Les réflexions qui suivent ont été suscitées par l’expérience contemporaine du peuple juif. Mais l’on peut – et même l’on doit – l’étendre à toute barbarie atteignant d’autres peuples, comme le suggère cette réflexion du philosophe Paul Ricur : “Les victimes d’Auschwitz sont, par excellence, les délégués, auprès de notre mémoire, de toutes les victimes de l’histoire”
Que fait Dieu quand la haine déchaîne la barbarie 1/3
Que fait Dieu quand la haine déchaîne la barbarie 3/3
Où est Dieu dans ces moments-là ? Comment comprendre qu’il ait laissé faire. La question a été posée à un autre niveau par le philosophe Hans Jonas (_ 1993).
“Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ?”
Le texte auquel je me réfère maintenant est extrait d’une conférence donnée en Allemagne en 1984 (il fut édité en français dix années plus tard sous le titre Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, Éditions Payot & Rivages, 1994, p. 7-44) :
« Au Moyen Age, des communautés entières (subirent) la mort par l’épée et par le feu avec le Chema Israël aux lèvres, donc en proclamant l’unité de Dieu. […] Leur sacrifice faisait briller la lumière de la Promesse, de la rédemption due à la venue du messie.
Rien de tout cela ne prend plus effet avec l’événement qui porte le nom d’Auschwitz. Ici ne trouvèrent place ni la fidélité ni l’infidélité, ni la foi ni l’incroyance, ni la faute ni son châtiment, ni l’épreuve, ni le témoignage, ni l’espoir de la rédemption, pas même la force ou la faiblesse, l’héroïsme ou la lâcheté, le défi ou la soumission. Non, de tout cela Auschwitz, qui dévora même les enfants, n’a rien su : il n’en offrit pas même l’occasion en quoi que ce fût. Ce n’est pas pour l’amour de leur foi que moururent ceux de là-bas (comme encore les témoins de Jéhovah) ; ce n’est pas non plus à cause de celle-ci ou de quelque orientation volontaire de leur être personnel qu’ils furent assassinés. La déshumanisation par l’ultime abaissement précéda leur agonie ; aux victimes destinées à la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse humaine, rien de tout cela n’était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des camps libérés. Et pourtant – paradoxe des paradoxes -, c’était le vieux peuple de l’Alliance, à laquelle ne croyait plus presque aucun des intéressés, tueurs et même victimes, c’était donc très précisément ce peuple-là et pas un autre qui fut désigné, sous la fiction de la race, pour cet autre anéantissement total : le retournement, horrible entre tous, de l’élection en une malédiction, qui se moquait de toute interprétation. Il y a donc bien malgré tout une relation de la nature la plus perverse qui soit – avec les chercheurs de Dieu et les prophètes d’autrefois, dont les descendants furent ainsi sélectionnés dans la dispersion et rassemblés dans l’union de la mort commune. Et Dieu laissa faire. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ? (p. 11-12) »
Chrétiens, nous avons trop oublié la dimension concrète, incarnée et collective du salut, pour mesurer le drame du peuple juif. Pour lui, le salut s’inscrit dans une terre et il est le salut d’un peuple à qui Dieu a fait des promesses. Si le peuple vient à disparaître, qu’en sera-t-il de ces promesses et du Dieu qui les a faites ? Et avant cela, qu’en est-il de la foi quand la bénédiction se change en la plus épouvantable malédiction ? Voilà pourquoi Hans Jonas en vient à penser que depuis Auschwitz trois attributs divins ne peuvent plus être conjugués ensemble, à savoir sa bonté, son intelligibilité et sa puissance (Sylvie Germain reprend cette problématique, op. cit., p. 25-26). Ne pouvant admettre que Dieu ne soit ni intelligible ni bon, il en vient à remettre en cause une certaine conception de sa puissance. Et de conclure :
« Dieu s’est tu. Et moi, je dis maintenant : s’il n’est pas intervenu, ce n’est point qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas. Je propose, pour des raisons inspirées par l’expérience contemporaine de façon déterminante, l’idée d’un Dieu qui pour un temps – le temps que dure le processus continué du monde – s’est dépouillé de tout pouvoir d’immixtion dans le cours physique des choses de ce monde ; d’un Dieu qui donc répond au choc des événements mondains contre son être propre, non pas “d’une main forte et d’un bras tendu” – comme nous le récitons tous les ans, nous les Juifs, pour commémorer la sortie d’Égypte – mais en poursuivant son but inaccompli avec un mutisme pénétrant (p. 35). »
Cette méditation de Hans Jonas emprunte au courant mystique juif de la Kabbale la conception d’un Dieu qui s’efface – se rétracte – pour créer le monde et le confier à la responsabilité de l’homme. Elle peut aider le croyant qui s’interroge devant le spectacle d’un monde qui se construit à main d’hommes dans l’injustice et engendre les incroyables souffrances qu’endure la plus grande partie de l’humanité. Devant tant de malheurs, on a envie d’affirmer comme ce philosophe : Dieu n’intervient pas car, en créant le monde, il a volontairement renoncé à exercer directement sa toute-puissance. Entré dans son repos (Gn 2, 3), il s’en est remis à l’ordre de la création et à la liberté de l’humanité qu’il a créée – et ne cesse de créer – responsable.
