Huit jours après la fête de la Pentecôte, nous célébrons la sainte Trinité. Voici une réflexion de Mgr André Vingt-Trois sur ce grand mystère de notre foi: la relation interpersonnelle d’amour entre le Père, le Fils et l’Esprit à laquelle nous sommes invités à participer.
Au terme du Temps pascal que nous avons célébré dimanche dernier par la fête de la Pentecôte, la liturgie va nous entraîner pendant un certain nombre de semaines à suivre pas à pas le Christ Jésus dans sa vie terrestre, en évoquant les signes qu’il a opérés et les paroles qu’il a prononcées au milieu des hommes. Mais avant d’entrer dans ce chemin de compagnonnage avec le Christ, la liturgie en ce mois de juin nous invite à méditer sur de grands mystères centraux de notre foi. Aujourd’hui, la Sainte Trinité ; dimanche prochain, la fête du Saint-Sacrement ; le vendredi suivant, la fête du Sacré-Cœur.
Certains ont tendance à voir dans cette succession de fêtes particulières une simple redondance liturgique. Mais il me semble que nous devons rendre gloire à Dieu pour ces opportunités qui nous sont données de méditer et de prier sur ce qui fait vraiment le cœur de la foi chrétienne. Aujourd’hui donc, nous fêtons la Sainte Trinité.
Pour beaucoup de chrétiens, la Sainte Trinité, dénommée ” mystère “, est perçue comme une complication dogmatique dont l’effet et l’impact sur notre vie est fort limité. Nous avons tendance à croire et à penser que cette combinaison de différentes Personnes, différentes mais égales en dignité, est une sophistication de théologiens qui n’a pas grande importance pour nous. Nous devons, je crois, sortir de cet a priori, ne pas nous laisser arrêter par la complication logique que représente le mystère de la Trinité, mais au contraire essayer d’entrer dans ce qui en est pour nous l’élément vital.
Car la confession de foi en un Dieu unique, Père, Fils et Esprit, est la spécificité absolue de notre foi chrétienne par rapport à toute autre religion. Nous le savons : à travers le temps et l’espace, les hommes ont cru et ont pratiqué un certain nombre de croyances. Ils se sont faits des représentations de Dieu, plus ou moins anthropomorphiques, c’est-à -dire plus ou moins à l’image de l’homme, plus ou moins exceptionnelles, c’est-à-dire sans rapport aucun avec l’humanité, mais aucune de ces religions n’a osé aller jusqu’à reconnaître un Dieu personnel, c’est-à -dire un Dieu qui se définit dans sa relation. On est très capable, même si on l’est plus ou moins, de se représenter des dieux lointains, sans rapport avec l’humanité. On est capable de se représenter un dieu créateur comme une sorte de démiurge, qui lance à travers les espaces infinis un certain nombre d’effets physiques qui aboutissent à la constitution de l’univers, mais ce démiurge originel n’a pas forcément de relation personnelle avec l’humanité.
Ce que la révélation chrétienne, à partir de la tradition juive telle qu’elle nous était évoquée tout à l’heure par la lecture du Deutéronome, va introduire de radicalement nouveau et inconnu, c’est un Dieu qui n’est pas étranger avec l’humanité, mais qui a conclu une alliance avec les hommes. Le Dieu d’Israël, c’est le Dieu qui s’est choisi un peuple, qui a fait élection de ce peuple, et qui est resté fidèle à ce peuple malgré les infidélités des hommes. Ce Dieu qui s’est révélé à Abraham, à Moïse, et au peuple d’Israël à travers les prophètes, n’est pas un Dieu indifférent à ce qui survient dans l’histoire humaine. C’est un Dieu qui va se révéler à la fois Roi, Sauveur, Pasteur, Epoux, Père. C’est un Dieu qui entretient avec son peuple une relation privilégiée, au point que, pour essayer de développer et de mener à son épanouissement cette révélation inimaginable, il va jusqu’à prendre chair en notre espèce humaine dans la Personne de son Fils, Jésus de Nazareth, et à établir sa Demeure dans notre humanité par la médiation de son Esprit répandu sur ceux qui croient en Lui.
