Le P. Jean-Louis Déclais, spécialiste de l’Islam vivant à Oran, en Algérie, évoque les bases du dialogue islamo-chrétien, au-delà de l’indifférence, en-deça de la mystique, sur le terrain d’une relecture intelligente et intelligible de l’Histoire.
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Je pourrais encore vous promener dans d’autres textes que le Coran. Par exemple ceux qui, dès le début de l’islam, ont opéré une véritable réécriture des récits bibliques (je vous renvoie à mes livres sur Job, David et Isaïe, ainsi qu’aux petits articles publiés dans le Supplément aux Cahiers Évangile) ou bien des textes plus actuels qui réagissent à l’actualité… Mais quittons les textes, je vous emmène à Jérusalem.
Jérusalem, ville de la paix, beata pacis visio chantions-nous autrefois dans l’hymne de la Dédicace. C’est là que tous les fils d’Abraham devraient se retrouver dans une belle unanimité fraternelle. Or… Voici un lieu où juifs, chrétiens et musulmans ont des choses à dire, mais chacun de leur côté. Ils peuvent éventuellement se comprendre, sûrement pas s’entendre. Ils peuvent visiter ensemble le Saint-Sépulcre, le gérer ensemble (c’est ce qui se passe, et ce sont après tout des activités laïques). Mais la fonction même du bâtiment, sa raison d’être, ne peut pas ne pas les diviser, puisqu’il s’agit de garder la mémoire de la passion et de la résurrection du Christ, scandale pour les juifs, non-événement pour les musulmans. Allons vers l’esplanade du Temple. Les chrétiens savaient quoi dire sur ce lieu, ils le lisaient dans l’évangile : En vérité, je vous le déclare, il ne restera pas ici pierre sur pierre, tout sera détruit (Mt 24,2). De fait, les Romains ont détruit le Temple, Titus d’abord, Hadrien ensuite qui, pour des raisons politiques, avait même interdit aux juifs d’habiter Jérusalem. Les lieux étaient abandonnés, la grande esplanade était devenue un terrain vague, preuve de la vérité des paroles du Christ. Émotion générale vers 360, quand on apprit que l’empereur Julien permettait aux juifs de reconstruire le Temple. Sa mort prématurée fit avorter le projet et la théologie fut sauvée ! Les ruines du Temple disaient l’autorité du Christ, sa reconstruction lui aurait infligé un démenti intolérable. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée. Vers 690, le calife Abdelmalik fit édifier sur l’esplanade le premier monument de prestige de l’islam, le Dôme du Rocher (qui n’est une mosquée, ni d’Omar). Ce bâtiment n’est pas muet. Une longue inscription (240 mètres) court à l’intérieur de la coupole et elle indique quel sens le calife a voulu donner à son uvre. Dans la ville des deux religions précédentes, sur l’emplacement du Temple juif, face au Saint-Sépulcre, on proclame le message et la victoire de la nouvelle religion grâce à des versets bien choisis :
– la sourate 112 : Dieu est un, il n’a pas engendré, il n’a pas été engendré…
– la sourate 33,56 : Dieu et ses anges ont béni le prophète de l’islam, que les croyants s’unissent à cette bénédiction…
– la sourate 17,111 : Dieu ne s’est pas donné de fils, il n’a besoin de personne pour se protéger de l’humiliation… – ou encore : O gens du livre, ne dépassez pas la mesure dans votre religion… Ne dites pas Trois… Gloire à Dieu ! Comment aurait-il un fils ? Ce sont des lieux chargés d’un capital symbolique énorme. Ils parlent. Ceux qui les habitent et ceux qui les regardent en voisins extérieurs comprennent très bien leur message. La sagesse des politiques et la lassitude des combattants finiront peut-être par imposer un partage raisonnable de l’espace et une certaine coexistence entre les communautés. Mais les mots accumulés au cours des siècles seront toujours là, enfouis dans les mémoires collectives, inscrits dans la pierre des monuments. Pour qu’ils cessent d’être dangereux, faut-il cesser d’y croire ou les transformer en curiosités historiques ? Ou pour poser la question autrement, les héritiers sont-ils encore fidèles s’ils n’épousent pas les querelles des pères ?
