Le 31 mai, nous fêtons la Visitation. Faut-il d’ailleurs parler de Visitation ? Ce terme semble suggérer que Marie a seule l’initiative, qu’Élisabeth ne joue aucun rôle : en vérité, notre Visitation n’est en rien comparable à une annonciation, il s’agit plutôt d’une rencontre.
Voir aussi :
Une rencontre coeur à coeur : la Visitation
Visitation, par Rainer Maria Rilke
Le passage de la Visitation a deux parties distinctes : l’évocation de la rencontre entre Élisabeth et Marie d’une part, le chant d’exultation du Magnificat d’autre part. On parle de Visitation surtout pour évoquer la première de ces parties, mais l’ensemble forme une unité comme le montre le parallélisme antithétique des versets 39a et 56b : Marie part et elle revient.
Faut-il d’ailleurs parler de Visitation ? Ce terme semble suggérer que Marie a seule l’initiative, qu’Élisabeth ne joue aucun rôle : en vérité, notre Visitation n’est en rien comparable à une annonciation, il s’agit plutôt d’une rencontre. La rencontre de deux femmes enceintes, ce qui est déjà toute une histoire, et en outre enceinte de Jean-Baptiste et de Jésus, ce qui est encore une autre histoire. Mais cette histoire ne devrait-elle pas être celle de toute rencontre ? Je veux dire que dans toute rencontre véritable, chacun porte “quelque chose” et que c’est dans la rencontre de ce “quelque chose” de l’autre que naît vraiment la rencontre.
Structure et tonalité du récit
Il faut d’abord parler de la composition générale de l’évangile de l’enfance chez Luc. Les unités sont très clairement distinguées :
1,1-4 : Introduction
1,5-25 : Annonciation de Jean-Baptiste (Élisabeth stérile .. conçut)
1,26-38 : Annonciation de Jésus (L’ange fut envoyé ..l’ange la quitta)
1,39-56 : Visitation (Marie partit .. elle s’en retourna)
1,57-80 : Naissance, circoncision et enfance de Jean-Baptiste
2 : Naissance, circoncision et enfance de Jésus
Ce qui frappe, c’est le caractère parfaitement symétrique de cette présentation, avec en son milieu la Visitation qui représente en quelque sorte l’intersection des deux événements. Une telle symétrie, qui met en valeur Jean-Baptiste autant que Jésus, répond certainement à une intention théologique qu’il s’agit de détecter.
En mettant en parallèle les enfances de Jésus et de Jean-Baptiste, Luc vise sans doute à manifester comment “dans l’Ancien est caché le Nouveau, comment dans le Nouveau gît l’Ancien” ; l’intersection des deux Testaments se situe au coeur de cette rencontre de la Visitation, à travers les deux personnages d’Élisabeth et de Marie, et au-delà d’elles, à travers Jean-Baptiste et Jésus. Marie est ainsi, comme on le reverra, particulièrement mise en valeur. Marie n’est pas une figure secondaire de notre foi, mais elle se trouve au coeur de cette foi, en tant même qu’elle ouvre véritablement le Nouveau : Élisabeth clôt en quelque sorte l’Ancien. Telle est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle l’Annonciation à Zacharie se passe au Temple, celle à Marie dans un village “neuf” et inconnu.
Ce qui frappe ensuite dans la construction du récit, un peu ici à la manière de celui de l’Annonciation, c’est qu’il est composé de deux parties, une dans laquelle Marie n’a en vérité aucune initiative, l’autre qui constitue une sorte de réponse mariale à l’initiative de Dieu. Dans la rencontre proprement dite, Marie n’a aucune initiative : tout ce que vit, ressent, exprime Élisabeth est le fruit de la salutation de Marie, un prolongement de la salutation de l’ange à l’Annonciation ; en revanche, le Magnificat représente la réponse de la foi de Marie, tout comme le Fiat de l’Annonciation.
