Le P. Jean-Louis Déclais, spécialiste de l’Islam vivant à Oran, en Algérie, place la raison au coeur du dialogue islamo-chrétien.
Le 2 mars dernier, je regardais l’émission Des racines et des ailes sur Fr3. Elle était réalisée à partir de l’Abbaye aux Hommes et parlait de l’installation des Normands en Sicile avec Robert Guiscard. A la fin de l’émission, on présentait un spectacle de marionnettes qui se donne régulièrement à Palerme. On y voit R. Guiscard couper généreusement les têtes et les bras de ses adversaires sarrasins. Et la jeune guide sicilienne expliquait : « Vous comprenez, les Sarrasins, c’était le mal. » Le matin de ce même jour, je traduisais un recueil de hadiths (des textes musulmans anciens) dont un bon nombre affirmaient avec sérénité que j’étais destiné à l’enfer puisque je ne suis pas musulman. Heureusement, dans la même journée, j’avais eu l’occasion de rencontrer plusieurs familles avec lesquelles j’ai des relations tout à fait normales et amicales, et aussi de faire appel à des artisans qui avaient effectué avec compétence le travail dont j’avais besoin. Cela équilibrait le discours des marionnettes et des vieux hadiths. Il n’empêche qu’il est bon d’avoir conscience d’une chose massive : chrétiens et musulmans d’aujourd’hui, nous ne sommes pas les premiers à parler ensemble ; nos mémoires collectives sont encombrées de sédiments qui se sont accumulés au cours des siècles et qui ne vont pas disparaître par enchantement pour faire plaisir à nos bonnes intentions.
J’ai choisi à dessein un titre énigmatique. Je n’ai pas dit « le christianisme et l’islam » (deux systèmes religieux), mais « chrétiens et musulmans », c’est-à-dire des personnes auxquelles la vie a donné l’occasion de se rencontrer. J’ai ajouté deux infinitifs bruts « se comprendre et se parler », non précédés de Il faudrait… ou Comment faire pour… ?, ou C’est difficile de… Vous n’aurez donc ni recettes, ni discours moralisant. On peut discuter de l’ordre dans lequel je présente mes deux infinitifs. Faut-il commencer par comprendre ce qu’est l’autre (en faisant des études par exemple) pour ensuite se risquer à lui adresser la parole ? Ou bien faut-il oser se parler afin de se comprendre peu à peu ? Mais nous n’attendrons pas que ce débat académique soit résolu pour vivre et faire nos expériences. J’ai dit « chrétiens et musulmans ». Ce n’est pas un problème de nationalité. Entre Français et Algériens, on a évidemment beaucoup de choses à se dire et du chemin à faire pour se comprendre. Mais en soi, cela ne met pas la religion en cause. Il ne s’agit pas non plus d’une question liée à l’immigration. J’ai retrouvé dans mes papiers un article de Ouest-France rendant compte d’une conférence que Camille Tarot a donnée à la Maison Diocésaine sous le titre « Chrétiens et musulmans peuvent-ils s’entendre ? » Je n’ai pas la date mais ce devait être il y a une quinzaine d’années. Détail significatif, il était invité par le service de la Pastorale des Migrants. Depuis, les choses ont changé, même si ce n’est pas encore clair dans les mentalités. En France et en Europe, les musulmans ne veulent plus être considérés comme des migrants, mais comme des citoyens. Et tous les migrants ne sont pas musulmans. Il faut aussi mettre de côté la division entre pays développés riches et pays pauvres du Tiers Monde. A Dubaï, en Arabie saoudite, au Koweit, ce sont les musulmans qui sont riches et les immigrés philippins, pakistanais, indiens qui sont pauvres et souvent chrétiens.