Cette relation interpersonnelle du Père, du Fils et de l’Esprit, cette constitution relationnelle du Dieu unique inscrit dans la logique propre de la Révélation judéo-chrétienne que Dieu ne se passe pas de l’humanité, que Dieu ne se lasse pas de l’humanité, que Dieu se donne non seulement par l’acte originel de la création, mais encore historiquement par sa Parole qu’il transmet à travers ses prophètes, par sa présence effective en Jésus de Nazareth, par l’Esprit-Saint répandu à la Pentecôte. C’est ce Dieu qui a voulu se susciter un interlocuteur non seulement dans le premier homme en la personne d’Adam, mais à travers l’alliance du peuple choisi en Israël, mais encore à travers tous ceux qui croiront en son Fils et qui deviendront effectivement par la puissance de l’Esprit répandu en leurs coeurs enfants de Dieu dans le Christ, héritiers dans le Christ comme nous le disait saint Paul à l’instant.
Nous devons comprendre que notre baptême dans le Père, le Fils et l’Esprit-Saint nous fait entrer dans cette relation exceptionnelle qui unit les trois Personnes de la Trinité. Il nous rend participants de la vie trinitaire, il nous plonge dans la vie trinitaire au point que dorénavant nous ne pouvons plus être nous-mêmes sans nous révéler en même temps comme enfants de Dieu et sans vénérer Dieu comme notre Père.
On a souvent tendance à dire, et on l’entend beaucoup, que finalement Dieu, c’est le même Dieu pour tout le monde, il n’y a que les chemins qui changent. Nous découvrons en ce jour que notre Dieu n’est pas n’importe quel dieu : ” Avez-vous déjà entendu parler d’un autre dieu ? “, nous demande le Deutéronome. Avez-vous entendu parler ailleurs d’un Dieu Père ? Avez-vous entendu parler ailleurs d’un Dieu qui vient partager l’existence humaine dans son humanité la plus complète ? Avez-vous entendu parler d’un Dieu qui vient habiter le cœur des hommes par la puissance de son Esprit.
Le Dieu auquel nous croyons n’est pas n’importe quel Dieu. C’est le Dieu d’amour qui se révèle et se manifeste dans sa relation entre le Père et le Fils, relation tellement intense qu’elle constitue elle-même une Personne, et c’est à cette communion du Père, du Fil et de l’Esprit que nous sommes associés par le baptême, quand l’Esprit-Saint fait de nous des enfants de Dieu. La Trinité n’est pas seulement une histoire qui se passe dans le ciel, sans que nous y soyons intéressés. La Trinité s’inscrit dans notre existence humaine et transforme notre existence humaine.
Participant de la vie trinitaire par le baptême, nous devenons à notre tour des êtres de relation, des êtres qui ne peuvent pas atteindre la plénitude de leurs possibilités s’ils n’entrent pas en communion d’amour avec le Père, le Fils et l’Esprit-Saint et si cette communion d’amour ne se diffuse pas et ne se concrétise pas dans notre manière d’être avec les autres. C’est pourquoi Jésus nous dit que le grand commandement, c’est d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute sa force et de tout son esprit, et d’aimer son prochain comme soi-même. Car c’est le même amour, comme le Pape nous l’a rappelé récemment dans son encyclique, c’est le même amour qui habite les relations du Père, du Fils et du Saint-Esprit et qui est répandu en nos cœurs par la foi pour faire de nous des témoins non pas de la tolérance, non pas de la bienveillance, non pas de la philanthropie mais faire de nous des témoins de l’Amour divin dans l’existence humaine. Nous sommes envoyés pour aimer à la manière dont Dieu aime : ” Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés “.
Frères et sœurs, en célébrant la fête de la Sainte Trinité, en bénissant Dieu pour cet échange d’amour dont nous sommes issus et dont nous sommes bénéficiaires, nous rendons gloire d’avoir la chance d’être choisis pour participer à cette alliance et pour devenir à la fois témoins et prophètes de la communion que Dieu veut réaliser entre tous les hommes quand il les aura rassemblés dans le Christ.
Amen.