Essayons de reprendre tout cela. Nous sommes ici renvoyés aux grands débats théologiques des 4e et 5e siècles, avec les conciles de Nicée, d’Éphèse, de Chalcédoine, avec les personnalités d’Arius et d’Athanase, de Cyrille d’Alexandrie et de Nestorius, etc. La première question, ce fut : Ce Jésus qui est Christ et Fils de Dieu (selon les Écritures), devons-nous le considérer comme la première de toutes les créatures, supérieure même aux anges ? Ou bien devons-nous reconnaître qu’il n’est pas une créature divine, mais qu’il appartient à l’être même de Dieu, « engendré, non pas créé » précisera-t-on dans le Credo ? Pour nous aujourd’hui, c’est une question pour spécialistes qui s’intéressent à l’histoire de la doctrine et qui figure au programme des facultés de théologie. Depuis, d’autres questions se sont posées, d’autres crises ont retenu l’attention des Églises. Mais c’est à cette crise du 4e siècle que l’islam renvoie les chrétiens : Pourquoi avez-vous dit cela ? Évidemment, si on n’est pas trop averti, si on ne sait pas par quel bout prendre des mots comme Trinité, Incarnation, on se réfugiera derrière des phrases comme : C’est un mystère, ça nous dépasse ; l’essentiel, c’est la vie… Certes, il ne s’agit pas de disséquer le mystère de Dieu pour le comprendre comme si on le dominait ; mais il est quand même essentiel et vital de savoir ce que veulent dire les mots qui le désignent, de savoir ce qu’on dit quand on confesse dans le Credo « engendré, non pas créé ». Et quand on connaît un peu les débats théologiques qui ont agité l’islam à ses débuts, il n’est pas difficile de faire remarquer aux musulmans qu’ils ont connu la même crise au 9e siècle : Peut-on dire que le Coran est une réalité créée ? Ou bien doit-on le considérer comme la parole de Dieu incréée ? Le calife al-Ma’mûn, un des acteurs du débat, lui-même partisan de la thèse du Coran créé, écrivait à propos des « Gens de la Tradition » qui affirmaient la nature incréée du Coran : « Ils imitent le discours des chrétiens qui affirment que Jésus fils de Marie n’est pas créé puisqu’il est le Verbe de Dieu. » Il voyait bien l’enjeu du débat. Mais ce n’est pas sa thèse qui l’emporta, mais celle du Coran incréé. Ainsi, ce que la confession chrétienne affirme du Christ, l’enseignement traditionnel de l’islam l’affirme du Coran. Dans ces conditions, on arrive à se parler et à se comprendre. Personne n’est sur la défensive, mais chacun est devant la même question : Les hommes peuvent-ils entrer réellement en communication avec Dieu lui-même (et non pas avec une créature d’exception qui le représenterait) ?
Depuis longtemps, tout un imaginaire s’est mis en place, tout un langage s’est constitué, avec son vocabulaire, sa logique, ses modèles. Dans celui des musulmans, il y a certes des mots techniques qui nous sont étrangers, mais il y en a d’autres que nous reconnaissons : livre saint, prophète, prière, péché, etc. Face aux mots chrétiens, le musulman est dans la même situation. Parfois même, on pose des équivalences là où il serait plus simple de maintenir des différences ; ainsi, on utilise souvent baptême, carême, au lieu de circoncision et de ramadan. Nos mots sont souvent les mêmes, mais ils n’ont pas forcément le même sens. Pour vous le faire comprendre, je vous raconte ce qui m’est arrivé au mois de novembre. Je participais à un colloque sur le dialogue interreligieux organisé par l’université de Mostaganem, en partenariat avec celle de Strasbourg. Un soir, près de la cafétéria, un des organisateurs me pose une question : « Quelle était la langue de Jésus ? » Je lui dis : « L’araméen comme langue courante, l’hébreu pour l’étude de la Bible et la prière à la synagogue. » – « Et y a-t-il eu un évangile en araméen ? Qu’est-il devenu ? » J’ai répondu qu’effectivement un évangile avait été écrit en araméen à l’usage des communautés qui parlaient cette langue, que c’est peut-être lui qui est à la base de notre évangile de Matthieu en grec et que cet évangile araméen a disparu parce que les communautés chrétiennes d’origine juive ont