La dévotion au Sacré-Coeur de Jésus s’est répandue dans l’Eglise depuis les révélations faites à sainte Marguerite-Marie Alacoque vers la fin du 17e s. Les mots “sacré” et “coeur” ne peuvent plus être employés sans tenir compte des transformations de notre culture. Comment inventer à nouveau des formes sacrales adaptées aux besoins d’une mission vécue dans une société sécularisée, désacralisée ?
Précision d’un vocabulaire du XVIIe pour une culture du XXe
La dévotion au Sacré-Coeur de Jésus s’est répandue comme incendie dans l’Eglise occidentale depuis les révélations faites à sainte Marguerite-Marie vers la fin du dix-septième siècle. L’Eglise lui a conféré une autorité particulière. Les papes en ont rappelé et en rappellent encore l’importance. Mais le discours d’aujourd’hui, s’il insiste sur le Cœur de Christ, laisse de côté le mot sacré qui a pris un sens ambigu dans notre société sécularisée, et il emploie avec la plus grande discrétion le mot dévotion devenu franchement péjoratif. Par contre, le mot cœur reste privilégié et le dessin qui le représente connaît un regain d’actualité. Mais suffit-il de dessiner un cœur ou d’employer le mot dans une chanson pour rejoindre ce qu’exprimaient Marguerite-Marie et ses contemporains dans les années 1680 ?
Pour mieux entendre ce que demande l’Eglise quand elle invite aujourd’hui les chrétiens à se tourner vers le Cœur du Christ, il est bon de préciser ce que voulait dire Marguerite-Marie quand elle privilégia autrefois le mot sacré et diffusa l’emblème du Sacré-Cœur de Jésus. L’enseignement de Vatican II insiste sur le Mystère du Christ dans son entier et encourage une vie liturgique baptismale et eucharistique plus que les dévotions.
Comment faire le passage de la fin du dix-septième siècle au début du vingt-et-unième sans trahir le sens profond du message originel et sans nous mettre à contre-courant de notre culture et des orientations données par le dernier Concile ?
Les révélations et le dessin du Sacré-Cœur
L’autobiographie de Marguerite-Marie retrace l’essentiel de son itinéraire spirituel. Depuis son plus jeune âge, elle s’entretenait intimement avec le Seigneur. Le jour de sa profession, son expérience se précisa “Jamais je n’avais reçu une si grande grâce, pour les effets qu’elle a opérés toujours en moi depuis. Je le voyais, je le sentais proche de moi, et l’entendais beaucoup mieux que si ce fût été des sens corporels“. Ainsi accède-t-elle à un “voir” capable de précision mais qui ne suscite pas d’images mentales immédiatement traduisibles par des formes extérieures.
La description qu’elle fait de sa première grande révélation donne des précisions à cet égard. Saisie par la présence eucharistique sous la forme traditionnelle de l’hostie au centre de l’ostensoir, qu’on appelle à cette époque un soleil, elle repose, comme le disciple bien-aimé, sur la poitrine du Christ qui est aussi le lieu de la sainte plaie. Il lui découvre alors son Sacré-Cœur “qu’il lui ouvre pour la première fois”.
L’ouverture du côté dévoile donc le mystère intérieur de l’Amour qui l’habite et qui utilisera pour s’exprimer la métaphore classique du cœur C’est alors que, selon l’indication qui lui est donnée par l’expérience traditionnelle de, ” l’échange des coeurs”, la métaphore prend figure emblématique. Le sien lui est en effet restitué, précise-t-elle, “comme une flamme ardente en forme de cœur”. Le sens d’abord métaphorique du mot cœur n’entraîne pas la nécessité d’une forme précise. Il la reçoit de la révélation. C’est alors seulement qu’apparaît l’expression Sacré-Cœur qui sera désormais privilégiée.
Marguerite-Marie raconte qu’une autre fois, “devant le Saint Sacrement exposé” – c’est-à-dire en présence de l’ostensoir en forme de soleil – elle eut une révélation des cinq plaies, “comme cinq soleils” et “surtout de son admirable poitrine […] et s’étant ouverte, me découvrit son cœur”. Le Cœur désigne précisément l’intérieur découvert de la plaie du côté, non pas l’organe physique invisible mais ce qu’en signifie le dessin l’amour du Sauveur en personne.
Comment réaliser la mission de transmettre le message reçu, expressément renouvelée lors d’une autre révélation en 1675 ?Marguerite-Marie se le demande. “Mais je ne trouvai encore point le moyen de faire éclore la dévotion au Sacré-Cœur”.
