En cette période où le terme de laïcité est sur toutes les bouches, Monseigneur Francesco Follo, observateur permanent du Saint-Siège à l’Unesco, évoque la perception de la notion de laïcité au plan international.
Comment est perçue la loi sur la laïcité à l’Unesco ?
Dans une institution qui compte 190 pays, il faut que chacun observe d’emblée une forme de respect pour la diversité des systèmes législatifs en vigueur. En l’occurrence, la loi est considérée comme un reflet de la spécificité française en matière de laïcité. Il est certain que pour nombre de pays appartenant à l’Unesco, comme ceux d’Asie ou du Proche-Orient, la séparation entre Etat et religion n’est pas perçue comme en France. Le sens de la laïcité telle qu’elle a été instaurée historiquement en France avait avant tout vocation à lutter contre la discrimination religieuse.
Ce que souligne déjà la déclaration des Cardinaux et archevêques de France du 13 novembre 1945. Déclaration qui dit en substance : si la laïcité signifie garantir la liberté spirituelle pour tous et reconnaître que la vie religieuse est aussi un fait social qui apporte sa contribution à la vie du pays, alors il est possible d’avoir un service en commun pour collaborer au progrès de l’humanité et à la liberté de suivre sa propre conscience pour poursuivre une fraternité qui permet de partager une vie digne de l’homme car tous les hommes sont égaux. (Gaudium et Spes, 74) Notez que l’on retrouve dans cette définition les trois valeurs inscrites dans la devise de la République française, « liberté », « fraternité » et « égalité »
Comment expliquer alors que la laïcité française connaisse une telle crise ?
Je dirais que c’est le laïcisme qui est en crise. Il faut toujours continuer sur le chemin qui va de la laïcité de combat à la laïcité de respect, continuer dans le modus vivendi apaisé que l’Etat et l’Eglise en France ont constamment bâti et veulent continuer à bâtir ensemble. Mais interdire d’arborer des signes religieux revient à insinuer que la religion est source de divisions. A ce sujet, permettez-moi de citer un long passage du discours prononcé par Jean-Paul II le 12 janvier 2004 à l’occasion des vux au Corps Diplomatique. Le Saint Père souligne que la religion dans la société est présence et dialogue :
« On invoque souvent le principe de la laïcité, en soi légitime, s’il est compris comme la distinction entre la communauté politique et les religion. Mais distinction ne veut pas dire ignorance ! La laïcité n’est pas le laïcisme ! Elle n’est autre que le respect de toutes les croyances de la part de l’État, qui assure le libre exercice des activités cultuelles, spirituelles, culturelles et caritatives des communautés de croyants. Dans une société pluraliste, la laïcité est un lieu de communication entre les diverses traditions spirituelles et la nation. Les relations Église-État peuvent et doivent donner lieu, au contraire, à un dialogue respectueux, porteur d’expériences et de valeurs fécondes pour l’avenir d’une nation. Un sain dialogue entre l’État et les Églises qui ne sont pas des concurrents mais des partenaires peut sans aucun doute favoriser le développement intégral de la personne humaine et l’harmonie de la société. »
Il faut souligner que les religions sont facteurs de dialogue quand elles acceptent que l’Absolu reste toujours à chercher et quand elles respectent la réponse propre à chacun, dans un contexte social et politique qui permet de « rendre à Dieu ce qui est à Dieu et de rendre à César ce qui est à César ». Ce principe découle en droite ligne du christianisme. Cela, les chrétiens français doivent en prendre conscience et le revendiquer pour défendre justement une laïcité française apaisée et harmonieuse.
Pourtant l’identité religieuse est parfois perçue comme une menace à la tolérance
C’est comme cela qu’on la présente en effet. Même en Histoire, on continue à parler de « guerres de religions », alors que la majorité des conflits ne sont pas directement liés à la religion. Prenez par exemple le XXe siècle, qui a connu des conflits atroces, dont deux guerres mondiales qui n’étaient pas des guerres de religion. L’expression elle-même est née au XVIIe pour désigner le combat fratricide entre catholiques et protestants. Mais c’est devenu un lieu commun simplificateur qui permet au laïcisme de présenter la religion comme facteur de divisions et de haine.
Dans le cas de la loi que nous avons évoquée, les signes d’appartenances religieuses sont les arbres qui cachent la forêt des problèmes auxquels est confrontée l’Ecole aujourd’hui en France : perte de repères, drogue, et surtout violence Etant impuissant face à ces problèmes, on choisi un bouc émissaire à exclure de toute urgence de l’enceinte scolaire. C’est un peu comme si l’on décidait d’interdire les matchs de foot à cause des bagarres entre supporters.
Pourquoi l’Eglise n’a-t-elle plus un poids social suffisant pour influencer ce type de débats ?
Le poids social de l’Eglise existe de facto, parce que la société trouve dans le christianisme plus de repères que l’on ne veut bien l’admettre. Le fait qu’on lui donne peu la parole ne signifie pas qu’elle n’a pas de poids. Les Evêques de France parlent eux-mêmes de passer d’ une période d’enfouissement à une période de proposition. A ce sujet, je suggère la lecture de « Proposer la foi dans la société actuelle », Lettre des Evêques de France aux Catholiques, publiée dans le 1996.
