André Damien, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, a accepté de répondre à nos questions. Il nous livre sa vision de l’Eglise, sa place dans le contexte de la société française.
Comment vous situez-vous dans le débat concernant l’inscription de l’héritage chrétien dans la constitution européenne ?
Je pense que l’Europe est d’origine chrétienne. C’est le christianisme qui, après de nombreuses difficultés, a engendré une société nouvelle à la fois sur le plan spirituel et sur le plan des pouvoirs. En Orient, la conception des pouvoirs était différente. L’empereur de Constantinople était vraiment choisi par Dieu, c’était l’Elu de Dieu qui était là pour appliquer la loi divine et, surtout, les clercs lui étaient entièrement soumis. Je crois qu’il y a eu un miracle dans l’Histoire, qui est peut-être dans le plan de Dieu, celui de la création d’un Etat autonome et laïque, à l’intérieur d’une Chrétienté où l’Eglise est souveraine en matière ecclésiastique. Personne ne peut donc nier les origines chrétiennes de l’Europe parce que c’est grâce au christianisme qu’a été obtenue, sur le plan de la philosophie politique, la reconnaissance d’un pouvoir laïque distinct.
Mais la grande préoccupation du pouvoir laïque est de ne pas se soumettre à la juridiction ecclésiastique. C’est pourquoi Charlemagne a d’abord refusé le sacre de la nuit de Noël 800 : il fut sacré par surprise, en quelque sorte. Il ne prit jamais le titre d’empereur mais se dit « gouvernant l’empire romain ». Il se met en deuxième position. Ce qui lui permet d’avoir un pape un peu soumis. Il y a eu également la théorie des deux glaives. Certes, saint Bernard l’a quelque peu détournée : soucieux d’établir l’indépendance des clercs vis-à-vis des pouvoirs laïques, il met les deux glaives dans les mains de l’Eglise, l’un par vocation (le pouvoir spirituel), l’autre par attribution (le pouvoir temporel). Il n’en reste pas moins que sans le christianisme, la laïcité n’aurait jamais existé.
Le christianisme serait donc l’inventeur de la laïcité ?
Oui, je crois que le christianisme est l’inventeur de la laïcité. Elle le lui a bien rendu d’ailleurs, car elle est devenue très vite dominatrice à travers la Réforme, le Concordat, la Séparation et les querelles actuelles. Mais il est évident que notre conception du pouvoir laïque trouve sa source dans le christianisme. De plus, dans la mesure où, d’après la vision chrétienne, l’homme est une créature divine, et que Dieu lui-même s’est fait homme, il est impossible de le considérer comme un simple rouage ou comme la fourmi d’une fourmilière. D’où les positions de l’Eglise condamnant l’Holocauste, les génocides, ou encore l’élimination des malades mentaux.
La conception occidentale de l’Homme est très particulière. Elle n’existe pas ailleurs. Je ne parle pas de l’Afrique, mais en ce qui concerne la Chine, par exemple, cela est flagrant. Je connais bien ce pays car j’y suis intervenu en tant qu’expert pour monter le barreau chinois. Le point qui a posé problème n’était pas leurs lois, ni leurs tribunaux, ni leurs avocats, qui étaient très compétents, mais la notion de circonstances atténuantes personnelles. Seuls les faits comptaient pour eux. Ils ne reconnaissaient pas les circonstances atténuantes personnelles parce qu’ils ne reconnaissaient pas les personnes. En Chine, l’Etat souverain dit : cet individu a tué, il va donc être exclu de la société, alors que, nous autres Occidentaux, nous adoptons une position différente à cause de notre culture chrétienne. Nous pensons que l’homme reste malgré tout un frère, car il est créature de Dieu. Je crois que c’est le cur du message apporté par le christianisme.
En tant que juriste, vous observez donc que le christianisme a profondément influencé notre droit ?
Totalement. Le droit romain reste la ratio scripta. C’est un droit intelligent mais il fut progressivement imprégné par le christianisme. Le personnalisme chrétien est entré dans le droit romain pour nous donner ce droit très particulier qui est le nôtre aujourd’hui. Napoléon s’inspirait encore de principes chrétiens, la société dans laquelle il se débattait étant encore imbibée de christianisme, même si elle le refusait.