disparu, car l’histoire ne leur a pas fait de cadeaux. Le lendemain matin, mon interlocuteur faisait sa communication. Il explique à l’assemblée que l’Évangile de Jésus, écrit en araméen, avait été perdu, que nous n’en possédions plus que des traductions ; chacun sait que même les meilleures traductions ne réussissent pas à rendre l’original dans sa perfection ; alors, explique-t-il, c’est cela qu’il faut comprendre quand la tradition musulmane parle d’une altération des Écritures chez les chrétiens. Il voulait être gentil en affirmant que les chrétiens n’avaient pas falsifié délibérément le texte de leur fondateur ; simplement, ils ne le possèdent qu’en traduction. Nous nous étions parlé sans nous comprendre. J’avais compris sa question selon mon schéma, à savoir : Jésus n’a jamais écrit de texte et n’a transmis aucun texte à ses disciples ; un évangile, c’est un livret écrit par un évangéliste pour les besoins d’une ou plusieurs communautés chrétiennes ; si les quatre évangiles sont bien des textes, l’Évangile de Jésus-Christ (avec une majuscule) n’est pas un texte, c’est ce qu’il a été, ce qu’il a fait et ce qu’il a dit, et aussi l’annonce qui en est faite et les conséquences qu’on en tire. – Lui, il avait compris selon son schéma : les Écritures saintes sont des textes révélés, transmis à des prophètes qui les confient à leur communauté ; le même schéma vaut pour la Tora de Moïse, les Psaumes de David, l’Évangile de Jésus, le Coran de Mohammed. J’ai pris le temps par la suite de m’expliquer par écrit. Mais vous imaginez la longue patience et l’attention qu’il nous faut aux uns et aux autres pour régler nos récepteurs sur les émetteurs d’en face, même quand il s’agit comme ce jour-là de conversations qui se déroulent dans un climat de bienveillance réciproque.
Je vais vous présenter maintenant ce petit livre. Il nous montre peut-être ce qu’on peut faire quand la parole est bloquée, et que quelques-uns n’en prennent pas leur parti. Cela ne concerne pas explicitement le dialogue entre chrétiens et musulmans, puisqu’il s’agit de la relation entre Israël et les Palestiniens. Mais qui pourrait prétendre que le langage religieux n’intervient pas dans ce conflit interminable ? Pendant l’été 2004, j’ai trouvé en librairie Histoire de l’autre (traduit de l’arabe et de l’hébreu) avec une préface de Pierre Vidal-Naquet, éditions Liana Lévi. Sur la couverture, le titre est écrit en arabe, en français et en hébreu. De quoi s’agit-il ? A la demande de l’Institut pour la Recherche de la Paix au Moyen Orient (une ONG fondée par des professeurs israéliens et palestiniens), six professeurs israéliens et six professeurs palestiniens ont écrit, chacun de leur côté, trois leçons d’histoire portant sur trois dates importantes de leur histoire commune : la déclaration Balfour de 1917, la guerre de 1948 et la première Intifada de 1987. Le texte des Palestiniens a été traduit en hébreu, celui des Israéliens l’a été en arabe. Les lycéens israéliens peuvent ainsi avoir un manuel qui, sur deux colonnes, raconte l’histoire selon le point de vue israélien et selon le point de vue palestinien ; de même, les lycéens palestiniens peuvent lire le texte des professeurs israéliens à côté de celui de leurs propres professeurs. Les initiateurs du projet, des Israéliens et des Palestiniens, écrivent en introduction : Notre objectif n’est pas de critiquer ou de modifier les récits existants, mais d’ouvrir aux enseignants et aux élèves un espace d’étude commun. Nous sommes conscients qu’il serait irréaliste dans l’immédiat d’envisager de modifier les récits ou d’en créer un qui soit accepté par les deux peuples. Il faut considérer l’enseignement de l’histoire comme une tentative de construire un avenir meilleur en « retournant chaque pierre » et non en la lançant à la tête de l’autre. Nous espérons que vous – enseignants et élèves – partagerez cette vision avec nous et nous aiderez à relever le défi. Saisir ce que l’autre dit, c’est déjà important, même si on n’est pas d’accord. On sait au moins sur quoi on n’est pas d’accord.
