Le mariage est-il susceptible d’être désigné comme “vocation” ? La vie conjugale peut-elle légitimement être connue comme “appelée” par Dieu?
Introduire la question du mariage dans une problématique théologique de la vocation peut a priori surprendre. Le sentiment spontané associe l’idée de vocation au sacerdoce ministériel ou aux états de vie qui pratiquent les conseils évangéliques, rejoignant en cela les usages habituels du discours théologique. Certes, une évolution récente, plus attentive que naguère à la réalité du sacerdoce baptismal et ouverte à une appréciation positive du laïcat, peut réintroduire une dimension d’appel et de mission dans des états de vie non consacrés et, partant, rapprocher le mariage de la sphère vocationnelle. Ainsi l’exhortation apostolique Christifideles laici orchestre amplement la thématique de l’appel appliquée aux fidèles laïcs [1 ]. Plus précisément encore, la constitution Gaudium et Spes de Vatican II, après avoir défini le mariage comme “communauté profonde de vie et d’amour” (n°48) et développé les implications de cette vision nouvelle du lien conjugal, peut déclarer que: “Pour faire face avec persévérance aux obligations de cette vocation chrétienne, une vertu peu commune est requise: c’est pourquoi les époux, rendus capables par la grâce de mener une vie sainte (…) [ 2 ].” Il reste que l’usage du mot “vocation” en fonction de prédicat associé au “mariage” continue à être très rare dans les textes contemporains [ 3 ] qui, d’ailleurs, rétablissent bien vite un écart en spécifiant sacerdoce ministériel et vie religieuse comme “vocations sacrées”. Y a-t-il donc un sens à donner au mot de “vocation”, une extension qui lui fasse englober le mariage? Un sens qui enrichisse la compréhension du mariage? Un sens qui enrichisse la compréhension de la vocation?
Nous énoncerons rapidement, pour commencer, les objections à une connaissance du mariage comme vocation. Puis, à la lumière de l’Ecriture et aussi d’une conjoncture – celle du moment présent dans nos sociétés, qui problématise le mariage en général, et le mariage chrétien en particulier – nous verrons en quel sens le mariage chrétien peut être légitimement concerné par la problématique de la vocation. Nous espérons ainsi montrer le profit qu’il peut y avoir aujourd’hui à permettre aux chrétiens mariés de reconnaître dans leur amour la dimension d’une vocation. Et à partir de cette conviction que, dans l’Eglise, nul ne vit pour soi seul ce qu’il est appelé à vivre, nous verrons comment le mariage ainsi compris peut éclairer la pratique des vocations stricto sensu dans l’Eglise.
Un rapprochement problématique
Un préalable est évidemment de cerner le contenu du mot de “vocation” en référence auquel on prétend étalonner l’état de vie conjugal. Nous retiendrons ici quatre traits définitoires.
Selon une étymologie qu’on ne saurait congédier, le mot “vocation” implique un appel qui rejoint certes l’individu au cur de sa vie mais qui vient aussi à lui de plus loin que lui; cet appel est une interpellation qui le requiert.
“Vocation” implique un choix qui particularise, singularise, met à part de la condition ou de l’existence communes. Cette mise à part est associée, d’une façon ou d’une autre, à une tâche que Dieu confie. La remise de la tâche est assortie des moyens de l’accomplir.
Une première confrontation du mariage avec cette définition de la vocation a toutes chances de l’exclure de son champ. En effet, pour commencer, bien loin d’impliquer la présence d’un tiers, l’expérience amoureuse qui est au départ de l’engagement matrimonial, est par excellence le lieu d’une intimité, d’une plénitude qui s’éprouvent comme auto-suffisantes et excluent la pensée qu’une tierce volonté puisse les devancer. L’attirance mutuelle qui fonde l’amour – si elle dépasse le niveau du désir sensuel – s’inscrit normalement dans la suite et la cohérence d’histoires personnelles, le tout se jouant, selon l’évidence du sentiment, entre un toi et un moi. Par ailleurs, bien loin de mettre à part, le mariage insère l’homme et la femme dans la condition humaine commune; il est la manière normale d’être homme et femme : autre raison de le soustraire à la notion de vocation [ 4 ]. Par là même sont affaiblies les deux autres caractéristiques énoncées plus haut. Le mariage, même chrétien, ne se pense pas spontanément sous les traits d’une mission confiée par Dieu. Il est plus volontiers connu comme le projet que forment et que tentent de vivre un homme et une femme sous le regard de Dieu. Il en résulte aussi que les moyens surnaturels de le vivre, associés au sacrement, risquent assez facilement d’être négligés, du moins dans l’ordinaire de la vie, lorsque celle-ci est préservée de l’épreuve.