Est-ce que tous les juristes admettraient cela ?
Un juriste savant et de bonne foi ne peut pas ne pas reconnaître qu’il existe dans nos lois un apport spécifiquement chrétien. Il pourra certes vous expliquer que l’Eglise a passé une bonne partie de son temps à écraser ce personnalisme en poursuivant les hérésies, en menant la croisade contre les Albigeois, les guerres de religion, etc. Il n’en reste pas moins que l’idée de la liberté de l’homme est une idée fondamentalement chrétienne et que, très vite, un certain « libéralisme » chrétien s’est effectivement développé.
Il ne faut pas nier pour autant que l’Eglise a imposé la foi par les procédés du pouvoir de l’époque, avec tout ce que cela implique. Je disais l’autre jour à l’un de mes amis, qui faisait l’éloge de la société de chrétienté du XIIIe et du XVe siècles : ce que vous écrivez sur ce type de société ne me choque pas mais j’avoue que je n’aurais pas aimé y vivre et vous non plus sans doute. Dans une société de chrétienté très ordonnée tenue en lice ou en laisse, il est évident qu’il ne devait sans doute pas être bon de penser tout ce que l’on avait envie de penser et que l’on devait très vite tomber sous les fourches Caudines du pouvoir ecclésiastique.
Que pensez-vous de la loi de séparation de 1905 ?
Ô bienheureuse séparation, que serions-nous devenus sans toi ! Certes, Combes était un antireligieux sectaire, certes il dénonçait unilatéralement un traité international, le concordat de 1801, certes il voulait « écraser l’infâme » mais ses excès mêmes ont paradoxalement abouti à un résultat inverse. Car, en appliquant avec un esprit systématique son programme antireligieux et anticlérical, cet homme a finalement fait un grand bien à l’Eglise. Grâce à la résistance que son sectarisme a immanquablement provoquée parmi une certaine opinion et chez des gens de bonne foi, dont Jaurès, il a fallu intégrer dans la loi de séparation l’idée extraordinaire selon laquelle les églises appartiendraient aux communes et les cathédrales à l’Etat, à condition d’en laisser l’usage libre aux fidèles qui les occupaient en 1905, ainsi qu’aux ministres du culte dans leur rôle pastoral.
C’est d’ailleurs pour cette raison, entre parenthèses, que l’église Saint Nicolas du Chardonnet est toujours théoriquement attribuée à l’Eglise catholique romaine malgré son occupation abusive et sanctionnée chaque année par une indemnité payée à la diocésaine de Paris par l’Etat, qui n’arrive pas à appliquer une décision de justice.
Sans le vouloir, Combes nous aura donc apporté une chose essentielle : la laïcité à la française. L’Etat ne reconnaît pas les cultes mais il les « connaît ». Que ferions-nous aujourd’hui de 36 000 églises non entretenues avec de moins en moins de fidèles, qui sont de moins en moins prêts à donner de l’argent à l’Eglise ?
Mais sur le moment, la séparation a été vécue très durement. L’interdiction des cultuelles par Pie X a fait grand bruit.
Par la condamnation des cultuelles, Pie X refusa de confier les édifices à des associations de croyants, ce qui apparaît comme une sottise sur le plan humain. Pourtant cela s’est révélé à long terme l’idée la plus géniale qu’ait jamais eue un pape. Sur le moment, l’idée de refuser ces cultuelles pouvait paraître excessive en effet, d’autant plus que l’Etat français avait donné l’assurance que l’évêque resterait le chef de la cultuelle. Ce n’était tout de même pas la démocratie dans l’Eglise et la rupture du lien hiérarchique, ce n’était pas une démocratie de laïcs gouvernant l’Eglise qui aurait été créée. D’ailleurs les « diocésaines », qui seront acceptées plus tard, ne sont rien d’autre que des « cultuelles baptisées ». Mais c’est ce refus apparemment absurde de Pie X qui fut à l’origine de la situation d’aujourd’hui, ô combien profitable.