Que faire lorsqu’on meurt de froid ? Que faire lorsqu’une bise glaciale transit nos corps perclus de froid ? Deux solutions, nous disent les habitués de la montagne. La plus urgente : se rapprocher d’un foyer, d’une source de chaleur. L’autre, qui permet de tenir et d’attendre : faire des mouvements, des exercices, agiter ses membres afin d’éviter leur paralysie…
…Eh bien, c’est cela qu’il nous urgent de faire, au seuil de ce long carême. Car nous sommes bel et bien en train de mourir de froid. Tel des randonneurs inconscients, nous avançons dans la vie comme a travers un rude hiver. Au départ, nous pensons pouvoir résister. Puis nos forces s’usent petit-à-petit, minées par la violence glaciale du péché. Laissés à nous mêmes, coupés de Dieu, nous finissons par tourner en rond, Nous nous retrouvons perdus, accrochés sur une étroite vire, au milieu d’une sinistre face nord.
Voici alors le plus grand danger, bien connu des montagnards : le froid, en gagnant, nous plonge dans un engourdissement, une apathie mortifère. Notre volonté même de lutter s’éteint progressivement ; nous perdons jusqu’au désir de nous battre. On tombe même dans une sorte d’euphorie hallucinatoire qui nous fait oublier l’extrême proximité de la mort. Tel serait notre sort à tous, si ne nous était donné le carême, ce temps de sauvetage urgent et décisif.
Cette petite source de chaleur qui nous reste et qu’il faut ravigoter, c’est la prière. C’est par elle, et par elle seule, que la force de Dieu peut nous sauver, de l’intérieur même de notre appel. Si engourdie que soit notre âme, et si douloureux que soit le contact avec cette source vive de chaleur, il nous faut nous blottir autour d’elle, a tout prix, même de manière toute silencieuse ou implorante. Mais il nous faut aussi bouger, nous agiter, faire de larges et amples mouvements qui nous remuent tout entier. Voilà l’aumône et le jeûne. Car pour que notre corps reçoive la chaleur, il lui faut lui garder sa vitalité, sa circulation intérieure. Or pas de prière vraie, pas d’authentique présence à Dieu si nous ne secouons notre égoïsme, si nous ne tournons pas vers les autres. Dieu ne peut venir à nous que si nous allons à lui à travers nos frères. Nul ne peut se tourner vers Dieu qu’il ne voit pas, s’il ne se tourne d’abord vers son frère qui est à ses cotés. Pas non plus de prière vraie, pas d’authentique présence à Dieu, si nous ne secouons la pesanteur de notre chair, de nos désirs impurs et avares au moyen du jeûne et des privations. Car notre âme n’est pas indépendante de nos passions charnelles. C’est par notre corps que le froid rentre en notre âme et la paralyse. Illusion que de croire garder vivante une âme prisonnière d’un corps mort ! C’est donc par tout nous-même qu’il nous faut lutter, sans détour, sans faux angélisme.
Tel est le sauvetage qui nous est offert en ce début de carême. Le sauveur, c’est le Christ vainqueur, qui viendra nous chercher, sur notre vire étroite, dans la nuit de Pâques. Mais il nous faut d’ici là tenir bon, lutter, et avant tout résister à cet esprit d’engourdissement qui susurre à nos oreilles Tu as déjà tout essayer, plus rien à faire, d’ailleurs, la situation n’est pas si tragique ». Réagissons, car l’enjeu est vital, et tous les moyens sont bons, nécessaires même.
Notre combat, d’ailleurs, n’est pas solitaire. C’est toute l’Église de la terre qui va lutter pendant quarante jours, en chacun de ses membres. Ce que les uns ne pourront pas faire, les autres le feront pour eux, dans la communion des saints. Que les forts offrent leur force ; que les faibles offrent leur faiblesse ; que chacun offre ce qu’il peut, dans un même désir de survie, un même désir de ce salut qui est promis à ceux qui auront tenu bon. Et au delà de l’Église, c’est aussi pour toute l’humanité que nous luttons. Car la vague de glaciation, en cette fin de millénaire, déferle sur elle. Une bise de relativisme, de pessimisme et d’aveuglement l’agresse de plein fouet. Elle la prive petit-à-petit de ses forces vives, de ses repères, de ses valeurs, de sa conscience morale. Dans notre combat, c’est la résistance de toute l’humanité, pour sa survie, que nous menons.
Ce carême ne doit donc pas être pour nous une brimade. Dieu ne nous l’impose pour nous abaisser ou nous punir. Notre humanité a tellement de prix à ses yeux, qu’il l’exhorte à se ressaisir, à tenir bon, afin de pouvoir accueillir elle-même, librement, ardemment, le salut que Jésus va conquérir pour elle sur la croix. Ainsi, d’abord dans la nuit de Pâques, puis un jour dans cette nuit de notre pâque personnelle, lorsque le Seigneur viendra vers nous en disant « Adam, ou es-tu ? », nous pourrons lui répondre : « C’est moi, Seigneur je t’ai désiré et attendu ; malgré mes maigres forces, tout mon désir est en toi. Prends-moi par ta main, et conduis-moi avec toi, en ton Paradis. »