Dans un ancien numero de la revue Voix Nouvelles le Cardinal Jean Marie Lustiger livre, dans un entretien avec Jean-Michel Dieuaide, ses convictions sur la musique en rapport avec la liturgie.
Voix Nouvelles : Partout où vous avez eu des responsabilités pastorales, vous avez laissé des traces dans le domaine des arts plastiques en particulier ; je pense à cette grande croix de cuivre barrant la nef de Chartres, le réaménagement de Sainte- Jeanne de Chantal ou de Notre-Dame ou encore récemment la grande croix de Toussaint 2004 décorée par Damon… Pourquoi cet appel constant à des plasticiens reconnus ?
Cardinal Lustiger : La liturgie est une action sacrée de l’Église et, dans le domaine des arts, j’ai toujours rencontré par providence des interlocuteurs avec qui j’ai pu discuter et réfléchir.
V.N. : Dans le dialogue avec les artistes, il faut avoir soi-même une attente. Qu’est-ce qui a forgé votre propre sensibilité ?
J.-M.L. : Je ne veux pas vous raconter ma vie! Il se trouve que, jeune enfant, mes parents m’ont mis devant un piano avec un professeur ; il avait été question que je poursuive dans cette voie et puis, dans ma vie d’étudiant, j’ai été plutôt sensible à la littérature et à la poésie. J’ai tourné autour de la grande révolution du début du XXe siècle, dans cette espèce de subversion, de réinvention des normes, la crise de l’art contemporain et c’est dans ce contexte que j’ai rencontré des personnalités fortes qui m’ont appris à écouter, à voir, à sentir, à percevoir, simplement en les regardant regarder ou en les entendant écouter.
L’action liturgique m’est apparue dès le début comme un acte symbolique extrêmement puissant qui demandait dignité et justesse qu’on ne pouvait rabaisser au niveau des comportements les plus vulgaires.
V.N. : Le Concile définit la liturgie comme « source et sommet de la vie chrétienne ». Quel rôle voyez-vous pour la musique dans l’action liturgique ?
J.-M.L. : La musique doit toujours être considérée dans son lien à la parole. La parole humaine retentit toujours dans un ‘inter espace’ : celui qui parle, comme celui qui écoute ou qui répond, est toujours placé dans un espace et l’espace liturgique est tout à fait décisif et original : la musique y agit dans des conditions d’écoute et d’attention très spécifiques. Car le ‘public’ n’en est pas un : il participe !… et les musiciens ne sont pas là pour ‘se produire’; les acteurs ne sont pas des acteurs : tout cela ressemble comme deux gouttes d’eau à une représentation et ce n’est pas une représentation, étant donné l’attitude et la convocation de ceux qui y participent. Il y a là une originalité absolue !
Dans le lien indissoluble entre espace et son/musique, l’irruption des techniques de sonorisation ne fait qu’ajouter à la complexité des rapports : sous prétexte des possibilités de sonorisation, il ne faut pas oublier ce facteur espace/son et espace/temps qui forme la nature même de l’action liturgique : par exemple, diffuser un enregistrement dans une célébration peut être « intéressant » mais reste un procédé artificiel ; il faut donc bien réfléchir à la convenance des genres, des styles ou des modes d’expression.
La musique est à mettre dans le registre de la parole ; car, si la musique est faite de sons inarticulés, ils ne sont pas pour autant un cri indistinct ! L’oreille humaine n’est-elle pas capable même de transformer du bruit en musique ? Les vagues de la mer, l’oreille de l’homme les perçoit dans leur rythme et leur musicalité…
La musique est parole, comme la liturgie est Parole : non pas des mots et des mots, mais Parole de Dieu prononcée par des voix humaines. Intégrée à la Parole, la musique n’est donc pas un supplément, un ornement ou une sorte de décor.
V.N. : Dans le contexte de notre société où toutes les musiques sont contemporaines les unes des autres, de quelle musique parle-t-on pour la liturgie ? Y aurait-il une musique qui lui soit propre et que fait-on du « trésor de la musique sacrée » dont parle le Concile ?
