Le jeudi saint 2004, Jean-Paul II préside la messe chrismale concélébrée dans la basilique Saint-Pierre par les cardinaux, évêques et prêtres présents à Rome. Comme le Sacerdoce, l’Eucharistie est un don de Dieu “qui dépasse radicalement le pouvoir de l’assemblée” et que celle-ci “reçoit à travers la succession épiscopale qui remonte jusqu’aux Apôtres” ( Ecclesia de Eucharistia , n.29)
Chers prêtres,
1. C’est avec joie et affection que je vous écris pour le Jeudi Saint, suivant une tradition que j’ai inaugurée il y a 25 ans, lors de ma première fête de Pâques comme évêque de Rome. Ce rendez-vous épistolaire, qui revêt un caractère spécial de fraternité en raison de notre participation commune au Sacerdoce du Christ, se place dans le contexte liturgique de ce jour saint marqué par deux rites significatifs: le matin, la Messe chrismale, et le soir, la célébration in Cena Domini.
Je sais que vous êtes réunis dans les cathédrales de vos diocèses respectifs, autour de vos Évêques, pour renouveler vos promesses sacerdotales. Ce rite, si éloquent, se déroule avant la bénédiction des saintes Huiles, notamment du Saint-Chrême, et il a bien sa place dans cette célébration qui met en valeur l’image de l’Église, peuple sacerdotal sanctifié par les Sacrements et envoyé dans le monde pour répandre la bonne odeur du Christ Sauveur (cf. 2Co 2,14-16).
À l’approche du soir, je vous vois entrer au Cénacle pour commencer le Triduum pascal. C’est dans «cette pièce située à l’étage» (Lc 22,12) que Jésus nous invite à revenir chaque Jeudi Saint et c’est là, chers Frères dans le Sacerdoce, qu’il m’est le plus cher de le rencontrer avec vous. Lors de la dernière Cène, nous sommes nés comme prêtres: voilà pourquoi il est beau et il est logique de nous retrouver au Cénacle, et de nous souvenir ensemble de la haute mission qui nous unit, tout remplis de reconnaissance.
2. Nous sommes nés de l’Eucharistie. Quand nous affirmons de l’Église entière qu’elle vit de l’Eucharistie («de Eucharistia vivit»), comme j’ai tenu à le rappeler dans ma récente Encyclique (Ecclesia de Eucharistia), nous pouvons aussi bien le dire du Sacerdoce ministériel: il tire son origine, il vit, il agit et il porte du fruit «de Eucharistia» (cf. Conc. cum. de Trente, session XXII, Doctrine sur le sacrement de l’Ordre, can.2: DS 1752; La Foi catholique, n.777; Conc. cum. Vat. II, Décret sur la vie et le ministère des prêtres Presbyterorum Ordinis, n.2; Jean-Paul II, Lettre Dominicæ Cenæ, n.2). «Il n’existe pas d’Eucharistie sans Sacerdoce, de même qu’il n’existe pas de Sacerdoce sans Eucharistie» (Jean-Paul II, Ma vocation, don et mystère, Paris 1996, p.91).
Le ministère ordonné, qui ne peut jamais se réduire au seul aspect fonctionnel parce qu’il se situe au niveau de «l’être», confère au prêtre la possibilité d’agir in persona Christi et il culmine au moment où le prêtre consacre le pain et le vin, refaisant les gestes et redisant les paroles de Jésus lors de la dernière Cène.
Face à cette réalité extraordinaire, nous demeurons étonnés et éblouis: comme est grande l’humilité d’un Dieu qui se penche vers l’homme et qui a voulu ainsi se lier à lui! Si nous sommes saisis d’émotion devant la Crèche en contemplant l’incarnation du Verbe, que pouvons-nous éprouver devant l’autel où, par les pauvres mains du prêtre, le Christ rend présent dans le temps son Sacrifice ? Il ne nous reste qu’à nous agenouiller et à adorer en silence ce grand mystère de la foi.