“Le dialogue interreligieux ne peut pas rester interpersonnel”
Je vais donc essayer de dire quelques mots sur les paroles que des chrétiens et des musulmans échangent en tant que tels, sur le langage religieux proprement dit. Nécessairement, cet échange existe, qu’il soit polémique ou amical, qu’il soit organisé et programmé ou qu’il arrive à l’improviste et vous prenne au dépourvu, par exemple à l’occasion d’un repas pendant lequel on bute sur des interdits religieux. Les situations sont diverses. Il y a le style diplomatique qu’on utilise dans les rencontres officielles entre autorités. C’est un genre littéraire qui a son utilité, et aussi ses limites. Il y a ce que j’appellerai les paroles de l’urgence, qu’on prononce dans les situations critiques quand il s’agit d’apaiser les tensions et de désamorcer les conflits, après des attentats ou des affrontements graves. C’est un autre genre littéraire ; on vise un résultat immédiat sans être trop regardant parfois sur l’exactitude critique de ce qu’on dit. Je pense au verset souvent cité, mais de façon incomplète : « Celui qui tue quelqu’un, c’est comme s’il tuait tous les hommes » (5,32). On fait assez souvent la même chose avec la Bible quand on allègue le 5e commandement (« tu ne commettras pas de meurtre ») comme argument contre la peine de mort. Il y a les pays du Proche Orient où les chrétiens forment des communautés certes minoritaires, mais qui appartiennent à l’histoire de la région. Le dialogue interreligieux ne peut pas rester interpersonnel ; il met en jeu le devenir historique de groupes sociaux, tout un équilibre fragile. Il y a les pays maghrébins où les chrétiens ne sont plus qu’une poignée d’étrangers dont la présence peut permettre de fructueuses rencontres, mais ne risque pas de mettre en danger l’équilibre de la société. On tiendra compte aussi d’un autre paramètre, celui de la modernité critique. On ne se définit pas seulement avec les étiquettes chrétien et musulman. Les siècles récents ont apporté des changements culturels radicaux, changements dans la façon de penser le monde, la société, les Écritures saintes, Dieu lui-même. On a appelé cela la « crise de la conscience européenne ». C’est peut-être l’Europe en effet qui a amené ces questions au jour, au bout d’un long processus, mais ce sont des questions qui valent pour tout le monde, qu’on le veuille ou non. (La pénicilline a été découverte par un Britannique, on peut s’en servir ailleurs qu’en Angleterre !) Bien sûr, tout le monde n’a pas traversé cette épreuve de la même façon ; certains ne soupçonnent pas son existence et vivent très bien comme ça ; d’autres la considèrent comme une abomination impie et freinent tant qu’ils peuvent pour ne pas y entrer. Globalement, on peut dire que l’islam comme institution théologique n’a guère intégré ces questionnements modernes ; mais cela n’empêche pas que des personnes, des groupes le fassent et qu’on puisse alors se parler en se comprenant. A l’inverse, j’avais dans ma communauté il y a vingt ans des chrétiens égyptiens qui semblaient vivre encore spontanément dans la culture des Pères de l’Église ; ce n’était pas toujours facile de méditer la Bible avec eux et la langue n’était pas le seul obstacle. Comme quoi il importe de repérer autant qu’on peut l’endroit où chacun pense et d’où il s’exprime.
Se parler et se comprendre tant bien que mal. On ne nous a pas attendus pour le faire. Cela a même commencé dès l’origine et on en trouve la trace dans le Coran. Dès sa fondation en effet, l’islam interpelle les juifs et les chrétiens qui occupent l’essentiel du terrain religieux dans la région et à l’époque. Il ne vient pas demander une place à côté des autres, mais il vient les sommer de revenir à la vérité originelle qu’ils auraient déformée et dont il a eu connaissance par révélation. L’islam naissant était obligé de les interpeller (O vous, les gens du Livre…, cela revient si souvent dans le Coran) ou de parler d’eux aux premiers musulmans. Il y a là une relation fondatrice, constitutive de l’identité même de l’islam, relation dans laquelle la parole et le combat ont eu chacun leur rôle à jouer. Un musulman peut ne jamais rencontrer de juifs et de chrétiens dans la vie courante, mais il ne peut pas penser son islam sans les rencontrer puisqu’ils sont installés dans les pages du Coran. C’est un peu la même chose pour le christianisme et le judaïsme. La communauté chrétienne primitive s’est posée face au judaïsme et a dû se séparer. Cette déchirure a été fondatrice et constitutive pour le christianisme. Même s’il n’a pas de relation personnelle avec des juifs, le chrétien en rencontre presque tous les dimanches à la messe quand il écoute l’évangile. Mais on admettra qu’il y a quelque risque à se définir par rapport à des gens dont on parle sans cesse sans jamais les rencontrer… On voit la différence avec, par exemple, l’hindouïsme. Quand celui-ci s’est constitué, il n’y avait ni judaïsme, ni christianisme ; quand le christianisme s’est constitué, l’Inde était un pays bien lointain. Chacun s’est constitué sans savoir que l’autre existait. Maintenant certes, on s’est rencontré et il faut bien essayer de se parler et de se comprendre ; mais le point de départ est différent, l’histoire ne pèse pas de la même façon.
