“Lui qui, sur le bois, a porté lui-même nos fautes dans son corps, afin que, morts à nos fautes, nous vivions pour la justice, lui dont la blessure nous a guéris.” (1 P. 2,24)
Que veut dire exactement l’expression : Christ s’est donné lui-même pour nous ? Et à quoi cela a-t-il servi ? Et pourquoi et comment le Christ nous sauve ?
Lorsque l’on veut parler du rôle du Christ dans l’élaboration de notre bonheur, les questions sont nombreuses, difficiles et aujourd’hui – parmi nous – peuvent, je le crois, se résumer par ces trois questions :
– Qu’est-ce que le péché ?
– Qu’est-ce que le salut ?
– Quel est le rapport entre la mort du Christ, mon péché et le salut du monde ?
* LA RECHERCHE DES PREMIERS CHRETIENS
Nos questions ne sont pas nouvelles et notre foi reposant sur celle des premiers chrétiens, il importe, comme toujours, de se tourner vers eux et de les interroger. Pour les comprendre, il faut se rappeler :
– Qu’ils appartiennent à la tradition juive
– Qu’ils n’ont pas de vrai vocabulaire de théologie autre que celui qui vient de cette tradition.
– Qu’ils sont devant un événement nouveau, proprement inimaginable dans leur tradition.
On peut distinguer (un peu artificiellement dans certains cas mais avec certitude su le fond) cinq étapes dans la manière dont ils ont perçu et ont rendu compte de 1 mort-résurrection du Christ.
1ère étape :
Ils rendent compte de la résurrection avec des mots comme relevé, exalté, réveillé : Jésus que vous aviez condamné à mort, Dieu l’a ressuscité . La mort, à cette étape, n’est qu’un passage sur lequel ils n’insistent pas.
2ème étape :
Ils vont prendre conscience de la valeur de la mort du Christ.
“Ta mort, nous la proclamons
Ta résurrection, nous la célébrons.”
Ils vont alors insister sur le scandale de l’échec de l’envoyé de Dieu attesté par la résurrection en se servant des grands textes de leur tradition. Isaïe, Jérémie, Psaume 22 où le juste est persécuté au profit de son peuple, pour le sauver de son infidélité à Dieu.
Ils vont alors ajouter à leur profession de foi : selon les Ecritures ou équivalemment pour nos péchés .
3ème étape :
Comme nous, les premiers chrétiens se posent la question : comment cette mort ignominieuse peut nous servir ? Ils répondent en utilisant deux concepts familiers de la pensée juive :
– Celui du rachat des esclaves et de l’Exode : ils ont conscience que la mort du Christ offre une liberté intérieure et donc qu’elle est un nouvel Exode. Cette liberté, qu’ils expérimentent, est liberté même vis-à-vis de la loi, du péché, de la mort.
– Celui du sacrifice cela leur permet aussi de rendre compte du caractère gratuit du don de la liberté. Ils relient alors la mort du Christ à la Cène du jeudi saint : le Christ s’offre et nous sauve sans aucun mérite de notre part.
4ème étape :
Leur réflexion revient alors sur Jésus : Qui est ce Jésus ? Après tout, il pourrait n’être qu’un “super-saint”, ou même le “Messie”, un homme spécialement choisi par Dieu ! Il n’est pas dit que le Serviteur d’Isaïe soit Dieu ! L’expérience de Paul à Damas, la méditation de Jean sur la Croix du Christ, la vie de la communauté chrétienne vont faire faire un pas décisif : pour eux, Jésus est Dieu et c’est sa mort qui le montre. Pour des juifs, voir en Jésus Dieu est proprement un bouleversement total des manières de penser.
– La croix est le supplice des esclaves qui littéralement met hors la loi.
Et leur dilemme est le suivant :
– ou la croix est l’échec que nous croyons spontanément qu’elle est, mais alors que veut dire la Résurrection ?
– ou, au contraire, elle n’est pas ce que nous croyons spontanément : elle est l’expression d’un don total, si total qu’il est signe, révélation, de Dieu, don total en lui-même.
Dès lors, Jean va parler de la gloire sur la Croix. Or la gloire est le signe divin par excellence. Et ils vont interpréter le grand cri de désespoir humain et de la distance entre l’homme et Dieu Eli, Eli Lama sabactani comme un acte de confiance suprême.
5ème étape :
Dans le même temps, les premiers chrétiens vont découvrir, grâce notamment à Paul, qu’ils font corps avec le Christ et que tout ce qui est à lui, est à eux. C’est ce lien intime qui leur permet de voir leur péché, leur infidélité cloués à la croix tout en même temps que le don de la vie au fils par le Père coule dans leurs veines.
* MAIS AI-JE BESOIN D’ETRE SAUVE, MOI, ET DE QUOI ?
– Si nous disons nous n’avons pas péché, nous nous abusons : la vérité n’est pas en nous (Jean)
– Il est vrai que la culpabilité peut aussi nous abuser !