3. «Mysterium fidei», proclame le prêtre après la consécration. Le Mystère de la foi est l’Eucharistie, mais, de la même manière, le mystère de la foi est aussi le Sacerdoce lui-même (cf. Ma vocation, don et mystère, p.92). Ce même mystère de sanctification et d’amour, uvre de l’Esprit Saint, par lequel le pain et le vin deviennent le Corps et le Sang du Christ, agit dans la personne du ministre au moment de l’Ordination sacerdotale. Il existe donc une réciprocité spécifique entre l’Eucharistie et le Sacerdoce, réciprocité qui remonte au Cénacle: il s’agit de deux sacrements nés ensemble, dont le sort est indissolublement lié jusqu’à la fin du monde.
Nous touchons ici à ce que j’ai appelé l’«apostolicité de l’Eucharistie» (cf. Ecclesia de Eucharistia, nn.26-33). Le Sacrement de l’Eucharistie comme celui de la Réconciliation a été confié par le Christ aux Apôtres et s’est transmis, par eux et par leurs successeurs, de génération en génération. Au commencement de sa vie publique, le Messie appela les Douze, les institua «pour qu’ils soient avec lui» et pour les envoyer en mission (cf. Mc 3,14-15). Au cours du dernier repas, «demeurer avec» Jésus constitue la chose la plus importante pour les Apôtres. En célébrant le Repas pascal et en instituant l’Eucharistie, le divin Maître porta à son achèvement leur vocation. En disant: «Vous ferez cela en mémoire de moi», il mit le sceau eucharistique sur leur mission et, s’unissant à eux dans la communion sacramentelle, il les chargea de perpétuer ce très saint geste.
Tandis qu’il prononçait ces paroles: «Vous ferez cela…», sa pensée s’étendait aux successeurs des Apôtres, à ceux à qui il donnerait de prolonger leur mission, distribuant le Pain de vie jusqu’aux extrémités de la terre. Ainsi, en un sens, chers Frères dans le Sacerdoce, nous avons été conviés nous aussi au Cénacle, chacun personnellement, l’un après l’autre, par le Christ, «dans son amour pour ses frères» (Préface de la Messe chrismale), pour recevoir des mains saintes et vénérables du Seigneur le Pain eucharistique, afin de le rompre pour la nourriture du Peuple de Dieu en marche sur les routes du temps vers la patrie.
4. Comme le Sacerdoce, l’Eucharistie est un don de Dieu «qui dépasse radicalement le pouvoir de l’assemblée» et que celle-ci «reçoit à travers la succession épiscopale qui remonte jusqu’aux Apôtres» (Ecclesia de Eucharistia, n.29). Le Concile Vatican II enseigne que «celui qui a reçu le sacerdoce ministériel, en vertu du pouvoir sacré dont il jouit, […] célèbre le sacrifice eucharistique en la personne du Christ et l’offre à Dieu au nom de tout le peuple» (Lumen gentium, n.10). Une dans la foi et dans l’Esprit, et enrichie de multiples dons, tout en constituant le lieu dans lequel «le Christ est toujours présent à son Église, surtout dans les actions liturgiques» (Sacrosanctum Concilium, n.7), l’assemblée des fidèles, n’est pas en mesure de «faire» à elle seule l’Eucharistie, ni de «se donner» un ministre ordonné.
À juste titre donc, le peuple chrétien, d’une part, remercie Dieu pour le don de l’Eucharistie et du Sacerdoce, et, d’autre part, ne cesse de prier pour que les prêtres ne manquent jamais dans l’Église. Le nombre de prêtres n’est jamais suffisant pour faire face aux exigences croissantes de l’évangélisation et de la charge pastorale des fidèles. Dans certaines régions du monde, la raréfaction des prêtres se fait aujourd’hui sentir avec une très grande urgence, car leur nombre s’amenuise sans qu’il y ait une relève suffisante d’une génération à l’autre. En d’autres lieux, grâce à Dieu, on assiste à un printemps prometteur de vocations. Cependant, on observe dans le Peuple de Dieu la conscience croissante qu’il faut prier et agir activement en faveur des vocations au Sacerdoce et à la Vie consacrée.