Du côté du Coran
Feuilletons donc le Coran. Dans la sourate 3, au v. 64, on lit : Dis : O détenteurs de l’Écriture, allez ! [adoptons] une formule commune entre vous et nous, à savoir : Nous adorons seulement Dieu, nous ne lui associons rien, nous ne prenons pas certains d’entre nous pour des “seigneurs” en plus de Dieu. – Il y a bien là une invitation à la parole. A un échange de paroles ? Pas sûr. Le but visé, c’est que tous prononcent les mêmes articles d’un Credo unique, mais un Credo minimal. Celui qui lance une telle invitation a-t-il compris la foi de son interlocuteur ? En signant cette confession minimale, un chrétien manifesterait simplement l’effondrement de sa foi, car celle-ci ne témoigne pas seulement du Dieu qui est, mais aussi de celui qui est venu. D’autres versets formulent des reproches qui méritent d’être entendus. Ainsi 2,111 : Ils ont dit : « N’entreront au paradis que ceux qui sont juifs ou chrétiens. » Ce sont leurs désirs… A quoi répondent d’autres versets comme celui-ci (3,73) : Dis : La grâce est dans la main de Dieu, il la donne à qui il veut. Faire de la communauté à laquelle on appartient la seule qui assure le salut, considérer la route qu’on suit comme la seule qui mène à Dieu, c’est tristement banal et il est toujours bon de rencontrer quelqu’un de l’extérieur qui vous conteste par sa parole, et même par le simple fait qu’il existe. Mais surprise, on lit en 3,19 : La religion, pour Dieu, c’est l’islam. Comment faire pour ne pas tomber soi-même dans les travers qu’on reprochait aux autres ?
Parfois, le verset surprend et choque. Dieu interpelle Jésus (5,116) : Est-ce toi qui as dit aux hommes : “Prenez-moi, ainsi que ma mère, comme deux divinités en plus de Dieu” ? La Trinité, ce serait un consortium divin formé de Dieu, de Jésus et de Marie ! Manifestement, il y a eu du brouillage dans la communication. On s’est mal expliqué, on ne s’est pas fait comprendre. Pourquoi ? S’agit-il d’un décalage entre la piété populaire et le discours de la théologie ? Je passe sur cet autre refus : Le Christ n’a pas été crucifié, l’Envoyé de Dieu ne pouvait pas subir l’échec et la honte. Là encore, nous avons deux discours parallèles. Plusieurs pages du Coran (en particulier dans les sourates 2 et 7) constituent une sorte de réquisitoire contre les Fils d’Israël. C’est un genre littéraire qui a sa source dans la Bible elle-même ; le psaume 106, le ch. 9 de Néhémie, etc. sont des confessions collectives dans lesquelles la communauté avoue : Comme nos pères, nous avons péché, et égrène la litanie des péchés d’Israël (le veau d’or, etc.). Quand ces textes de repentance sont repris par des gens de l’extérieur, on n’entend plus : Nous avons péché, mais : Vous avez péché… ou : Ils ont péché, et ils le disent eux-mêmes. Cela change évidemment le sens. Dans ces litanies, des épisodes tirés de la Bible sont mêlés à d’autres qui proviennent de la tradition des rabbins et de la polémique judéo-chrétienne. On entend aussi un écho des querelles qui ont opposé les juifs et les premiers musulmans. Parfois, il s’agit de simples moqueries qui s’apparentent à des calembours ; c’est à la fois banal et lourd de sens. Selon 2,93, quand Moïse apporte aux Israélites l’alliance du Sinaï, ils répondent avec insolence : Nous avons écouté et nous avons désobéi. Dans la Bible (Dt 5,27), ils répondaient au contraire : Ce que Dieu t’aura dit, nous l’écouterons, nous le mettrons en pratique. Il y a là un calembour moqueur comme on peut en faire quand on parle des langues qui se ressemblent, mais qui sont quand même différentes. En hébreu, le verbe ‘asâ signifie « faire, mettre en pratique » ; en arabe, ‘asâ (avec une petite différence dans la prononciation du s) veut dire « désobéir ». Dans une polémique, pourquoi se priver d’un jeu de mots facile ? Ceux qui veulent faire des lectures théologiques ou mystiques négligeront ces petites choses ; mais l’historien et le sociologue auraient tort de mépriser ces petits indices qui suggèrent cette question : Que devient la parole quand on n’a pas envie de se comprendre ?
