familles [très pauvres, à Noisy-le-Grand] devint, pour moi, être dans la foule entourant Jésus.
Heureux vous les pauvres, p.65
On ne peut pas aimer, si l’on n’a pas le temps de regarder, de comprendre, de pénétrer les choses, de les découvrir en profondeur, de les introduire en soi. Le temps de se transformer soi-même, de devenir un être nouveau, puisque l’on a connu quelque chose de nouveau.
Ecrits et Paroles, p.177
Jésus Christ et l’Eglise nous demandent de nous interroger sans arrêt : où est le Seigneur ?
Question : A votre avis, est-il en Quart Monde ?
Réponse du Père Joseph : Nous ne pouvons pas identifier le Seigneur ainsi. Jésus Christ, nous devons le rencontrer. Il ne s’agit pas d’une démarche intellectuelle ni d’un avis personnel, mais d’une expérience. Et le Seigneur n’est peut-être pas là où nous voudrions le trouver. Normalement, il nous conduit plutôt là où nous ne souhaitions pas aller. Il a passé sa vie à être autre chose et à être ailleurs, à ne pas être celui que ses contemporains voulaient qu’il soit. Jésus n’est pas manipulable.
Les pauvres sont l’Eglise, p.123
Les malentendus surgissent et les bonnes volontés s’usent vite, quand il s’agit de faire cause commune avec une population très pauvre dont nous ignorons l’expérience de vie. Les instruits se laissent emporter par leurs propres idées, ils finissent toujours par penser à la place des autres.
Les pauvres sont l’Eglise, pp.103-104
Il faut savoir tirer notre réflexion, aussi bien que notre pratique, de l’expérience de la population la plus pauvre. Non pas d’une idée que nous nous faisons de son existence mais de son vécu quotidien réel. (…)
Notre pensée et notre pratique doivent être celles où Dieu se retrouve, qu’Il ne puisse pas renier. Cela nous oblige à tirer notre connaissance des populations les plus rejetées et cela nous est très difficile.
Les pauvres sont l’Eglise, p.218
Moi-même, j’ai pris du temps à le comprendre, malgré mes intuitions d’enfant.
Les pauvres sont l’Eglise, p.30
Que le Christ assume l’espérance des plus pauvres, les chrétiens le proclament volontiers ? Mais qu’il l’ait fait en devenant semblable à eux, paraît plus difficile à admettre. Même dans l’Eglise, l’idée fait scandale. « Jésus, un misérable, est-ce vraiment sûr ? » (…) Je ne prétends pas répondre [à cette question]. Je n’ai pas à prouver que Jésus naquit, vécut et mourut en homme de la misère. Je le crois, mes yeux le voient, mes oreilles l’entendent dans l’Evangile. (…)
Jésus Fils de Dieu et homme de misère ne m’est jamais apparu accessible à notre entendement.Sa divinité incarnée dans sa condition d’homme, n’est-elle pas le plus profond des mystères, sujet de contemplation plutôt que de raisonnement ? A force de vouloir raisonner plutôt que de nous incliner, nous prenons peur.
Heureux vous les pauvres, pp.152-153
Quel est le dessein de Dieu ? Il est de sauver tous les hommes, sans exception. Et quand je dis : sans exception, cela ne veut pas dire : y compris les plus pauvres, mais y compris les plus riches. Pour sauver tous les hommes, Jésus Christ a voulu les rejoindre dans leur humanité. Dans leur humanité la plus authentique qui ne soit pas encombrée de richesses, d’argent, d’honneur. Il devait prendre corps dans l’humanité la plus dépouillée de ce qui n’est pas elle, de tout pouvoir économique, politique et religieux. Cette humanité-là, ce sont les plus pauvres et non les riches qui la possèdent. En eux, l’essentiel n’est pas entamé. C’est pourquoi le Christ pouvait s’y incarner sans peine.
Les pauvres sont l’Eglise, p.24
Pour embrasser et sauver l’humanité, Jésus était obligé de se faire le dernier des derniers. Sinon, il eût été reconnu par les possédants mais non pas par les plus humiliés.
Les pauvres sont l’Eglise, p.25
D’emblée il faut faire la jonction audacieuse entre le plus pauvre et Jésus Christ : ils ne font qu’un.
Les pauvres sont l’Eglise, p.19