Dès 1987, dans son encyclique Sollicitudo Rei Socialis, le Pape Jean-Paul II prolongeait la réflexion sur le développement des peuples, engagée vingt ans plut tôt par Paul VI. Si le terme de “développement durable” n’était pas encore employé, il s’agit bien déjà de la même préoccupation pour le “développement humain authentique” et intégral, dans le respect de la création.
Datée officiellement de décembre 1987, quoique rendue publique seulement en février 1988, ce magistral document souligne le vingtième anniversaire de la parution de Populorum progressio. Reprenant le thème de Paul VI : “la question sociale est devenue mondiale”, Jean-Paul II explicite la formule en deux directions:
1) tous les problèmes sont interreliés, toutes les problématiques sociales sont apparentées ;
2) toutes les consciences sont interpellées et chacun doit se sentir concerné par la question du développement intégral et solidaire des peuples. En déclarant que la question sociale a acquis une dimension mondiale, l’encyclique de Paul VI se propose avant tout de signaler un fait d’ordre moral, qui a son fondement dans l’analyse objective de la réalité. Selon les paroles mêmes de l’encyclique, “chacun doit prendre conscience de ce fait, précisément parce que cela touche directement la conscience, qui est la source des décisions morales” (n° 9).
Les deux décennies qui vont de Paul VI à aujourd’hui témoignent de certains succès dans le domaine du développement, mais globalement il faut avouer que l’entreprise se solde par un échec. La cause première de cet échec, dit Jean-Paul II, est d’ordre moral. On est parti d’une définition étriquée du développement pour ensuite se fourvoyer dans l’économisme, escamotant les balises fondamentales que sont la liberté (incluant la liberté religieuse), la justice distributive, le devoir de solidarité, la dimension spirituelle de la personne. Ce que l’on décèle, quand on fait le diagnostic du sous-développement, c’est l’impact d’un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des “structures de péché”. S’imposent donc de nouvelles attitudes, avant tout une forme de conversion qui conduira à promouvoir un ensemble de valeurs humaines et morales, indispensables à l’instauration des réformes et des changements qui traceront la voie à une authentique libération des peuples.
Outre l’insistance sur la dimension morale, l’apport majeur de Sollicitudo rei socialis aura été d’interrelier la réflexion qui porte sur la problématique sociale d’ici et celle qui concerne les pays du tiers-monde et le devoir de coopération internationale.
(source : site du diocèse d’Arras)
Voici quelques passages de l’encyclique Sollicitudo Rei Socialis, extraits du chapitre IV, “le développement humain authentique”.
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Mais en même temps, la conception «économique» ou «économiste», liée au vocable développement, est entrée elle-même en crise. Effectivement, on comprend mieux aujourd’hui que la pure accumulation de biens et de services, même en faveur du plus grand nombre, ne suffit pas pour réaliser le bonheur humain. Et par suite, la disponibilité des multiples avantages réels apportés ces derniers temps par la science et par la technique, y compris l’informatique, ne comporte pas non plus la libération par rapport à toute forme d’esclavage. L’expérience des années les plus récentes démontre au contraire que, si toute la masse des ressources et des potentialités mises à la disposition de l’homme n’est pas régie selon une intention morale et une orientation vers le vrai bien du genre humain, elle se retourne facilement contre lui pour l’opprimer.
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Ainsi, il reste clair que si le développement a nécessairement une dimension économique puisqu’il doit fournir au plus grand nombre possible des habitants du monde la disponibilité de biens indispensables pour «être», il ne se limite pas à cette dimension. S’il en était autrement, il se retournerait contre ceux que l’on voudrait favoriser.
Les caractéristiques d’un développement intégral, «plus humain», capable de se maintenir, sans nier les exigences économiques, à la hauteur de la vocation authentique de l’homme et de la femme, ont été décrites par Paul VI.
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Un développement qui n’est pas seulement économique se mesure et s’oriente selon cette réalité et cette vocation de l’homme envisagé dans sa totalité, c’est-à-dire selon un paramètre intérieur qui lui est propre. Il a évidemment besoin des biens créés et des produits de l’industrie, continuellement enrichie par le progrès scientifique et technologique. Et la disponibilité toujours nouvelle des biens matériels, tout en répondant aux besoins, ouvre de nouveaux horizons. Le danger de l’abus de consommation et l’apparition des besoins artificiels ne doivent nullement empêcher l’estime et l’utilisation des nouveaux biens et des nouvelles ressources mis à notre disposition; il nous faut même y voir un don de Dieu et une réponse à la vocation de l’homme, qui se réalise pleinement dans le Christ.
Mais pour poursuivre le véritable développement, il est nécessaire de ne jamais perdre de vue ce paramètre, qui est dans la nature spécifique de l’homme créé par Dieu à son image et à sa ressemblance (cf. Gn 1, 26). Nature corporelle et spirituelle, symbolisée, dans le deuxième récit de la création, par les deux éléments: la terre avec laquelle Dieu forme le corps de l’homme, et le souffle de vie insufflé dans ses narines (cf. Gn 2, 7).