Une année où sa fête tombait un vendredi, les novices dont elle avait alors la charge firent la trouvaille “[…] en faisant un petit autel, sur lequel elles mirent une petite image de papier crayonnée avec une plume, auquel nous tâchâmes de rendre tous les hommages que ce Divin Cœur nous suggéra”. Selon les règles d’un jeu de société très répandu à l’époque, quelqu’un avait dessiné un emblème, c’est-à-dire un dessin stylisé associant des figures codées dont le sens, connu d’avance, permet, par leur combinaison, de faire passer un message qu’il s’agit de déchiffrer.
C’est la première fois que Marguerite-Marie emploie, semble-t-il, le mot dévotion. L’image ainsi dessinée devient en effet le support objectif d’une dévotion qui servira à répandre le message reçu. A partir de ce moment, sa correspondance témoigne de sa hâte à faire exécuter ce dessin par un expert, pour qu’il puisse être exprimé et diffusé “pour introduire cette dévotion du Sacré-Cœur”.
Sacré ?
Quand Marguerite-Marie, à partir de sa première révélation, parle pour la première fois du Sacré-Cœur, elle introduit quelque chose de nouveau. Avant elle, l’expression était rare et n’était pas associée à une image précise. Pour elle, le Sacré-Cœur n’est pas l’exact équivalent du Cœur de Jésus, ou du divin Cœur, ou encore du saint Cœur L’adjectif introduit une nuance précise et importante pour comprendre ensuite l’histoire de cette dévotion.
Le Cœur est dit sacré parce qu’une référence est faite à une représentation précise, d’abord intérieure puis extériorisée “en forme de cœur”. Les siècles précédents ne parlaient pas encore du Sacré-Cœur pour désigner le Cœur caché et signifié par la plaie du côté. L’invisible était dit par une forme visible la blessure. L’interprétation du terme Sacré-Cœur suppose donc que l’on puisse lire et comprendre ce que signifie la manière dont est décrit ce Cœur qui est Sacré, et donc objet représentable, signifiant de la réalité mystérieuse qu’il révèle.
Marguerite-Marie s’explique peu par écrit. Elle a cherché par contre à dessiner ce qu’elle voulait exprimer. Il faut donc, pour bien l’entendre, distinguer ce que veulent dire d’une part le simple emploi du mot cœur, et d’autre part le dessin d’un cœur qualifié de sacré. Deux évolutions sont à prendre en compte d’abord le déplacement de la symbolique du cœur dans le discours des temps modernes, et ensuite, la signification emblématique de l’emploi d’un dessin utilisant le graphisme cœur
Le cœur, un dessin emblématique
Jetons un regard attentif sur le premier dessin du Sacré-Cœur, schématisé ci-dessus au centre. Ce dessin et les deux autres font apparaître un principe de composition intermédiaire entre celui d’un blason et celui d’un ostensoir. La figure de base du premier est l’écu, un carré dont le côté inférieur est arrondi en accolade tournée vers le bas. L’écu porte d’autres figures conventionnelles déterminant les caractéristiques de la personnalité sociale de celui qui le porte. L’emblème du Sacré -Coeur adopte pour figure de base un cœur dont la forme n’est pas très différente de celle de l’écu et fait, en outre, transition avec la figure ronde de l’ostensoir. L’écu est surmonté par une couronne qui signifie la dignité sociale ou politique baron, marquis, duc, roi. Cette couronne peut entourer l’écu lorsqu’il s’agit d’une personnalité religieuse. Marguerite-Marie remplace la couronne royale par une croix mais entoure le cœur d’une couronne d’épines qui évoque aussi le soleil de gloire qui rayonne autour de l’ostensoir. A l’intérieur du cœur, forme de base, prend place la plaie du côté, figure centrale qui donne sens à tout l’ensemble.
Pour un homme du XVIIe siècle, l’écu signifie sans hésitation la personnalité sociale du noble. Il dit la dignité et la puissance de sa famille, la gloire de sa lignée. Le cœur signifiera alors sans équivoque la personne vue de l’intérieur et, puisqu’il s’agit du Christ, sa Personne divine incarnée et le mystère de sa mort et de sa résurrection manifesté par le Saint Sacrement. Le cœur renvoie aussi bien à l’hostie de l’ostensoir qu’à l’écu. La couronne d’épines qui l’entoure précise de quel ordre est la puissance du Christ et rappelle la gloire solaire de l’Eucharistie. Comme l’écu du blason, le cœur, avant de dire l’amour ou l’affectivité, dit la personne. Ainsi lu dans la rigueur de son langage, l’emblème prend une portée théologique précise. Il désigne la personne divine du Christ incarné dont la gloire de ressuscité proclame, par les insignes de sa passion et de sa mort, le rayonnement de l’Amour.