Toutefois, peut-on affirmer un tel retrait sans décréter l’inexistence de Dieu ? Car si Dieu existe et si, comme Créateur, il est présent à l’humanité, comme toute la Bible l’affirme, peut-il effectivement renoncer à sa puissance ? Dieu peut-il exister sans être constamment en action ? En définitive, peut-on vraiment affirmer que Dieu n’est pas intervenu ?
Pour répondre à cette question, nous sommes conduits à examiner notre conception de la puissance divine, très liée à ce que nous attendons de ses “interventions”. La seule façon qu’a Dieu d’intervenir est-elle le miracle qui transgresse les lois de l’ordre créé qu’il a lui-même fixées ? L’intervention divine doit-elle être uniquement envisagée sous la forme d’une action victorieuse, mettant fin aux horreurs ? Il ne semble pas.
Nous oublions trop facilement que Dieu non seulement crée à l’origine mais maintient à chaque instant la création dans l’existence, ou, pour le dire de façon plus parlante : si maintenant nous vivons c’est parce que Dieu, en cet instant même, nous aime et nous crée. L’existence des libertés, même quand celles-ci se manifestent dans l’absolu de la perversion, comme ce fut le cas dans les camps d’extermination, est elle-même un effet de la puissance de Dieu. L’action responsable des hommes, à qui est confiée sa création, n’est pas l’indice du retrait de Dieu mais l’un des fruits de sa puissance. Même si elle défie Dieu et dans sa perversion peut déclencher l’horreur absolue du mal, la liberté humaine ne fait pas reculer la puissance divine, elle en est une expression.
Pour le sujet qui retient notre attention, il est vrai que semblables considérations peuvent paraître tout à fait déplacées à cause de leur caractère théorique. Mais des penseurs appartenant à la grande famille juive ont affirmé, eux aussi et vigoureusement, qu’on ne devait pas conclure, à partir du génocide, que Dieu s’était définitivement retiré de l’histoire. Admettre que “Dieu souffre d’une impuissance littérale et radicale, c’est-à-dire, en fait, d’une mort” c’est en quelque sorte donner raison à Hitler, pense Emil Fackenheim (voir son ouvrage publié en 1969 et traduit en français sous le titre La Présence de Dieu dans l’histoire. Affirmations juives et réflexions philosophiques après Auschwitz, Verdier, 1980, p. 136, réédité en 1986 aux Éd. du Cerf sous le titre Penser après Auschwitz. Affirmations juives et réflexions philosophiques). Cet auteur n’hésite pas à parler de “la voix prescriptive d’Auschwitz”. Voici un extrait de ce que prescrit cette voix :
« Il est interdit aux Juifs de donner à Hitler des victoires posthumes. Il leur est prescrit de survivre comme Juifs, de peur que périsse le peuple juif. Il leur est commandé de se souvenir des victimes d’Auschwitz de peur que périsse leur mémoire. Il leur est interdit de désespérer de l’homme et de son monde et de s’évader dans le cynisme ou dans le détachement, de peur de contribuer à livrer le monde aux forces d’Auschwitz. Enfin, il leur est interdit de désespérer du Dieu d’Israël, de peur que périsse le judaïsme (citation de la page 146). »
La jeune philosophe juive, Éliette Abécassis, interviewée à propos de son roman L’or et la cendre (cité plus haut), refuse, sans la nommer, cette interprétation donnée par Fackenheim. Pour elle, dégager un nouveau commandement et percevoir une “voix prescriptive” à propos d’Auschwitz, c’est donner un sens positif et même fondateur aux camps de l’horreur. Elle ne peut admettre qu’une théologie tente de donner un sens à la shoah. “Auschwitz, la shoah reste une question sans réponse. Auschwitz n’est pas la défaite de Dieu, mais celle de l’homme ; c’est le sommet de l’action diabolique de l’homme dans le monde” (Éliette Abécassis, interviewée sur France Culture le 15 février 1998 dans l’émission juive du dimanche matin).
Sans nécessairement se référer à une voix prescriptive, on doit reconnaître que beaucoup de juifs ont continué à écouter Dieu au cours de la persécution. En pleine tourmente dévastatrice, des croyants n’ont cessé de redire leur foi à celui qui semblait les abandonner. Cette foi est aussi une manifestation de sa présence.
A suivre …
Source : “La discrétion de Dieu”, Cerf, 1997, réédité en 1999, ch VI.
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