Que faire aujourd’hui du témoignage des premiers chrétiens ? Il me semble que, comme à chaque génération, nous devons le laisser nous interroger sur notre conception de Dieu et de l’homme … et des relations entre l’homme et Dieu.
* Notre conception de Dieu.
Le témoignage des premiers chrétiens nous invite à sans cesse redécouvrir la divinité du Christ, c’est-à-dire sa présence à la création et à la fin du monde, sa présence actuelle à nous et à notre monde. Présence d’amour qui n’impose rien.
On ne peut être chrétien sans croire à la divinité du Christ et à ce qu’il révèle de Dieu ; Dieu est don. Le cur du monde n’est pas creux comme l’âme d’un canon : il est échange de don.
Mystère que l’on peut méditer à l’infini.
* Notre conception de l’homme, de nous-mêmes.
Nous sommes créés à l’image de Dieu, pour donner comme le Christ nous a appris à le faire sur la croix et nous permet de le faire en nous donnant son Esprit.
Si j’osais, je dirais que ce qui en Dieu est purement spirituel s’inscrit en notre humanité par notre sexualité : elle est, en nous le grand appel à sortir de nous, le grand appel au don.
* Notre conception du rapport entre l’homme et Dieu.
La croix du Christ est un don pour nous : elle nous révèle l’amour infini de Dieu pour nous. Elle est aussi révélation de notre incapacité à aimer comme cela , elle est donc révélation de notre péché.
Je sais que le mot fait peur aujourd’hui.
– Freud nous a montré que nous ne sommes pas toujours responsables de nos actes et qu’il existe un combat entre le monde réel et notre inconscient dont par définition nous ne sommes pas conscients.
– Marx a dénoncé une certaine utilisation du sentiment de culpabilité par les pouvoirs pour imposer une obéissance à leur loi. Il y a une véritable oppression du peuple.
– Paul lui-même, déjà, a montré que la loi nous culpabilise sans nous sauver. Certes elle est un peu pédagogue mais sans la découverte de l’amour elle enferme dans le désespoir d’un idéal inatteignable.
– La philosophie qui voit le monde comme un réseau de système pense que selon les niveaux où l’on juge une action celle-ci peut sembler bonne ou mauvaise.
Je sais tout cela et tout cela m’oblige à regarder vraiment le péché comme une révélation : Dieu, me faisant découvrir ce qu’est aimer, nous fait découvrir la distance qu’il y a entre l’amour et moi. C’est pourquoi les plus grands saints, ceux qui ont le plus découvert l’amour de Dieu se considèrent aussi comme les plus grands pécheurs.
Même s’ils en sont blessés, ils ne s’en désespèrent pas car cette découverte s’accompagne de la découverte que l’on peut faire confiance à Dieu, qu’il nous donne son Esprit d’amour et qu’il est plus fort que ce qui, en nous nous semble plus fort que nous.
* CONCLUSION : LE SALUT, LE BONHEUR !
“En vérité, en vérité, je vous le dis : si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous.” (St Jean)
Au fond, la description du salut par les premiers chrétiens est la description d’une expérience de liberté (par décentrement de soi-même) qui permet d’aimer et d’être aimé.
Cette expérience d’ouverture totale suppose vaincues les trois grandes tentations qu’affronte le Christ au désert (l’envie, le pouvoir et le savoir) et que tout chrétien doit vaincre grâce à son Esprit.
Cette expérience de liberté et d’ouverture, cette eau changée en vin, signe de festin messianique, vient de la transformation par la grâce de ce que produisent en nous nos nerfs, nos glandes, notre hérédité, notre milieu, nos options, nos partis, nos peurs qui au lieu de nous emprisonner, nous permettent de rencontrer l’autre.
Concrètement, cette expérience de liberté naît de la rencontre du Christ dans les sacrements et s’actualise en particulier par la vie donnée par l’Eucharistie.
Participer à l’eucharistie c’est faire corps avec celui qui est don, recevoir son Esprit pour devenir soi-même et trouver le chemin de l’offrande de soi au Père.
– L’Eucharistie libère de l’esclavage de la Loi : elle est don gratuit.
– L’Eucharistie libère de l’esclavage de la mort : elle est total accueil de la vie du Père.
– L’Eucharistie libère de l’esclavage du péché : elle est en soi-même vie de l’Alliance et nous place d’emblée dans l’échange d’amour, le brasier d’amour entre le Père et le fils.
Beaucoup demandent aujourd’hui si ceux qui n’ont jamais rencontré le Christ peuvent être sauvés, et, pour défendre l’amour universel du Père pour tous les hommes, minimisent le rôle de l’eucharistie. Il est clair qu’ils posent mal le problème : nous qui avons entendu son appel, nous savons que seul le Christ a les paroles de vie – de cette vie pleine à laquelle nous aspirons, de cette vie qui ne meurt pas.
Les autres ? Je connais le problème et ne peut pas être heureux sans eux. Pour autant, je sais que leur liberté peut être touchée par le Christ par des moyens que je ne connais pas.
Mais le bonheur dont je suis sûr m’invite à leur dire la joie de la rencontre avec le Christ.