Mais ce qui frappe aussi dans l’ensemble du texte, et qui le différencie du texte de l’Annonciation marqué par le prodige et l’étonnement, c’est au contraire la simplicité du récit et l’exultation qui transpire au travers. On s’est demandé pourquoi Marie se rendait en hâte dans la région montagneuse : je crois que cette hâte s’inscrit dans l’atmosphère du récit, qu’elle est en phase avec “remplie d’Esprit-Saint”, “un grand cri”, “tressailli d’allégresse”, “exalte le Seigneur” etc. ; tous ces termes expriment une sorte de débordement. Ce débordement est évidemment celui qui devait marquer la naissance du Messie selon la prophétie de Sophonie : “Pousse des cris de joie, fille de Sion ! une clameur d’allégresse, Israël ! Réjouis-toi, triomphe de tout ton coeur, fille de Jérusalem ! Le Seigneur a levé la sentence qui pesait sur toi ; il a détourné ton ennemi. Le Seigneur est roi d’Israël au milieu de toi. Tu n’as plus de malheur à craindre. Ce jour-là, on dira à Jérusalem : Sois sans crainte, Sion ! que tes mains ne défaillent pas ! Le Seigneur ton Dieu est au milieu de toi, héros sauveur ! Il exultera pour toi de joie, il te renouvellera par son amour ; il dansera pour toi avec des cris de joie” (So. 3,14-17).
Vous le savez bien : une rencontre réussie, que ce soit avec Dieu comme avec des amis, est toujours un moment exceptionnel de vrai bonheur.
La rencontre
Lc 1,39.43.56
Marie se leva en ces jours
et partit dans la montagne (…)
vers une ville de Juda
(cf. mention de la montagne ci-dessus)
D’où m’échoit
que la mère de mon Seigneur
vienne chez moi !
Marie resta avec elle
environ trois mois
2 Sam. 6,1.9.11
David se leva
et partit (…)
pour Baala de Juda
pour en faire monter
l’Arche de Dieu
Comment (m’échoit-il)
que l’arche du Seigneur
entre chez moi !
L’Arche du Seigneur
resta chez Obededom trois mois
L’épisode de la salutation est particulièrement intéressant en tant qu’il exprime un transfert : alors que l’on annonce une salutation de Marie à Élisabeth, c’est en fait une salutation de Jésus à Jean-Baptiste qui s’opère, les deux femmes continuant d’occuper le devant de la scène dans la mesure où elles sont parfaitement unies à celui qui est dans leur sein. Et qui remplit Élisabeth de cet Esprit-Saint dont il n’avait pas été fait mention pour elle jusque là. De ce point de vue, il est clair que c’est en tant qu’arches de la présence de Dieu que ces deux femmes jouent un rôle important, et il est légitime, à la suite de Laurentin, d’examiner les contacts éventuels avec ce thème de l’arche et de son transfert en 2 Sam. 6. L’examen donne ceci :
L’enfant n’a pas seulement tressailli dans son sein, mais véritablement bondi : exactement comme David et toute la maison d’Israël dansant devant l’arche ! Le cri est celui de l’exultation.
Le Magnificat
La chose est connue depuis longtemps chez les commentateurs : Luc a modelé le Magnificat sur le cantique d’Anne en 1 Sm 2,1-10. Anne a prononcé son cantique lorsqu’elle a été délivrée de sa stérilité et alors qu’elle consacrait le fruit de sa grossesse au Seigneur : analogiquement, on peut penser que Jésus apparaît comme celui qui délivre Élisabeth, et plus généralement le peuple d’Israël de sa stérilité, et qui en outre est consacré au Seigneur.
Les versets 46-47 expriment d’entrée l’exultation messianique et sont comparables à ce titre aux versets 41-42. Rappelons le commencement du cantique d’Anne : “Mon coeur exulte dans le Seigneur (…) car je me réjouis en ton secours”. Cette exultation se retrouve dans la plupart des cantiques de délivrance de l’AT, par exemple Tb 13. Laurentin voit dans la référence au Sauveur un rappel du nom de Jésus et donc le motif de l’exultation : pour lui, et sans doute avec raison, Luc a truffé sa narration de références aux deux thèmes du salut et de la miséricorde, selon les noms mêmes de Jésus et de Jean.