Pour Marguerite-Marie, le cœur, forme de base de l’emblème, n’est pas seulement une manière de figurer la partie pour le tout ou de dire l’amour du Christ comme une partie de son Mystère. Il dit, sous un mode précis et complexe, le Mystère du Christ tout entier, en personne ; à la condition toutefois que l’emblème ne soit pas regardé comme une image muette, mais lu en tenant compte du langage qu’il emploie, langage alors simple et profondément inscrit dans la culture du peuple.
Le message de la dévotion ainsi véhiculé, multiplié par des feuilles volantes imprimées, prend une portée pastorale majeure. La masse des fidèles était constamment tentée de réduire le Christianisme à un culte des Saints et, au mieux, à une adoration plus ou moins magique de l’hostie consacrée entrevue lors de l’élévation. Proposer une représentation imagée de l’humanité du Christ risquait d’en faire seulement le plus puissant des saints. L’emblème du Sacré-Cœur répondait au besoin populaire de voir et lui donnait à lire, selon ses moyens, une image qui le conduisait au contenu théologal le plus central de la foi. Dieu n’aime pas seulement par ses saints, mais aime lui-même, par l’incarnation de son Fils.
Cet emblème portait un autre message de nature sociopolitique. Ce Cœur, dit Sacré, se réfère à la gloire solaire du Saint Sacrement. S’il est solaire et sacré, il est aussi royal. En ces triomphales années du règne de Louis XIV, le soleil, comme le sacré, sont des attributs qui sont principalement associés au culte du Saint Sacrement et au prestige, il faudrait presque dire au “culte”, du roi qui est et pour tous un personnage éminemment sacré. Le soleil est alors le signe emblématique du roi de France, massivement répandu par la propagande depuis le règne d’Henri IV. Cette époque associe étroitement la royauté française et le Saint Sacrement. Un certain nombre de marques leurs sont communes et réservées le dais, le soleil, ne sont utilisés que pour les entrées royales dans les “bonnes villes” de France, et à la procession du “Corpus Domini”, la Fête-Dieu où l’ostensoir représente le soleil.
Le dessin de Marguerite-Marié, un siècle avant la Révolution, invite à une intériorisation et à une dépolitisation du Sacré qui n’est pas d’abord la puissance politique et religieuse du prince, mais l’intérieur du Christ, sa Personne divine incarnée. Ce langage est parlant dans cette société de l’Ancien Régime […] Le vrai lieu du sacré est le Cœur du Christ eucharistique, mort et ressuscité, présent en celui des baptisés… La religion est le Roi très-chrétien. Ce message oriente donc vers une intériorisation de la dimension sacrale de la religiosité sociale. Il dirige vers le Mystère du sacrifice eucharistique du Christ l’intense besoin de “dévotion populaire” qui s’en tenait jusqu’alors au culte des Saints.
Et aujourd’hui ?
Marguerite-Marie reçoit sa mission et transmet son message pendant le règne de Louis XIV, avant le règne de Louis XV, avant la Révolution Française. Le langage emblématique, qu’elle emploie en le recevant de la culture de sa jeunesse, est pourtant déjà en train de disparaître. Dès le XVIIIe siècle, on ne le comprend plus. Le cœur stylisé prend alors une forme réaliste et devient le centre du réseau de la circulation sanguine, sous l’influence de l’anatomie scientifique en train de se vulgariser. Il perd alors sa correspondance avec l’écu du blason et avec le soleil du Saint-Sacrement et désigne davantage l’intérieur humain du Christ que sa Personne divine. Cette insistance nouvelle répond aux besoins spirituels du temps, mais n’est déjà plus celle de Marguerite-Marie.
Parce qu’on ne sait plus lire le langage rhétorique qui prend la partie pour le tout, on commence à placer le cœur sur la poitrine du Christ représenté en pied, par son extérieur. Mais montrer à la fois l’intérieur et l’extérieur renvoie à une autre cohérence qui signifie surtout l’intimité humaine du Christ, son affectivité. De la même façon la portée politique du symbolisme royal changera de sens quand on mettra le Sacré-Cœur sur le drapeau d’un des camps qui s’affrontent lors des guerres civiles plus ou moins larvées qui suivirent la Révolution. La deuxième moitié du XIXe siècle retournera à l’emblème royal pour proclamer le Règne du Christ, sans parvenir à s’affranchir de la nostalgie d’un passé de chrétienté politique devenu anachronique . On ne sait plus lire ou on lit autrement l’emblème que l’on continue de brandir. Il dit autre chose sans qu’on en soit vraiment conscient.