5. Oui, les vocations sont un don de Dieu à demander sans cesse. En accueillant l’invitation de Jésus, il faut avant tout prier le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson (cf. Mt 9,38). C’est la prière, accompagnée par l’offrande silencieuse de la souffrance, qui est le moyen primordial et le plus efficace de la pastorale des vocations. Prier, c’est fixer son regard sur le Christ, confiant dans le fait que c’est de Lui seul, unique Souverain Prêtre, et de sa divine oblation que jaillissent en abondance, par l’action de l’Esprit Saint, les germes de vocation en tout temps nécessaires à la vie et à la mission de l’Église.
Nous nous tenons au Cénacle, contemplant le Rédempteur qui, au cours de la dernière Cène, institua l’Eucharistie et le Sacerdoce. En cette nuit sainte, il a appelé par son nom chaque prêtre de tous les temps. Son regard s’est tourné vers chacun; un regard amoureux et prévenant, comme celui qu’il a posé sur Simon et André, sur Jacques et Jean, sur Nathanaël, quand il était sous le figuier, sur Matthieu, assis à son bureau de publicain. Jésus nous a appelés et, par des voies multiples, il continue à en appeler tant d’autres à être ses ministres.
Depuis le Cénacle, le Christ ne se lasse pas de chercher et d’appeler: c’est là l’origine et la source perpétuelle de l’authentique pastorale des vocations sacerdotales. Frères, sentons-nous les premiers responsables de cette pastorale, prêts à aider tous ceux qu’il entend associer à son Sacerdoce, pour qu’ils répondent généreusement à son appel.
Cependant, avant toute autre initiative vocationnelle et plus qu’elle, c’est notre fidélité personnelle qui est indispensable. Ce qui compte, en effet, c’est notre adhésion au Christ, l’amour que nous nourrissons pour l’Eucharistie, la ferveur avec laquelle nous la célébrons, la dévotion avec laquelle nous l’adorons, le zèle avec lequel nous la dispensons à nos frères, spécialement aux malades. Jésus Souverain Prêtre continue à inviter personnellement des ouvriers à sa vigne, mais il a voulu avoir besoin, depuis les commencements, de notre coopération active. Les prêtres amoureux de l’Eucharistie sont en mesure de communiquer aux enfants et aux jeunes «l’admiration eucharistique» que j’ai voulu réveiller par l’Encyclique Ecclesia de Eucharistia (n.6). Ce sont eux en général qui les attirent de cette façon sur la voie du sacerdoce, comme pourrait le montrer utilement l’histoire de notre propre vocation.
6. C’est précisément à cette lumière, chers Frères prêtres, qu’il faut privilégier, à côté d’autres initiatives, le soin des servants d’autel, qui constituent comme un «vivier» de vocations sacerdotales. Le groupe des servants d’autel, bien accompagné par vous au sein de la communauté paroissiale, peut parcourir un vrai chemin de croissance chrétienne, formant quasiment une sorte de pré-séminaire. Éduquez la paroisse, famille de familles, à voir dans les servants d’autel ses propres enfants comme «des fils autour de la table» du Christ, Pain de vie (cf. Ps 127, 3).