Il a considéré l’humilité de sa servante. Le terme traduit par humilité a en fait plusieurs acceptions qui tournent toutes autour de l’idée d’abaissement, d’oppression ultime : c’est l’état de celui qui est à la dernière extrémité. Ce fut en particulier l’état des Hébreux en Égypte quand le Seigneur s’est tourné vers eux pour les sauver : Dt 26,7 ; 1 Sm 9,16 ; Néh 9,9. Mais Anne parle aussi de sa détresse (1 Sm 1,11), ou David (2 Sam. 16,12). Le passage le plus proche du nôtre est peut-être celui tiré d’un psaume de David : “Toi qui sauves le peuple des humbles et rabaisse les yeux hautains” (2 Sm 22,28). Cet état d’humiliation, de “retour à la terre” et donc à la condition d’origine, est celui qui permet à Dieu de reprendre à nouveau son oeuvre de création et c’est pourquoi il est si favorable son intervention. Ici, c’est en outre l’état de celle qui s’est déclarée servante du Seigneur, autrement dit qui a largement manifesté sa foi.
Toutes les générations me diront bienheureuse (cf. Ps 72,17), à commencer par Élisabeth elle-même qui vient de le faire. On sait que cette bénédiction est une forme de salutation, mais qu’elle est aussi un souhait qui, lorsqu’il est formulé avec foi, se réalisera : avant de mourir, Jacob bénit ses enfants, et ses paroles sont plus que des voeux pieux. Les exégètes ont ici forgé le terme de “macarismes”. La bénédiction est à double sens : est béni/bienheureux celui qui me bénit/dit bienheureux ; ainsi, la naissance d’Asher, autrement dit “Bienheureux”, provoquera la bénédiction de Léa (Gn 30,13).
Le Seigneur a fait de grandes choses : c’est du très pur vocabulaire deutéronomique (cf. Dt 10,21 ; ou Ps 71,19). Mais le “saint est son nom”, qui évoque la proclamation vétéro-testamentaire “Je suis saint” ou “Je suis le Saint d’Israël” (Is 1,4 ; 5,19.24 ; 10,20 etc.), rappelle lui Lv 19 ou Ps 111,9. On trouve aussi quelque chose de semblable dans le psaume 71, verset 22. Il semble que les psaumes, familiers de la louange, aient largement aidé Luc à composer son hymne. Car c’est encore à eux qu’il faut faire appel pour rendre compte du verset 50, “sa miséricorde s’étend d’âge en âge” : Ps. 103,17 ; 100,5 ; ou “déployant la force de son bras” : Ps. 118,15s ou 89,11. Encore que cette dernière expression rappelle l’expression deutéronomique : “à main forte et à bras étendus”.
Quoi qu’il en soit dans le détail, on reçoit l’impression que Luc a composé son hymne à partir d’expressions hymniques : peut-être bien reçues de la synagogue. En les reprenant dans le culte, l’église paraît prolonger une tradition ancienne…
Il a dispersé les hommes au coeur superbe : très exactement, “il a dispersé les orgueilleux par la pensée de leurs coeurs”. Le verbe utilisé ici pour dire “disperser” évoque la dispersion d’un troupeau : on ne peut pas éviter de penser que Jésus se présentera comme le bon pasteur qui rassemble son troupeau, et de voir dans ceux qui sont dispersés ceux qui n’écoutent pas sa voix. Mais plutôt que le NT, l’expression rappelle à nouveau maints passages de l’AT, en particulier le psaume 89 : “c’est toi qui fendis Rahab comme un cadavre, dispersas tes adversaires par ton bras de puissance” (v. 11). Ce psaume présente d’ailleurs bien d’autres points de contact avec notre passage : “en ton nom, ils jubilent tout le jour, en ta justice ils s’exaltent” (v. 17) ; “au Seigneur est notre bouclier, à lui, Saint d’Israël est notre roi” (v. 19) ; “j’en ferai le très-haut sur les rois de la terre” (v. 28) etc. Or ce psaume prolonge la prophétie de Nathan (cf. v. 4-5 et 35-38), l’annonce faite à David par le prophète d’un descendant en 2 Sam. 7, dont beaucoup d’auteurs pensent qu’elle a non seulement marqué les premières générations chrétiennes, mais en particulier Luc dans les chapitres que nous considérons : on peut donc dire que le Magnificat est une synthèse entre le cantique d’Anne et la prophétie de Nathan telle que cette dernière est rapportée dans ce psaume 89 (que Laurentin n’évoque pas).
Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Les échos de ces paroles dans l’AT sont rares, si du moins l’on s’en tient au vocabulaire plus qu’à l’idée. Pour la première phrase, il faut citer Sir 10,14 : “Le Seigneur a renversé le trône des puissants” ; pour la deuxième, Jb 5,11 : “s’il veut relever les humiliés …” De même pour la proposition suivante, “Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides”. On trouve un écho de la première phrase en Ps 107,9 : “L’âme affamée, il la combla de biens”, mais rien sur la deuxième. On a donc le sentiment que dans les versets 52-53, Luc nous propose plutôt sa théologie : de fait, on sait quel intérêt l’auteur accorde aux pauvres (Lc 6,20 à comparer à Matthieu ; Lc 14,13-21 à comparer encore à Mt 22), mais surtout combien il s’en prend aux riches (cf. Lc 6,24 ; 16,19s propres à Luc ; ou 18,25). Le cantique de Marie représente bien, comme on l’a déjà signalé, la quintessence de la théologie de Luc, et Marie le prototype du chrétien.
Il relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour. Le verbe grec traduit par “relever” est assez singulier : on peut le traduire par “venir en aide, prêter main-forte”, ou par “s’attacher à”. Dans ce dernier cas, c’est un verbe courant dans la littérature deutéronomique sous la forme “s’attacher à d’autres dieux” (cf. 2 Ch 7,22). Mais habituellement, l’idée est plutôt celle de prêter main-forte et, plus encore, de relever celui qui est abaissé, de le redresser : “on m’a poussé, poussé pour m’abattre, mais le Seigneur me vint en aide” (Ps 118,13) ; “et moi courbé, blessé, que ton salut, Dieu, me redresse” (Ps 69,30). Dans la mesure où se trouve évoqué le thème du serviteur Israël, c’est aussi évidemment à Isaïe que l’on pense : Is 41,8s.
Pourquoi le Seigneur intervient-il en faveur de l’humilié ? Parce qu’il se souvient de son amour. L’expression est typiquement juive. “Se souvenir”, ce n’est pas seulement faire venir à la mémoire, c’est rester fidèle à ses promesses. Ce dont le Seigneur est invité à se souvenir en premier lieu, c’est de sa promesse vis-à-vis de son peuple élu, ou de celui qu’il a appelé ; et dès lors qu’il se souvient, il ne peut plus faire autre chose, par fidélité, qu’agir en sa faveur. Souviens-toi, cela veut dire “fais quelque chose” ; et voilà pourquoi le jeune juif est sans cesse invité à ne pas oublier, à se souvenir, afin que Dieu soit convoqué sur le théâtre de l’injustice pour y intervenir. Lorsque Marie dit que Dieu s’est souvenu de son amour en faveur d’Israël (auquel Marie s’identifie donc, selon la théologie lucanienne), cela veut dire qu’il a fait quelque chose pour lui, comme il l’avait dit (promis !) aux pères … : la fin du verset est d’ailleurs une manière indirecte d’évoquer les promesses.
Marie resta trois mois, et elle semble partir avant la naissance de Jean-Baptiste : Laurentin fait remarquer qu’il n’en est rien si l’on tient compte du style de Luc. Plus loin en effet, Luc décrit la jeunesse de Jean-Baptiste et son départ au désert avant la naissance de Jésus. Luc ne mentionne donc le départ de Marie que parce que pour lui “elle quitte la scène”.
Voir aussi :
Une rencontre coeur à coeur : la Visitation
Visitation, par Rainer Maria Rilke