J.-M.L. : Sur la question du patrimoine, on est très dépendant des conditions culturelles d’une époque ou d’un pays. La mémoire culturelle d’une assemblée peut faire qu’une célébration eucharistique avec une messe de Mozart intégralement jouée ne soit pas perçue comme un concert. J’ai vécu cela à Aix-la-Chapelle avec une assemblée dont la sensibilité et l’éducation faisaient que la messe de Mozart ‘fonctionnait’ fondamentalement dans l’action liturgique sans que la beauté de la musique et son esthétique ne distraient les uns ou les autres de la pensée de Dieu et de l’action que nous étions en train de mener. Je crains que cela ne marche pas en d’autres circonstances !
V.N. : Il y a donc un lien entre la proposition musicale et la sensibilité et la culture de l’assemblée…
J.-M.L. : Il m’est arrivé d’inviter des chorales africaines à Notre-Dame : le contraste entre la manière spontanée de ces témoins de leur culture et la froideur, la retenue peut-être excessive d’une population française moyenne était frappant, voire choquant pour certains.
V.N. : Mais, pour répondre à la sensibilité d’une assemblée, faut-il pour autant que la musique liturgique réponde à une forme de marketing ?
J.-M.L. : C’est là un grand problème. Si on prend comme seul critère ‘ce qui plaît’, on voit bien dans le patrimoine des musiques de cour ou des musiques complaisantes ! Mais il est essentiel de faire la différence entre une musique qui obéit d’abord à ce qui plaît et une musique qui obéit à cette nécessité intérieure du musicien qui porte la parole : Écoutez les Passions de Bach dans le texte allemand ! Il n’y a pas une note qui ne soit au service de cette Parole ! La musique n’y est pas une ‘sur-interprétation’, ou même un ornement; par ses moyens propres et sa complexité, elle dit la Parole.
V.N.: Qu’est-ce que cela serait pour aujourd’hui ?
J.-M.L. : Il se trouve que j’ai été très touché par la musique de Messiaen. J’y entends ce que la Parole peut inspirer à un musicien et ce qu’un musicien peut exprimer d’une Parole reçue ; j’y ai trouvé, dans la méditation exprimée du musicien, des aspects qui m’ont aidé à comprendre la Parole neuve qu’il commentait…
V.N.: Mais il s’agit là de musique non-articulée : Messiaen n’a jamais écrit de musique liturgique pour l’assemblée ! Dans le cas où une assemblée doit s’approprier le chant, nourrir sa propre mémoire, il se pose bien un problème de langage !
J.-M.L. : Il y a d’abord le problème de la langue. Beaucoup de musiciens (polonais ou allemands) continuent d’utiliser le latin pour leurs créations. Pour ce qui concerne la francophonie, nous sommes devant plusieurs types de difficultés : tout d’abord, la musicalité même de la langue avec ses nasales, les syllabes muettes, l’accent tonique, les liaisons, etc. Et puis, notre langue a subi depuis quelques décennies un véritable martyr du fait même de certains traitements musicaux (musique électronique, ‘rythmée’…) Tout cela peut égarer notre jugement sur la langue qui conviendrait à la liturgie.