Profitant de la collaboration des familles les plus sensibilisées et des catéchistes, suivez avec une profonde sollicitude le groupe des servants d’autel pour que, par le service de l’autel, chacun d’eux apprenne à aimer toujours plus le Seigneur Jésus, le reconnaisse réellement présent dans l’Eucharistie et goûte la beauté de la liturgie. Toutes les initiatives concernant les servants d’autel qui sont organisées par le diocèse ou par les zones pastorales doivent être promues et encouragées, en tenant toujours compte des différences d’âge. Pendant mes années de ministère épiscopal à Cracovie, j’ai pu remarquer combien il était profitable de se consacrer à leur formation humaine, spirituelle et liturgique. Quand les enfants et les adolescents accomplissent leur service à l’autel avec joie et enthousiasme, ils offrent aux jeunes de leur âge un témoignage éloquent sur l’importance et la beauté de l’Eucharistie. Grâce à la sensibilité marquée et imaginative qui caractérise leur âge, et grâce aux explications et à l’exemple des prêtres et de leurs compagnons plus âgés, les plus jeunes peuvent aussi grandir dans la foi et se passionner pour les réalités spirituelles.
Et enfin, n’oubliez pas que vous êtes, vous, les premiers «apôtres» de Jésus Souverain Prêtre: votre témoignage compte plus que tout autre moyen ou que toute autre assistance. Dans une participation régulière aux célébrations du dimanche et des jours de fête, les servants d’autel vous rencontrent, par vos mains ils voient «se faire» l’Eucharistie, sur votre visage ils lisent le reflet du Mystère, dans votre cur ils devinent l’appel à un amour plus grand. Soyez pour eux des pères, des maîtres et des témoins de la piété eucharistique et de la sainteté de vie!
7. Chers Frères prêtres, votre mission particulière dans l’Église exige que vous soyez les «amis» du Christ, contemplant assidûment son visage et vous mettant docilement à l’école de Marie, la toute sainte. Priez sans cesse, comme le demande l’Apôtre (cf. 1Th 5,17), et exhortez les fidèles à prier pour les vocations, pour la persévérance de ceux qui sont appelés à la vie sacerdotale et pour la sanctification de tous les prêtres. Aidez vos communautés à aimer toujours plus «le don et le mystère» particuliers que constitue le sacerdoce ministériel.
Dans le climat priant du Jeudi saint me reviennent à l’esprit certaines invocations des Litanies de Notre Seigneur Jésus Christ Prêtre et Victime (cf. Ma vocation, don et mystère, pp.116-125), que depuis tant d’années j’ai toujours récitées avec le plus grand bénéfice pour mon âme:
Jésus, prêtre et victime,
Jésus, prêtre qui as institué à la dernière Cène le mémorial de ton Sacrifice,
Jésus, grand prêtre choisi parmi les hommes,
Jésus, grand prêtre établi en faveur des hommes,
Jésus, grand prêtre qui t’es livré à Dieu en offrande et victime sans tâche,
prends pitié de nous !
Pour qu’il te plaise d’accorder à ton peuple des pasteurs selon ton cur,
Pour qu’il te plaise d’envoyer dans ta moisson des ouvriers fidèles,
Pour qu’il te plaise de multiplier les dispensateurs de tes mystères,
de grâce, écoute-nous!
8.Je confie chacun de vous, ainsi que votre ministère quotidien, à la Mère des prêtres. Dans la récitation du Rosaire, le cinquième mystère lumineux nous conduit à contempler avec les yeux de Marie le don de l’Eucharistie, à nous émerveiller de l’amour «jusqu’au bout» (Jn 13,1) que Jésus a manifesté au Cénacle et de l’humilité de sa présence dans chaque tabernacle. Que la Vierge Sainte vous obtienne de ne jamais vous habituer au Mystère déposé entre vos mains. Remerciant sans cesse le Seigneur pour le don extraordinaire de son Corps et de son Sang, vous pourrez persévérer fidèlement dans votre ministère sacerdotal.
Et toi, Mère du Christ Souverain Prêtre, obtiens toujours à l’Église des vocations nombreuses et saintes, et des ministres de l’autel fidèles et généreux.
Chers Frères prêtres, je vous souhaite ainsi qu’à vos communautés une sainte fête de Pâques, et je vous bénis tous de grand cur.
Du Vatican, le 28 mars 2004, cinquième dimanche de Carême, en la vingt-sixième année de mon pontificat.