Au cours de ce temps de Carême, il n’est pas rare de l’entendre comparer au Ramadan des musulmans. Il est utile de prendre le temps de revenir à la signification propre de ces deux temps de jeûne pour en saisir toute la différence, sortir d’une “compétition” et se recentrer sur le coeur de ces démarches.
Ramadan des musulmans, Carême des chrétiens : la ressemblance des deux démarches conduit sans doute quelques personnes à utiliser le vocabulaire chrétien qui nous est familier en parlant du “Carême des musulmans”. A la vérité, cette confusion du vocabulaire n’est pas sans signification: petit à petit, la culture française devient le cadre où se vit l’Islam des musulmans de France et le langage dans lequel il s’exprime. Les pratiques ainsi désignées par le même mot n’en demeurent pas moins très différentes.
Les chrétiens savent bien que le Carême est essentiellement une période de préparation à la fête de Pâques. Comme le peuple hébreu avait vécu au désert pendant quarante ans avant d’atteindre la terre promise, ainsi le peuple chrétien accepte une épreuve de quarante jours pour se préparer à la vie nouvelle que le Christ nous offre à nouveau, Lui qui est maintenant au-delà de la mort et de la souffrance. Il y a donc, dans le Carême chrétien une dimension de tension vers un évènement festif, une démarche de repentance pour nos refus et nos péchés. Plus récemment, l’accent s’est déplacé: les privations dans le boire et le manger se sont adoucies, l’insistance s’est faite plus forte sur la conversion intérieure et le partage.
Les fêtes de l’Islam, à l’inverse des fêtes juives ou chrétiennes, n’ont pas pour but d’évoquer l’Histoire passée ou à venir. Le Ramadan n’est pas la préparation d’une fête, ni le souvenir d’un évènement. C’est une pratique commandée par le Coran (2,183-187) mais dont le symbolisme ou la signification ne sont pas données dans le texte. Comme pour la plupart des pratiques de l’Islam, c’est donc d’abord la vertu d’obéissance qui est ainsi appelée à s’exercer dans le Jeûne. Face à Dieu, l’homme se remet à sa place d’humble adorateur.
Un autre thème vient cependant enrichir la spiritualité de ce mois de jeûne: celui de l’accueil de la Parole de Dieu, de la Révélation. En effet, le texte qui prescrit le Jeûne continue: “Le Coran a été révélé durant le mois de Ramadan. C’est une Direction pour les hommes ; une manifestation claire de la Direction et de la Loi” (2,185). Une fête l’évoque: la nuit du Destin.
La Nuit du Destin
Elle se place vers la fin du Ramadan, à une date que l’on n’a jamais pu situer avec certitude (la vingt-septième ?). L’expression est tirée du Coran : “Oui, nous l’avons fait descendre durant la Nuit du Destin (ou du Décret). Qu’est-ce qui te fera connaître ce qu’est la Nuit du Destin ?” (C. 97)
Les musulmans lisent dans ce texte une allusion à la “descente” de la Révélation. La suite la décrit en des termes évoquant – pour nous – la nuit de Noël : “Les Anges et l’Esprit descendent cette Nuit… Elle est Paix et Salut jusqu’au lever de l’aurore !”.
Le mois du Jeûne comporte donc, pour les musulmans, une attention renouvelée au Livre du Coran. Quelques-uns consacreront leurs soirées à relire le texte, individuellement ou en groupe. Cette lecture s’accompagnera, bien sûr, d’un désir de conformer sa vie à la volonté de Dieu telle qu’elle s’exprime dans la Révélation.
Une pratique difficile
Pour beaucoup de musulmans vivant parmi nous, la pratique régulière des cinq prières quotidiennes et de celle du Vendredi n’est guère possible faute de lieux de culte et d’horaires adaptés. Le Jeûne du Ramadan devient la pratique principale par laquelle le croyant exprime son attachement à la communauté musulmane et sa fidélité à la Loi de Dieu: “je suis musulman… je fais le Ramadan”, répondent la majorité des “croyants non-pratiquants”.