Et que peut-elle proposer, justement ?
Aider d’abord à reconnaître d’où l’on vient. C’est l’Eglise qui a transmis les valeurs fondatrices de la démocratie occidentale. Reconnaître par exemple ces racines chrétiennes de l’Europe, ce n’est pas accorder un privilège à l’Eglise, c’est admettre une vérité historique. Ce sont les universités, créées par l’Eglise, qui ont conservé le patrimoine intellectuel de la latinité jusqu’aux siècles de la Renaissance. Les Bénédictins ont copié toutes les uvres antiques dont nous avons connaissance aujourd’hui. Ils n’ont pas fait de tri pour ne conserver que les moralistes ou les livres qui servaient la cause de l’Eglise : ils les ont conservées parce qu’ils ont reconnu dans leur valeur artistique et littéraire un témoignage de la dignité humaine. Et tout cela pendant les siècles longtemps considérés comme « obscurs »
Ensuite, l’Eglise peut jouer un rôle fondamental en matière d’éducation. L’Etat a vocation à former des citoyens. L’Eglise suggère d’élever aussi des personnes qui soient plus que de simples individus ayant choisi de vivre ensemble. Ce n’est pas incompatible, au contraire.
Beaucoup de nos débats actuels reposent sur une conception de l’Individu qui fonctionne comme un sorte d’ impensé qu’on n’admet pas de revisiter ni de ré-évaluer. La conception moderne de l’individu correspondant à l’époque des Lumières a déterminé largement la conception du citoyen. Mais privilégiant la rationalité comme dimension essentielle de l’individu humain, elle a négligé ce qui, dans le citoyen, est activité, coopération, communauté, relations entre individus. Bref, on a passé sous silence l’homme concret, historique et social.
Les discours actuels sur la citoyenneté, l’intégration ou la laïcité, reposent souvent sur ce mythe de l’homme n’ayant de valeur qu’en lui-même. On objective sa nature qui serait donnée hors de toute relation sociale. L’homme et, par voie de conséquence, le citoyen sont appréhendés comme des êtres abstraits et non comme les « produits » de l’activité historique et du jeu des rapports sociaux, qui sont hautement déterminés par des appartenances diverses et plurielles. On a ainsi déculturé’ le citoyen pour le réduire à sa seule rationalité. Contre ce type de réductionnisme, le pape Jean-Paul II parle souvent du « développement intégral de l’homme », respectueux de toutes ses dimensions.
En cela, l’Eglise a sa place à l’Unesco ?
L’Unesco a pour but de promouvoir la culture et l’éducation de l’homme. C’est la notion « d’humanisme intégral » développée par Jacques Maritain, qui en fut d’ailleurs le premier ambassadeur. Il est difficile d’avoir une définition commune de l’homme, mais l’universalité de la dignité humaine est au cur du concept même de droits de l’homme. Qu’est-ce que la dignité ? Celle des choses que vous accomplissez? Qu’en est-il alors des enfants et des mourants, qui ne produisent rien ? L’Eglise est là pour défendre ceux qui semblent indignes à une société dominée par le productivisme et la consommation. Et le christianisme a un rôle tout particulier à jouer parce que c’est la plus universelle des religions : elle ne se réduit pas à un lieu, à une époque, à une langue donnés, même si, bien sûr, l’enracinement historique de l’incarnation est fondamental.
Un penseur qui n’était pas croyant, Vaclav Havel, disait : « Une expérience est vraie quand il est possible de l’avoir à tous les siècles et en tous lieux ». L’expérience éducative de l’Eglise vaut pour tout le monde. Elle propose des clés supplémentaires, que l’Etat ne fournit pas. Une société n’est jamais purement laïque : on en a la preuve avec la recherche effrénée de nouvelles religiosités, ou le développement sauvage de la religiosité qui tourne à l’intégrisme. D’où l’importance de proposer des lieux pour éduquer le sens religieux propre à tout homme.
Si je fais le bilan de mes deux années à l’UNESCO, j’en conclus qu’il faut passer d’une laïcité ouverte qui prône la tolérance mais ne permet pas d’entreprendre d’actions communes à une vraie laïcité de coopération.
Faut-il penser à une nouvelle laïcité ?
En quelque sorte, oui. A mon avis, il faudrait que cette « laïcité de coopération » franchisse un seuil qualitatif non négligeable. Ce serait une tâche dans laquelle diverses composantes de la société, dont les religions, s’engagent de façon volontaire et consciente. C’est dans une telle perspective que les religions doivent pouvoir s’inscrire, sur la base d’un questionnement mobilisateur. Pouvons-nous, à partir de nos traditions, user de la force symbolique dont nous sommes porteuses pour uvrer au vivre ensemble et à la cohésion sociale ? Pouvons-nous le faire sans régresser vers une attitude d’exclusivité et d’hégémonie ?
Et une autre question se pose, tout aussi radicale : sommes-nous capables de le faire avec d’autres personnes non croyantes et d’autres croyants appartenant à des religions différentes ? Parler de « laïcité de coopération », c’est entrer dans la perspective d’un pacte entre les différentes forces philosophiques, spirituelles et religieuses de la société civile et l’Etat.