L’homme en vient ainsi à avoir une certaine affinité avec les autres créatures: il est appelé à les utiliser, à s’occuper d’elles et, toujours selon le récit de la Genèse (2, 15), il est établi dans le jardin, ayant pour tâche de le cultiver et de le garder, au-dessus de tous les autres êtres placés par Dieu sous sa domination (cf. ibid., 1, 25-26). Mais en même temps l’homme doit rester soumis à la volonté de Dieu, qui lui fixe des limites quant à l’usage et à la domination des choses (cf. ibid., 2, 16-17), tout en lui promettant l’immortalité (cf. ibid., 2, 9; Sg 2, 23). Ainsi l’homme, en étant l’image de Dieu, a une vraie affinité avec lui aussi.
A partir de cet enseignement, on voit que le développement ne peut consister seulement dans l’usage, dans la domination, dans la possession sans restriction des choses créées et des produits de l’industrie humaine, mais plutôt dans le fait de subordonner la possession, la domination et l’usage à la ressemblance divine de l’homme et à sa vocation à l’immortalité. Telle est la réalité transcendante de l’être humain, que nous voyons transmise dès l’origine à un couple, homme et femme (Gn 1, 27), et qui est donc fondamentalement sociale.
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La collaboration au développement de tout l’homme et de tout homme est en effet un devoir de tous envers tous, et elle doit en même temps être commune aux quatre parties du monde: Est et Ouest, Nord et Sud; ou, pour employer le terme en usage, aux divers «mondes». Si, au contraire, on essaie de le réaliser d’un seul côté, dans un seul monde, cela se fait aux dépens des autres; et là où cela commence, du fait même que les autres sont ignorés, cela s’hypertrophie et se pervertit.
Les peuples ou les nations ont droit eux aussi à leur développement intégral qui, s’il comporte, comme on l’a dit, les aspects économiques et sociaux, doit comprendre également l’identité culturelle de chacun et l’ouverture au transcendant. Et en aucun cas la nécessité du développement ne peut être prise comme prétexte pour imposer aux autres sa propre façon de vivre ou sa propre foi religieuse.
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Un type de développement qui ne respecterait pas et n’encouragerait pas les droits humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples, ne serait pas non plus vraiment digne de l’homme.
Aujourd’hui plus que par le passé peut-être, on reconnaît plus clairement la contradiction intrinsèque d’un développement limité au seul aspect économique. Il subordonne facilement la personne humaine et ses besoins les plus profonds aux exigences de la planification économique ou du profit exclusif.
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Pour être intégral, le développement doit se réaliser dans le cadre de la solidarité et de la liberté, sans jamais sacrifier l’une à l’autre sous aucun prétexte. Le caractère moral du développement et la nécessité de sa promotion sont mis en valeur quand on a le respect le plus rigoureux pour toutes les exigences dérivant de l’ordre de la vérité et du bien, qui est celui de la créature humaine. En outre, le chrétien, qui a appris à voir en l’homme l’image de Dieu appelée à participer à la vérité et au bien qu’est Dieu lui-même, ne comprend pas l’engagement en faveur du développement et de sa réalisation en dehors de la considération et du respect dus à la dignité unique de cette «image». Autrement dit, le véritable développement doit être fondé sur l’amour de Dieu et du prochain, et contribuer à faciliter les rapports entre les individus et la société. Telle est la «civilisation de l’amour» dont parlait souvent le Pape Paul VI.
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Le caractère moral du développement ne peut non plus faire abstraction du respect pour les êtres qui forment la nature visible et que les Grecs, faisant allusion justement à l’ordre qui la distingue, appelaient le «cosmos». Ces réalités exigent elles aussi le respect, en vertu d’une triple considération sur laquelle il convient de réfléchir attentivement.
La première consiste dans l’utilité de prendre davantage conscience que l’on ne peut impunément faire usage des diverses catégories d’êtres, vivants ou inanimés – animaux, plantes, éléments naturels – comme on le veut, en fonction de ses propres besoins économiques. Il faut au contraire tenir compte de la nature de chaque être et de ses liens mutuels dans un système ordonné, qui est le cosmos.
La deuxième considération se fonde, elle, sur la constation, qui s’impose de plus en plus peut-on dire, du caractère limité des ressources naturelles, certaines d’entre elles n’étant pas renouvelables, comme on dit. Les utiliser comme si elles étaient inépuisables, avec une domination absolue, met sérieusement en danger leur disponibilité non seulement pour la génération présente mais surtout pour celles de l’avenir.
La troisième considération se rapporte directement aux conséquences qu’a un certain type de développement sur la qualité de la vie dans les zones industrialisées. Nous savons tous que l’industrialisation a toujours plus fréquemment pour effet, direct ou indirect, la contamination de l’environnement, avec de graves conséquences pour la santé de la population.
Encore une fois, il est évident que le développement, la volonté de planification qui le guide, l’usage des ressources et la manière de les utiliser, ne peuvent pas être séparés du respect des exigences morales. L’une de celles-ci impose sans aucun doute des limites à l’usage de la nature visible. La domination accordée par le Créateur à l’homme n’est pas un pouvoir absolu, et l’on ne peut parler de liberté «d’user et d’abuser», ou de disposer des choses comme on l’entend. La limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement par l’interdiction de «manger le fruit de l’arbre» (cf. Gn 2, 16-17), montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l’on ne peut transgresser impunément.
Une juste conception du développement ne peut faire abstraction de ces considérations – relatives à l’usage des éléments de la nature, au renouvellement des ressources et aux conséquences d’une industrialisation désordonnée – qui proposent encore une fois à notre conscience la dimension morale par laquelle se distingue le développement.
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