Du côté de Jérusalem
Je pourrais encore vous promener dans d’autres textes que le Coran. Par exemple ceux qui, dès le début de l’islam, ont opéré une véritable réécriture des récits bibliques (je vous renvoie à mes livres sur Job, David et Isaïe, ainsi qu’aux petits articles publiés dans le Supplément aux Cahiers Évangile) ou bien des textes plus actuels qui réagissent à l’actualité… Mais quittons les textes, je vous emmène à Jérusalem.
Jérusalem, ville de la paix, beata pacis visio chantions-nous autrefois dans l’hymne de la Dédicace. C’est là que tous les fils d’Abraham devraient se retrouver dans une belle unanimité fraternelle. Or… Voici un lieu où juifs, chrétiens et musulmans ont des choses à dire, mais chacun de leur côté. Ils peuvent éventuellement se comprendre, sûrement pas s’entendre. Ils peuvent visiter ensemble le Saint-Sépulcre, le gérer ensemble (c’est ce qui se passe, et ce sont après tout des activités laïques). Mais la fonction même du bâtiment, sa raison d’être, ne peut pas ne pas les diviser, puisqu’il s’agit de garder la mémoire de la passion et de la résurrection du Christ, scandale pour les juifs, non-événement pour les musulmans. Allons vers l’esplanade du Temple. Les chrétiens savaient quoi dire sur ce lieu, ils le lisaient dans l’évangile : En vérité, je vous le déclare, il ne restera pas ici pierre sur pierre, tout sera détruit (Mt 24,2). De fait, les Romains ont détruit le Temple, Titus d’abord, Hadrien ensuite qui, pour des raisons politiques, avait même interdit aux juifs d’habiter Jérusalem. Les lieux étaient abandonnés, la grande esplanade était devenue un terrain vague, preuve de la vérité des paroles du Christ. Émotion générale vers 360, quand on apprit que l’empereur Julien permettait aux juifs de reconstruire le Temple. Sa mort prématurée fit avorter le projet et la théologie fut sauvée ! Les ruines du Temple disaient l’autorité du Christ, sa reconstruction lui aurait infligé un démenti intolérable. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée. Vers 690, le calife Abdelmalik fit édifier sur l’esplanade le premier monument de prestige de l’islam, le Dôme du Rocher (qui n’est une mosquée, ni d’Omar). Ce bâtiment n’est pas muet. Une longue inscription (240 mètres) court à l’intérieur de la coupole et elle indique quel sens le calife a voulu donner à son œuvre. Dans la ville des deux religions précédentes, sur l’emplacement du Temple juif, face au Saint-Sépulcre, on proclame le message et la victoire de la nouvelle religion grâce à des versets bien choisis : la sourate 112 : Dieu est un, il n’a pas engendré, il n’a pas été engendré… la sourate 33,56 : Dieu et ses anges ont béni le prophète de l’islam, que les croyants s’unissent à cette bénédiction… la sourate 17,111 : Dieu ne s’est pas donné de fils, il n’a besoin de personne pour se protéger de l’humiliation… – ou encore : O gens du livre, ne dépassez pas la mesure dans votre religion… Ne dites pas “Trois”… Gloire à Dieu ! Comment aurait-il un fils ? Ce sont des lieux chargés d’un capital symbolique énorme. Ils parlent. Ceux qui les habitent et ceux qui les regardent en voisins extérieurs comprennent très bien leur message. La sagesse des politiques et la lassitude des combattants finiront peut-être par imposer un partage raisonnable de l’espace et une certaine coexistence entre les communautés. Mais les mots accumulés au cours des siècles seront toujours là, enfouis dans les mémoires collectives, inscrits dans la pierre des monuments. Pour qu’ils cessent d’être dangereux, faut-il cesser d’y croire ou les transformer en curiosités historiques ? Ou pour poser la question autrement, les héritiers sont-ils encore fidèles s’ils n’épousent pas les querelles des pères ?