Chaque époque reçoit de l’Esprit Saint l’art de transmettre l’essentiel de l’expérience chrétienne et d’en renouveler l’expression dans les conditions nouvelles propres à chaque génération. Il importe d’être conscient des différences de sens qui peuvent se creuser sous des formes apparemment identiques, si l’on veut percevoir et la nouveauté et la permanence du message.
Après l’insistance de Vatican II pour une revitalisation des grands cycles liturgiques axés sur le baptême et l’eucharistie et son invitation à leur subordonner dévotions et exercices spirituels, peut-on encore promouvoir une dévotion au Sacré-Cœur sans préciser expressément ce qu’elle signifie?
Le symbolisme du Cœur a toujours joué un rôle majeur dans la spiritualité chrétienne et il ne peut être question de le laisser de côté. Il ne semble pas pour autant que l’on puisse dire qu’une dévotion au Sacré-Cœur, au sens précis du terme, ait existé avant Marguerite-Marie et son époque. Certes, depuis toujours, la dévotion chrétienne, au sens fort du terme, a privilégié le mot cœur mais il n’était pratiquement pas représenté par une image propre, renvoyant plutôt à la figure de la poitrine et à celle du côté ouvert. En tout cas, il n’était pas institué en objet de dévotion destiné à une diffusion populaire, comme l’ont été le chapelet et beaucoup d’autres pratiques. C’est seulement à la fin du XVIIe siècle que commence une période de l’histoire de l’Eglise où cette dévotion joue un rôle important. Le graphisme du cœur représentant la personne du chrétien ou du Christ, vue de l’intérieur, comme centre capable de relations à l’autre, est alors abondamment utilisé par la pastorale, notamment celle des missions.
Continuer cette tradition ne pourra pas se faire sans une transformation des formes. Il est symptomatique à ce sujet que le message de Jean-Paul Il à Paray-le-Monial en 1987 ne parle pratiquement plus du Sacré-Cœur, mais du Cœur du Christ, faisant ainsi retour à la source traditionnelle du langage chrétien que le message de Marguerite-Marie a transmis en lui donnant un forme particulière, providentiellement adaptée aux besoins des temps qui nous ont précédés.
L’effort est nécessaire d’adapter le vocabulaire et de tenir compte des besoins de notre temps pour qui l’important n’est plus l’urgence d’intérioriser un sacré socialement trop prégnant, et finalement superficiel. Ce serait plutôt l’inverse. Comment inventer à nouveau des formes sacrales adaptées aux besoins d’une mission vécue dans une société sécularisée, désacralisée ?
Le symbole du Cœur reste toujours aussi fondamental . Qu’en est-il cependant de sa figuration dessinée ? Elle joue un rôle massif dans les média, notamment publicitaires. Ils contribuent, avec la bande dessinée, à inscrire dans notre culture tout un code de significations que nous devons utiliser sans en avoir la maîtrise. Qui emploiera le graphisme du cœur pour transmettre le message chrétien, regardera avec précision quel sens lui donne sa liaison avec les autres signes explicites ou implicites qui l’accompagnent et qui lui donnent sens. Qui dessine en s’adressant à nos contemporains, doit apprendre à relire ce qu’il a dessiné pour vérifier que ce qu’ils comprennent n’est pas tout autre chose que ce qu’il voulait leur faire entendre.
Les mots “sacré” et “cœur” ne peuvent plus être employés sans tenir compte des transformations de notre culture et sans entrer dans les systèmes d’expression de l’emblématique contemporaine. Il ne faudrait pas qu’un retour à la dévotion au Sacré-Cœur encourage en fait une paresse qui dispenserait de recevoir la grâce d’invention que l’Esprit Saint a accordée à Marguerite-Marie pour parler au peuple de son temps, et qu’il nous accorde encore.
Inventons donc pour pouvoir transmettre le message. Ecrivons, dessinons, proposons des pratiques spirituelles de dévotion, mais relisons ce que nous avons écrit, dessiné ou proposé pour vérifier que le message est bien reçu selon la rigueur de vérité qui fut celle de Marguerite-Marie comme de la multitude des saints qui l’ont précédée et de ceux – nous sommes mystérieusement appelés à en être – qui lui succèdent.