Une autre difficulté tient au contenu des textes. Une des meilleures solutions serait de prendre l’Écriture elle-même conformément à la tradition du grégorien dont la souplesse permettait précisément de ne pas enfermer le texte dans une musique mesurée (étant à part le cas de l’hymnodie). Nous n’avons pas comme nos voisins anglo-saxons une tradition de textes en langue vernaculaire héritée de la Réforme. Il a fallu, aujourd’hui en une génération, tout inventer ! Or, on n’invente pas, comme cela sur commande, des œuvres d’art. Parce que la liturgie repose sur la mémoire, nous sommes dans une situation de pauvreté tragique : s’il n’y a pas de mémoire acquise de l’assemblée, il n’y a pas de liturgie possible. L’assemblée ne peut pas être en état permanent d’apprentissage, sauf à prendre les musiques les plus faciles et les plus vulgaires qui sont les seules qu’on puisse retenir instantanément, l’espace d’un soupir. Par nécessité, nous sommes pour le moment renvoyés à la pauvreté la plus médiocre. L’effort des musiciens et des liturgistes devrait être de ne pas laisser sombrer dans l’oubli le patrimoine de dix siècles de créations, sans tomber non plus dans le ‘faire-valoir’ ou ce qui flatte : le problème est toujours de jouer entre ce qui plaît et ce qui est convenable. Il y faut du flair et du discernement. Et puis… il faudrait espérer que la Providence envoie, sur un siècle, les artisans capables d’inscrire une permanence textuelle et mélodique indépendante des modes, dans un contexte où tout (la langue, la sensibilité, les modes musicales…) va continuer de bouger rapidement.
V.N. : Vous évoquiez tout à l’heure les chants de la Réforme. N’y trouve t-on pas des objets musicaux obéissant à des critères objectifs d’un chant adoptable par une assemblée, hors des critères de mode ou d’une subjectivité personnelle ?
J.-M.L. : Nous sommes effectivement dans un contexte de ‘hit-parade’, de ‘coup de cœur’… Il nous faut poursuivre un travail de fond systématique, patient et respectueux (c’est-à-dire à l’abri des marchands et des coteries) avec des musiciens et des poètes désireux de servir d’abord la liturgie. Il y a eu, dès avant le concile une tentative de maîtriser ce travail entre les musiciens, les poètes et les liturges; au fond, on n’y est pas arrivé. On est aussi tributaire de l’état littéraire d’un peuple: la création poétique est aujourd’hui à la marge de la création littéraire ; ce n’est plus un art socialement partagé.
V.N. : Mais la liturgie n’a t-elle pas déjà en partie ce qu’il lui faut en matière de textes ? Je pense aux psaumes qui sont des poèmes que les assemblées se sont peu à peu appropriés.
J.-M.L. : Oui, bien sûr, c’est un immense progrès qu’il ne faut pas sous-estimer! Mais il faudrait aller plus loin. Je vois avec satisfaction des lieux où on a pris la peine de faire psalmodier l’assemblée sur des psaumes entiers, au-delà même de ce que la liturgie prévoit, et en prenant soin d’accorder la couleur musicale à ce que dit le psaume, lui conférant ainsi une véritable identité musicale.
V.N. : Dans ce cas, il s’agit bien d’une démarche artistique de création, dépassant la production quasi-mécanique de musiques « faites d’avance ».
J.-M.L. : Mais plus encore, la conception même d’un programme musical est du ressort de la démarche artistique. La démarche de celui qui conçoit une programmation musicale liturgique ne peut pas être celle du consommateur qui, dans un supermarché, au hasard des rayons prend les articles qui le tentent. Sur le temps d’une célébration, on ne peut pas soumettre l’assemblée à une série de chocs résultants de choix musicaux hasardeux ou non maîtrisés. Au contraire, la musique peut et doit conduire l’assemblée dans sa démarche de prière, respectueusement et dans la cohérence. C’est une question de sensibilité (ou de formation) pour les responsables. En cette matière, comme en architecture, il y a une grammaire, des lois de proportion, des règles de construction qui font que, même si l’édifice n’est pas génial, il ne s’effondre pas.
La célébration liturgique est comme une symphonie, où chacun des intervenants (de l’assemblée au président en passant par les musiciens) doit entrer dans l’intelligence fine de la construction commune ; cette construction qui a son rythme général, ses ‘intensités’, ses repos, ses modalités d’enchaînement des actions, etc… Les choix musicaux doivent entrer dans ce mouvement et tenir compte de ce déploiement organique de la liturgie. Même un chant, bon en lui-même, peut ne pas convenir à telle action ou ne pas avoir sa place à tel moment de cette action mais plutôt à tel autre…