“Engendré, non pas créé”
Essayons de reprendre tout cela. Nous sommes ici renvoyés aux grands débats théologiques des 4e et 5e siècles, avec les conciles de Nicée, d’Éphèse, de Chalcédoine, avec les personnalités d’Arius et d’Athanase, de Cyrille d’Alexandrie et de Nestorius, etc. La première question, ce fut : Ce Jésus qui est Christ et Fils de Dieu (selon les Écritures), devons-nous le considérer comme la première de toutes les créatures, supérieure même aux anges ? Ou bien devons-nous reconnaître qu’il n’est pas une créature divine, mais qu’il appartient à l’être même de Dieu, « engendré, non pas créé » précisera-t-on dans le Credo ? Pour nous aujourd’hui, c’est une question pour spécialistes qui s’intéressent à l’histoire de la doctrine et qui figure au programme des facultés de théologie. Depuis, d’autres questions se sont posées, d’autres crises ont retenu l’attention des Églises. Mais c’est à cette crise du 4e siècle que l’islam renvoie les chrétiens : Pourquoi avez-vous dit cela ? Évidemment, si on n’est pas trop averti, si on ne sait pas par quel bout prendre des mots comme Trinité, Incarnation, on se réfugiera derrière des phrases comme : C’est un mystère, ça nous dépasse ; l’essentiel, c’est la vie…
Certes, il ne s’agit pas de disséquer le mystère de Dieu pour le comprendre comme si on le dominait ; mais il est quand même essentiel et vital de savoir ce que veulent dire les mots qui le désignent, de savoir ce qu’on dit quand on confesse dans le Credo « engendré, non pas créé ». Et quand on connaît un peu les débats théologiques qui ont agité l’islam à ses débuts, il n’est pas difficile de faire remarquer aux musulmans qu’ils ont connu la même crise au 9e siècle : Peut-on dire que le Coran est une réalité créée ? Ou bien doit-on le considérer comme la parole de Dieu incréée ? Le calife al-Ma’mûn, un des acteurs du débat, lui-même partisan de la thèse du Coran créé, écrivait à propos des « Gens de la Tradition » qui affirmaient la nature incréée du Coran : « Ils imitent le discours des chrétiens qui affirment que Jésus fils de Marie n’est pas créé puisqu’il est le Verbe de Dieu. » Il voyait bien l’enjeu du débat. Mais ce n’est pas sa thèse qui l’emporta, mais celle du Coran incréé. Ainsi, ce que la confession chrétienne affirme du Christ, l’enseignement traditionnel de l’islam l’affirme du Coran. Dans ces conditions, on arrive à se parler et à se comprendre. Personne n’est sur la défensive, mais chacun est devant la même question : Les hommes peuvent-ils entrer réellement en communication avec Dieu lui-même (et non pas avec une créature d’exception qui le représenterait) ?
Depuis longtemps, tout un imaginaire s’est mis en place, tout un langage s’est constitué, avec son vocabulaire, sa logique, ses modèles. Dans celui des musulmans, il y a certes des mots techniques qui nous sont étrangers, mais il y en a d’autres que nous reconnaissons : livre saint, prophète, prière, péché, etc. Face aux mots chrétiens, le musulman est dans la même situation. Parfois même, on pose des équivalences là où il serait plus simple de maintenir des différences ; ainsi, on utilise souvent baptême, carême, au lieu de circoncision et de ramadan. Nos mots sont souvent les mêmes, mais ils n’ont pas forcément le même sens. Pour vous le faire comprendre, je vous raconte ce qui m’est arrivé au mois de novembre.