On remarquera que cet écart entre le mariage et les perspectives associées à la vocation se creuse encore en ce temps présent qui exalte, probablement comme jamais, le règne du sentiment, de l’évidence subjective, qui nomme “liberté” le refus de tout engagement et qui fait de la sincérité du sentiment le critère de l’amour vrai [ 5 ]. Moins que jamais, selon la sensibilité commune, le mariage ne saurait être une vocation impliquant l’extériorité d’un appel de Dieu et des obligations qui puissent déborder ce à quoi le sentiment est prêt. Ainsi, par exemple, de la procréation. Celle-ci fut, on le sait, dans des discours passés de l’Eglise, sinon la caractéristique d’un mariage-vocation, du moins une fin, la fin d’un mariage-état de vie. Il est clair que les mentalités contemporaines refusent massivement l’idée d’une procréation comme devoir des époux, ou même comme tâche qui leur serait confiée. Nous savons que l’on parle aujourd’hui volontiers de “projet parental”, mettant ainsi la procréation entièrement dans le registre d’une initiative qui ne veut connaître aucune instance extérieure aux pensées du couple. De même, l’idée de fidélité peut continuer à être valorisée comme un idéal ou une perspective qui fait rêver en tout cas. En revanche, on ne supporte pas l’idée qu’elle puisse faire l’objet d’un contrat qui lie chaque membre du couple. Les aléas du sentiment imposent leur limite à ce bel idéal qui deviendrait précisément une tyrannie là où l’on voudrait le faire parler plus haut que le sentiment. Tout cela rend évidemment étrange l’association des mots de mariage et de vocation. Mais il faut dire plus radicalement : cela rend tout simplement étrange, aujourd’hui, aux yeux de beaucoup, le mariage chrétien tel qu’il se définit, assorti en particulier d’une exigence de fidélité maintenue envers et contre tout.
Quand le mariage cesse d’être la norme
En ce point de l’analyse, précisément, peut rebondir la question du mariage-vocation, dans la mesure où nous assistons aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, à ce que l’on peut désigner comme une inversion de conformisme. Présentement, en effet, le conformisme se déplace d’un mariage antérieurement évident au refus du mariage, ou du moins au parti de le différer (40% des premiers-nés naissent ainsi hors mariage en France), ou en tout cas de le considérer comme révisable, l’engagement à la fidélité et à l’indissolubilité de l’union devenant une position utopique aux yeux du grand nombre. Ainsi, étrangement dans notre société, le mariage redevient un choix. Et donc il est capable de porter plus explicitement que dans le passé des significations fortes et lisibles. C’est pourquoi, il y a quelques années, le cardinal Danneels s’adressant à un groupe des Equipes Notre-Dame pouvait désigner le mariage chrétien comme signe privilégié de la crédibilité de l’Eglise en ce temps présent. Après la vie monastique, aux premiers siècles de l’Eglise, ou à côté de l’activité charitable des ordres médiévaux, par exemple, qui portèrent en leur temps le signe de la singularité et de la nouveauté chrétiennes, il y aurait aujourd’hui, suggérait-il, une fonction privilégiée – même si elle n’est pas exclusive – de la vie conjugale vécue “dans le Seigneur”, selon l’expression des premiers siècles de l’Eglise, c’est-à-dire assortie du sens et des exigences que lui associe la foi chrétienne [ 6 ] .