La laïcité serait donc d’abord un art de vivre ensemble enrichi par l’expérience et la pratique ?
Oui ! Dans le cadre d’une « laïcité de coopération », les religions doivent apprendre à cohabiter dans un espace commun, et à le faire sur les bases d’une culture de la convivialité et de la coopération. Pour cela, bien des conversions de mentalité doivent encore pouvoir s’opérer.
Le risque est grand pour les religions, d’être tentées de se présenter comme capables, à elles seules, de résoudre la crise que traversent l’individu autant que la société. Cela génère alors des attitudes fondamentalistes ou intégralistes. Les responsables religieux ont intérêt à être vigilants sur ce point pour démasquer toute attitude démagogique et simpliste qui profiterait du désarroi des citoyens dans les pays européens pour offrir d’illusoires sécurités identitaires.
Face à la complexité de la situation sociale et à l’impact des représentations négatives que les groupes religieux entretiennent encore trop souvent les uns par rapport aux autres, il faut, plus que jamais avancer sur les chemins d’une ouverture et d’une coopération. Nous avons encore du chemin à parcourir pour que nos diverses communautés consentent à coopérer et cohabiter dans un espace commun.
Et comment favoriser l’émergence de cet espace commun ?
L’homme est l’unique être de l’Univers qui fait partie de 2 « mondes » : celui des Corps et celui des Esprits, ouvert à la transcendance. Il faut donc former la conscience des hommes à comprendre et à vivre, à garder en soi-même et à respecter dans les autres la complexité de l’expérience de la liberté.
Il faut trouver et proposer les stimulations et les instruments afin que l’homme « religieux » et l’homme « politique » vivent ensemble dans la sphère privée et la sphère de la relation communautaire, sociale. Il faut donc éduquer et former le citoyen à cette dimension complète que Jacques Maritain appelait « humanisme intégral ».
Je vous suggère de lire à ce sujet l’Exhortation Apostolique « Christifideles Laici », que le Pape Jean Paul II a écrit dans le 1988 ainsi quedeux livres de Mgr Luigi Giussani : « A la recherche du visage humain » et « Laïque c’est à dire chrétienne ». Il faut lire ces textes avec des amis afin que la lecture devienne une expérience.
Pour conclure, permettez-moi de citer la note doctrinale de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, 24 novembre 2002 : « les sociétés démocratiques actuelles, où demeure appréciable le fait que tous participent à la gestion de la «chose publique» dans un climat de vraie liberté4, demandent des formes de participation à la vie publique nouvelles et plus larges de la part des citoyens qu’ils soient chrétiens ou non chrétiens. En effet, tous peuvent contribuer, par leur vote, à l’élection des législateurs et des gouvernants. Ils peuvent aussi par d’autres moyens de participer à l’élaboration des orientations politiques et des choix législatifs qui, selon eux servent le mieux le bien commun5.
La vie, dans un système politique démocratique, ne pourrait se dérouler de manière profitable sans un engagement actif, responsable et généreux de tous. Encore que cela implique «une diversité et une complémentarité des formes, des niveaux, des devoirs et des responsabilités».
L’appel, qui revient souvent, à propos de la «laïcité» et qui devrait guider l’engagement des catholiques, demande une clarification, et pas seulement au niveau terminologique. La promotion en conscience du bien commun de la société politique n’a rien à voir avec le «confessionalisme» ou l’intolérance religieuse. Pour la doctrine morale catholique la laïcité est comprise comme une autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique,- mais pas par rapport à la sphère morale. C’est une valeur, reconnue par l’Église, que l’on acquiert et qui fait partie du patrimoine de civilisation obtenu23.
Jean-Paul II a mis en garde plusieurs fois contre les périls qu’entraîne toute confusion entre la sphère religieuse et la sphère politique. «Elles sont très délicates les situations dans lesquelles une norme spécifiquement religieuse devient, ou tend à devenir, loi de l’État, sans que l’on tienne suffisamment compte de la distinction entre les compétences religieuses et celles de la société politique. En fait, identifier la loi religieuse avec la loi civile peut effectivement étouffer la liberté religieuse et même limiter ou nier d’autres droits humains inaliénables24.
Tous les fidèles sont bien conscients que les actes spécifiquement religieux (profession de la foi, accomplissement des actes de culte ou des sacrements, doctrines théologiques, communication entre les autorités religieuses et les fidèles, etc.) tombent hors de la compétence de l’État. Ce dernier ne doit pas s’en mêler, il ne peut en aucune manière y obliger ou les empêcher, en dehors des exigences fondées sur l’ordre public. La reconnaissance des droits civils et politiques et la répartition des services publics ne peuvent dépendre de convictions ou prestations de nature religieuse de la part des citoyens.
Les citoyens catholiques ont le droit et le devoir, comme tous les autres, de rechercher sincèrement la vérité, de promouvoir et de défendre par tous les moyens licites, les vérités morales sur la vie sociale, la justice, la liberté, le respect de la vie et les autres droits de la personne. »