Je participais à un colloque sur le dialogue interreligieux organisé par l’université de Mostaganem, en partenariat avec celle de Strasbourg. Un soir, près de la cafétéria, un des organisateurs me pose une question : « Quelle était la langue de Jésus ? » Je lui dis : « L’araméen comme langue courante, l’hébreu pour l’étude de la Bible et la prière à la synagogue. » – « Et y a-t-il eu un évangile en araméen ? Qu’est-il devenu ? » J’ai répondu qu’effectivement un évangile avait été écrit en araméen à l’usage des communautés qui parlaient cette langue, que c’est peut-être lui qui est à la base de notre évangile de Matthieu en grec et que cet évangile araméen a disparu parce que les communautés chrétiennes d’origine juive ont disparu, car l’histoire ne leur a pas fait de cadeaux.
Le lendemain matin, mon interlocuteur faisait sa communication. Il explique à l’assemblée que l’Évangile de Jésus, écrit en araméen, avait été perdu, que nous n’en possédions plus que des traductions ; chacun sait que même les meilleures traductions ne réussissent pas à rendre l’original dans sa perfection ; alors, explique-t-il, c’est cela qu’il faut comprendre quand la tradition musulmane parle d’une altération des Écritures chez les chrétiens. Il voulait être gentil en affirmant que les chrétiens n’avaient pas falsifié délibérément le texte de leur fondateur ; simplement, ils ne le possèdent qu’en traduction. Nous nous étions parlé sans nous comprendre. J’avais compris sa question selon mon schéma, à savoir : Jésus n’a jamais écrit de texte et n’a transmis aucun texte à ses disciples ; un évangile, c’est un livret écrit par un évangéliste pour les besoins d’une ou plusieurs communautés chrétiennes ; si les quatre évangiles sont bien des textes, l’Évangile de Jésus-Christ (avec une majuscule) n’est pas un texte, c’est ce qu’il a été, ce qu’il a fait et ce qu’il a dit, et aussi l’annonce qui en est faite et les conséquences qu’on en tire. – Lui, il avait compris selon son schéma : les Écritures saintes sont des textes révélés, transmis à des prophètes qui les confient à leur communauté ; le même schéma vaut pour la Tora de Moïse, les Psaumes de David, l’Évangile de Jésus, le Coran de Mohammed. J’ai pris le temps par la suite de m’expliquer par écrit. Mais vous imaginez la longue patience et l’attention qu’il nous faut aux uns et aux autres pour régler nos récepteurs sur les émetteurs d’en face, même quand il s’agit comme ce jour-là de conversations qui se déroulent dans un climat de bienveillance réciproque.
Appel à la raison historienne
Je vais vous présenter maintenant ce petit livre. Il nous montre peut-être ce qu’on peut faire quand la parole est bloquée, et que quelques-uns n’en prennent pas leur parti. Cela ne concerne pas explicitement le dialogue entre chrétiens et musulmans, puisqu’il s’agit de la relation entre Israël et les Palestiniens. Mais qui pourrait prétendre que le langage religieux n’intervient pas dans ce conflit interminable ? Pendant l’été 2004, j’ai trouvé en librairie Histoire de l’autre (traduit de l’arabe et de l’hébreu) avec une préface de Pierre Vidal-Naquet, éditions Liana Lévi. Sur la couverture, le titre est écrit en arabe, en français et en hébreu. De quoi s’agit-il ? A la demande de l’Institut pour la Recherche de la Paix au Moyen Orient (une ONG fondée par des professeurs israéliens et palestiniens), six professeurs israéliens et six professeurs palestiniens ont écrit, chacun de leur côté, trois leçons d’histoire portant sur trois dates importantes de leur histoire commune : la déclaration Balfour de 1917, la guerre de 1948 et la première Intifada de 1987.
Le texte des Palestiniens a été traduit en hébreu, celui des Israéliens l’a été en arabe. Les lycéens israéliens peuvent ainsi avoir un manuel qui, sur deux colonnes, raconte l’histoire selon le point de vue israélien et selon le point de vue palestinien ; de même, les lycéens palestiniens peuvent lire le texte des professeurs israéliens à côté de celui de leurs propres professeurs. Les initiateurs du projet, des Israéliens et des Palestiniens, écrivent en introduction : Notre objectif n’est pas de critiquer ou de modifier les récits existants, mais d’ouvrir aux enseignants et aux élèves un espace d’étude commun. Nous sommes conscients qu’il serait irréaliste dans l’immédiat d’envisager de modifier les récits ou d’en créer un qui soit accepté par les deux peuples. Il faut considérer l’enseignement de l’histoire comme une tentative de construire un avenir meilleur en « retournant chaque pierre » et non en la lançant à la tête de l’autre. Nous espérons que vous – enseignants et élèves – partagerez cette vision avec nous et nous aiderez à relever le défi. Saisir ce que l’autre dit, c’est déjà important, même si on n’est pas d’accord. On sait au moins sur quoi on n’est pas d’accord.