On pourrait imaginer un travail analogue dans le champ religieux. Prenons par exemple la figure d’Abraham. Combien de fois ne nous rappelle-t-on pas que les juifs, les chrétiens et les musulmans, les trois religions monothéistes comme on dit, ou les religions « célestes » comme on dit en islam, sont tous fils d’Abraham et devraient donc vivre comme des frères ! On nous le disait encore à ce colloque de Mostaganem que j’évoquais à l’instant : Surmontons nos divergences et revenons en amont, à la foi d’Abraham, lui qui était antérieur à toutes les divisions.
Vux pieux qui n’ont aucune efficacité. Pourquoi en effet des frères ne pourraient-ils pas être ennemis ? Et en l’espèce, il faut renverser le proverbe. Entre Abraham et les trois religions, ce n’est pas Tel père, tels fils, mais Tels fils, tel père. Il nous faudrait alors un Abraham en trois colonnes : – un Abraham raconté par le rabbin Eisenberg à la télévision le dimanche matin ; nous le reconnaîtrions à peu près, car nous lisons la même Bible que le rabbin ; nous serions quand même étonnés. D’où vient que le jeune Abraham entreprend de briser les idoles dont son père faisait commerce ? Comment se fait-il qu’il se plaise à observer déjà par avance les commandements que Moïse promulguera beaucoup plus tard ? – un Abraham chrétien, tendu tout entier vers la venue du Christ (Abraham votre père a exulté à la pensée de voir mon jour ; il l’a vu et il a été transporté de joie, Jn 8,56), vivant déjà du dynamisme de la foi pascale selon l’enseignement de Paul. – un Abraham musulman, qui redonne tous ses droits à Ismaël son aîné et qui va le rejoindre au fond de l’Arabie pour reconstruire le Temple originel de l’humanité, la Kaba de La Mekke, ainsi qu’il apparaît dans le Coran.
La phrase des éditeurs de Histoire de l’autre aurait ici toute sa pertinence : Nous sommes conscients qu’il serait irréaliste dans l’immédiat d’envisager de modifier les récits ou d’en créer un qui soit accepté par les deux peuples. Pourtant, nous ne sommes pas condamnés à l’affrontement stérile des discours confessionnels. Pourquoi seulement trois colonnes ? Un autre discours est possible, celui de la raison historienne qui, avec prudence et humilité, mais avec assurance aussi, demanderait au rabbin, au catéchète chrétien et à l’imam de descendre sur le terrain de l’histoire, de tenir compte des chantiers archéologiques, de s’initier à la critique des textes, même sacrés. Cela ferait une quatrième colonne qui dirait ce qu’on peut connaître de la situation du Proche Orient au 2e millénaire, mais qui surtout montrerait comment et pourquoi la figure de l’ancêtre a été modelée de façon différente au cours des siècles pour répondre aux besoins de l’identité communautaire, parfois dans des situations de crise et d’affrontement. Il ne s’agit surtout pas de remplacer les trois colonnes par la quatrième. Le discours de l’historien ne doit pas remplacer les confessions de foi, mais il peut montrer comment celles-ci se sont formées, et c’est beaucoup. Si le rabbin, le catéchète et l’imam savaient articuler leur enseignement avec le discours laïque de la raison historienne (histoire des faits et histoire des doctrines), ils arriveraient sûrement à trouver un terrain commun pour se parler et se comprendre. A quoi sert de se parler en effet si chacun est convaincu que sa parole engage la parole de Dieu lui-même ? Pour se comprendre et se parler, les hommes, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou autres, doivent aussi se souvenir qu’ils sont d’abord des hommes et qu’ils ont tous à leur disposition le même logos, la même raison.
Source : conférence prononcée le 5 janvier 2006 au Centre d’Etudes Théologiques de Caen