Cette situation nouvelle du mariage chrétien, qui le relie à notre seconde caractéristique de la vocation, comme voie singulière, singularisante, ne suffit évidemment pas à fonder sa qualité de vocation. Mais elle a le mérite d’inviter à revisiter une réalité et un sacrement qui soudain sortent de la familiarité et de la banalité où ils se trouvaient pris antérieurement, lorsque le mariage était simplement le terme neutre de l’opposition définissant et valorisant la pratique des conseils évangéliques et le sacerdoce ministériel. La visibilité paradoxale et provocante du mariage chrétien aujourd’hui permet en effet de pousser la réflexion au-delà des problèmes juridiques et disciplinaires qui ont, pendant des siècles, en bonne partie marginalisé l’approfondissement d’une théologie véritablement spirituelle et mystique du sacrement [ 7 ]. Sont à cet égard symptomatiques la lecture et l’usage qui ont ainsi été faits du chapitre 19 de l’évangile de Matthieu s’ouvrant avec la question des pharisiens: “Est-il permis de répudier sa femme?” De ces versets, on a retenu ordinairement la seule annonce d’un divorce désormais refusé par le Christ, qui exclut les accommodements consentis par Moïse. Aujourd’hui encore, cette lecture qui réduit le texte à un propos disciplinaire, amplifié par le débat toujours ouvert sur la fameuse incise du verset 9, contribue à faire négliger les versets qui suivent. Or, on le sait, après cette parole sur l’indissolubilité du mariage – en fait, sur l’entrée dans les temps nouveaux qu’inaugure le Christ – le texte évangélique instaure un parallèle entre le mariage d’une part et l’état de ceux “qui se sont rendus eunuques eux-mêmes à cause du Royaume des cieux” d’autre part [ 8 ]. Ce parallèle est l’un des éléments clés du texte, souligné rhétoriquement par le motif du “Comprenne qui pourra” qui répond à la stupeur des disciples jugeant que le mariage est désormais fort exigeant (v. 11) et repris en conclusion du développement sur les eunuques pour le Royaume (v. 12). Ainsi nous sommes bien renvoyés à une unique vocation chrétienne qui affrontera, dans les divers états de vie, l’expérience d’un “impossible à l’homme” que, dans le Christ, Dieu rend désormais possible et accessible.
Voir ensuite : Le Mariage, une vocation 2/2
Notes
1 – “Allez vous aussi. L’appel ne s’adresse pas seulement aux pasteurs, aux prêtres, aux religieux et aux religieuses ; il s’étend à tous : les fidèles laïcs, eux aussi, sont appelés personnellement par le Seigneur, de qui ils reçoivent une mission pour l’Eglise et pour le monde”, Jean-Paul II, Christifideles laici, § 2, Libreria Editrice Vaticana, Editions Mediaspaul, 1988, p. 4.
2 – Gaudium et Spes, L’Eglise dans le monde de ce temps, 2e partie, ch. 1, § 49, Concile cuménique Vatican II, Ed. du Centurion, p.277. C’est nous qui soulignons le mot “vocation” dans la citation.
3 – En revanche, le mot apparaît abondamment assorti de spécifications qui débordent la référence à la vie consacrée ou au sacerdoce ministériel. L’examen du Catéchisme de l’Eglise catholique est à cet égard instructif. On y trouve une quarantaine d’occurrences du mot renvoyant à quelques paradigmes clés: vocation de l’homme en général, de l’humanité (en lien avec la création); vocation d’individus particuliers (patriarches, Abraham, Marie), vocation d’Israël, de l’Eglise, des baptisés, du Peuple de Dieu. On ne trouve que deux co-occurrences mariage-vocation: §1603, où le mariage est, de façon significative, envisagé comme réalité de création: “La vocation au mariage est inscrite dans la nature même de l’homme et de la femme, tels qu’ils sont issus de la main du Créateur”, §1656, citant Lumen Gentium pour renvoyer du couple aux enfants: “C’est au sein de la famille que les parents sont ‘par la parole et par l’exemple (…) pour leurs enfants les premiers hérauts de la foi, au service de la vocation propre de chacun et tout spécialement de la vocation sacrée’.”
4 – Voir en particulier E.Schillebeeckx, Le Mariage, réalité terrestre et mystère de salut, Cogitatio Fidei, Cerf, 1966 pour la traduction française, spécialement page 35 et suivantes.
5 – Cf. Louis Roussel, La Famille incertaine, Odile Jacob, collection Points, 1989, chapitre 5 : “Du sentiment amoureux”; Jean-G. Lemaire, Le Couple : sa vie, sa mort, la structuration du couple humain, Payot, 1979.
6 – Cardinal Danneels, Journées des Responsables des Equipes Notre-Dame, Bruxelles, 11-12 octobre 1986. . [ Retour au Texte ]
7 – Sur cette histoire dominée par des débats comme ceux concernant les empêchements, les cas de nullité du mariage, ou encore sur le rapport entre contrat matrimonial et sacrement, voir en particulier Jean Gaudemet, Le mariage en Occident, Paris, Cerf, 1987; Gérard Mathon, Le mariage des chrétiens, 2 vol., Bibliothèque du Christianisme, Paris, Desclée, 1993, 1995.
8 – Pour l’analyse de ce texte, voir J.Dupont, Mariage et divorce dans l’Eglise, Bruges, 1959, E.Schillebeeckx, op. cit. p.130ss.