On pourrait imaginer un travail analogue dans le champ religieux. Prenons par exemple la figure d’Abraham. Combien de fois ne nous rappelle-t-on pas que les juifs, les chrétiens et les musulmans, les trois religions monothéistes comme on dit, ou les religions « célestes » comme on dit en islam, sont tous fils d’Abraham et devraient donc vivre comme des frères ! On nous le disait encore à ce colloque de Mostaganem que j’évoquais à l’instant : Surmontons nos divergences et revenons en amont, à la foi d’Abraham, lui qui était antérieur à toutes les divisions. Vœux pieux qui n’ont aucune efficacité. Pourquoi en effet des frères ne pourraient-ils pas être ennemis ? Et en l’espèce, il faut renverser le proverbe. Entre Abraham et les trois religions, ce n’est pas Tel père, tels fils, mais Tels fils, tel père. Il nous faudrait alors un Abraham en trois colonnes : – un Abraham raconté par le rabbin Eisenberg à la télévision le dimanche matin ; nous le reconnaîtrions à peu près, car nous lisons la même Bible que le rabbin ; nous serions quand même étonnés. D’où vient que le jeune Abraham entreprend de briser les idoles dont son père faisait commerce ? Comment se fait-il qu’il se plaise à observer déjà par avance les commandements que Moïse promulguera beaucoup plus tard ? – un Abraham chrétien, tendu tout entier vers la venue du Christ (Abraham votre père a exulté à la pensée de voir mon jour ; il l’a vu et il a été transporté de joie, Jn 8,56), vivant déjà du dynamisme de la foi pascale selon l’enseignement de Paul. – un Abraham musulman, qui redonne tous ses droits à Ismaël son aîné et qui va le rejoindre au fond de l’Arabie pour reconstruire le Temple originel de l’humanité, la Ka‘ba de La Mekke, ainsi qu’il apparaît dans le Coran. La phrase des éditeurs de Histoire de l’autre aurait ici toute sa pertinence : Nous sommes conscients qu’il serait irréaliste dans l’immédiat d’envisager de modifier les récits ou d’en créer un qui soit accepté par les deux peuples. Pourtant, nous ne sommes pas condamnés à l’affrontement stérile des discours confessionnels. Pourquoi seulement trois colonnes ?
Un autre discours est possible, celui de la raison historienne qui, avec prudence et humilité, mais avec assurance aussi, demanderait au rabbin, au catéchète chrétien et à l’imam de descendre sur le terrain de l’histoire, de tenir compte des chantiers archéologiques, de s’initier à la critique des textes, même sacrés. Cela ferait une quatrième colonne qui dirait ce qu’on peut connaître de la situation du Proche Orient au 2e millénaire, mais qui surtout montrerait comment et pourquoi la figure de l’ancêtre a été modelée de façon différente au cours des siècles pour répondre aux besoins de l’identité communautaire, parfois dans des situations de crise et d’affrontement. Il ne s’agit surtout pas de remplacer les trois colonnes par la quatrième. Le discours de l’historien ne doit pas remplacer les confessions de foi, mais il peut montrer comment celles-ci se sont formées, et c’est beaucoup. Si le rabbin, le catéchète et l’imam savaient articuler leur enseignement avec le discours laïque de la raison historienne (histoire des faits et histoire des doctrines), ils arriveraient sûrement à trouver un terrain commun pour se parler et se comprendre. A quoi sert de se parler en effet si chacun est convaincu que sa parole engage la parole de Dieu lui-même ? Pour se comprendre et se parler, les hommes, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou autres, doivent aussi se souvenir qu’ils sont d’abord des hommes et qu’ils ont tous à leur disposition le même logos, la même raison.