Jeûner, en Islam, n’est pas facile: il faut, pendant toute la journée, s’abstenir de nourriture, de boisson et de toute activité sexuelle. Ce n’est qu’à la nuit tombée que la vie physique reprend ses droits. Comme il ne s’agit pas d’une activité pénitentielle, cette rupture du jeûne donne lieu à des repas améliorés où l’ambiance rappelle celle du réveillon de Noël. Parfois plusieurs familles voisines se rassemblent pour le repas du soir pris en commun: la communauté musulmane y trouve une nouvelle visibilité, une nouvelle chaleur humaine. Au petit matin, un deuxième repas prépare le croyant à affronter une nouvelle journée d’abstinence.
Souvent, le mois de Ramadan est une occasion de plus grande ferveur: dans les oratoires et les mosquées, la prière se prolonge dans la nuit, des enseignements sont donnés aux fidèles. De ce point de vue, le Ramadan, comme notre Carême, est un temps de “conversion” et de retour à la prière. Cette période d’effort dure le temps d’un mois lunaire, soit 28 ou 29 jours, mais ses effets se prolongent bien au-delà, suivant la ferveur que l’on aura déployée pendant ce temps privilégié.
Quelle attitude pour les chrétiens ?
Il est probable qu’à la vue de l’austérité de ce jeûne, certains se sentent poussés à comparer Ramadan et Carême pour vanter l’héroïsme de l’un ou la profondeur de l’autre… au risque de passer à côté de l’essentiel. Le principal, en effet, n’est pas que nous battions des records de mortification et de pénitence. Nous nous trouverions en contradiction flagrante avec le Coran : Dieu veut, pour vous, la facilité (2,185), et avec l’Evangile : Mon joug est aisé et mon fardeau léger (Mt 11,30).
Le jeûne n’est pas un sport où chrétiens et musulmans entreraient en compétition pour remporter la médaille du meilleur croyant. Le Coran, en prescrivant le jeûne, ajoute: Peut-être craindrez-vous Dieu… Et le chrétiens ne peut oublier les paroles de l’Ecriture : C’est par grâce que vous êtes sauvés… cela ne vient pas de vous, c’est un don de Dieu (Ep 2,8). Pour l’Islam comme pour le Christianisme, le Jeûne doit rester un moyen d’accueillir le don, le pardon, de Dieu et il est déjà offert ! Comment forcerait-on une porte qui est toujours ouverte ? Le Carême, comme le Ramadan, ne nous laisse pas oublier que Dieu ne veut pas des acrobates mais des croyants. Il ne se laisse pas séduire par nos efforts, mais Il se donne à notre faiblesse.
Chaque année, l’Eglise catholique envoie un message de vœux fraternels aux musulmans du monde entier à l’occasion du Ramadan et de la fête qui le termine. Ce texte peut s’obtenir au Secrétariat pour les relations avec l’Islam. Rien n’empêche les communautés chrétiennes – paroisses, couvents et groupes divers – d’en faire autant et d’envoyer une lettre aux lieux de culte musulmans situés dans leur voisinage pour assurer les fidèles qui s’y réunissent de la prière et de l’amitié des chrétiens. Au contraire, un tel geste sera apprécié et sera peut-être le déclencheur d’une série de rencontres entre les deux communautés.
Si la compétition n’est pas de mise entre nous, la ferveur de tant de croyants musulmans qui jeûnent et prient plus fidèlement pendant cette période peut – et devrait, sans doute, – susciter une certaine émulation spirituelle chez le chrétien qui pourrait en profiter pour s’interroger sur sa propre façon d’être fidèle à sa foi, sa propre assiduité à prier et sa générosité à suivre le Christ, si difficile que soit le chemin ! Tout est bon pourvu que Dieu soit mieux servi, mieux connu, et surtout mieux aimé.