Claude Geffré a prononcé la conférence finale de l’Université d’été de la COMECE à Budapest, sur le thème : “La complexité de la mémoire européenne et la fécondité de l’héritage chrétien pour l’avenir de l’Europe”. Nous vous proposons une synthèse de cette conférence, et le texte intégral en téléchargement.
L’Europe se recherche toujours et son identité ne peut être seulement économique ou juridique, mais proprement politique, à plus forte raison à l’approche de l’élargissement d’une Union imaginée par ses pères comme un exemple de paix et de réconciliation. Cela ne pourra se faire sans référence à un héritage chrétien qui, même pour des non-chrétiens ou des non croyants, est un élément majeur de compréhension de l’originalité de la culture européenne. Il faut donc se pencher sur la mémoire de l’Europe, qui est complexe et où les racines chrétiennes tiennent leur place spécifique parmi les autres voies. Cette mémoire est également blessée par une succession de déchirures, qui confèrent à l’Europe une expérience profitable pour le reste du monde. Enfin les chrétiens sont aujourd’hui face à des défis qu’ils pourront relever dans la fidélité à l’Evangile.
I.- La complexité de la mémoire européenne
Si l’on s’intéresse spécifiquement à la réalité culturelle de l’Europe (tout en sachant qu’elle n’est pas tout à fait dissociable de la réalité géographique), celle-ci est née du déclin de l’empire romain, et peut-être même moins à Rome qu’à Byzance, qui symbolise le double héritage de l’europe : gréco-romain et judéo-chrétien. Au risque de la simplification, on peut au moins inventorier cinq grands sédiments dans la mémoire européenne.
1. Le “miracle grec” (E. Renan), et l’importance du logos. C’est la victoire de la raison et de la démonstration sur les mythes religieux. La philosophie grecque n’est pas la seule, mais c’est une spécificité de l’hellénisme que d’avoir traduit la réalité du monde extérieur dans une représention conceptuelle : la réalité chaotique du monde devient un cosmos organisé. C’est aussi le moment où se développe un nouveau langage à la portée universelle : l’abstraction mathématique, origine de la pensée scientifique, qui, selon Heidegger, finira par triompher au terme de l’histoire de la métaphysique, avec le succès de la pensée calculante sur la pensée méditante. La culture européenne se réferrera toujours à l’héritage grec, avec le Moyen-Âge redécouvrant Aristote, la Renaissance italienne hantée par l’idéal grec de la beauté et les philosophes allemans du XIX°s. passionnés par l’hellénisme.
2. L’héritage judéo-chrétien. Jérusalem est l’autre lieu de baptême de l’Europe. Le judaïsme a apporté le sens de l’histoire, la conscience d’un temps irréversible qui va d’un commencement à un terme, avec l’exemple par excellente de l’histoire du peuple d’Israël en Exode. Cette conception linéaire du temps est inséparable de l’idée de messianisme comme processus de transformation de la condition humaine et de l’histoire. Alors qu’Ulysse est le héros qui revient à son point de départ, Abraham se met en route sans savoir où il part, et renvoie à l’image d’un Dieu sous le signe du futur “je serai qui je serai” (Ex 3,14). Il faut aussi mentionner l’enseignement éthique de la religion d’Israël, en particulier le respect absolu de la vie d’autrui. Ces exigences se retrouvent dans le message du Christ, qui ne les abolit pas même s’il présente avec les Béatitudes une nouveauté avec l’idée d’un au-delà de la justice en terme de pardon et de compassion. La secondarité du christianisme par rapport au judaïsme est une caractéristique importante du christianisme, tandis que le monothéisme d’Israël est un commencement, et que l’Islam prétend restituer la révélation de l’unicité de Dieu dans sa perfection initiale. Malgré ses humiliations et persécutions, le peuple juif de la diaspora est resté une source féconde pour l’Europe, qui garde notamment une dette envers les traducteurs juifs de Tolède et de Naples.
3. La voie romaine. On parle moins souvent de l’apport de Rome, qui nous a tout de même légué le droit, i.e. le domaines des transactions humaines. Mais le génie de Rome, c’est de s’approprier les richesses des autres, de les adapter et les transmettre. La secondarité du christianisme par rapport au judaïsme a pour modèle la secondarité des romains par rapport aux grecs. Les européens sont encore des romains dans leur nostalgique de leurs sources, mais peuvent être fiers d’avoir su adapter ces trésors culturels. Malgré ses graves déficiences, l’aventure coloniale de l’Europe est un héritage du génie colonial de Rome, et l’Europe est née de la tension entre la Rome latine et la nouvelle Rome de Constantinople. Toute culture est seconde, étant acquise et non innée, mais c’est encore plus vrai pour l’Europe, dont l’histoire est une successions de renaissances, chacune se présentation comme une réappropriation nouvelle du passé.
4. La composante arabo-musulmane. L’Europe a une dette envers le monde arabo-musulman. Du VIII° au X° s. les arabes ont transmis l’héritage grec à l’Occident dans tous les domaines : médecine, mathématiques, astronomie, philosophie. Cette conscience, très vive au moyen-âge et à la renaissance, a été refoulée aux XVIII et XIX° siècles, dans une opposition entre les “lumières de l’Europe” et “l’obscurantisme du monde arabo-musulman”. Pourtant on ne doit pas oublier comment une oeuvre aussi considérable que celle d’Aristote nous est parvenue gracê aux arabes. Mais ils ne furent pas que des traducteurs : Avicenne et Averroès ont été des références pour les maîtres de la scolastique au XIII°s. En mathématiques et en astronomie ils ont été de vrais créateurs. Et même au plan religieux, la vision coranique de Dieu et son monothéisme intransigeant n’ont pas été sans influence sur la théologie chrétienne.
5. La raison moderne ou la modernité. Enfin mentionnons l’émergence de la modernité à l’époque des Lumières. C’est d’abord la conscience historique et un nouveau rapport, proprement scientifique, au passé, qui n’empêche pas l’émergence du “classicisme” pour désigner des chefs d’oeuvre. La modernité c’est également l’avènement de la raison critique, qui ne reconnaître d’autorité que la lumière de la raison, et le sentiment d’inviolabilité de la conscience, entraînant un conflit entre autotité de la raison et révélation surnaturelle. C’est enfin l’ethos démocratique, avec l’égalité entre les personnes et la distinction du spirituel et du temporel – qui est devenu après des décennies de conflit un bien commun de l’Eglise elle-même.
II.- La mémoire européenne comme mémoire blessée
L’histoire de l’Europe s’est accompagnée de grandes fractures qui ont laissé des traces douloureuses dans notre mémoire.
1. Il y a une première dichotomie entre un Occident correspondant au bassin méditerranéen (oikoumenè) et un Orient assimilé aux barbares, et même au sein de l’Europe entre ses pôles occidentaux et orientaux. Si la chrétienté est devenue romaine, le christianisme ne se confond pas avec l’Occident : il est né en Orient.
2. Une longue tradition anti-judaïque a nourri et légitimé l’anti-sémitisme. L’Eglise n’a pas inventé l’antisémitisme, et les criminels d’Auschwitz étaient des nazis païens. Mais l’accusation funest de peuple déicide, et une fausse théologie chrétienne ont pu alimenter l’antisémitisme. La culture du mépris en prendra fin qu’avec l’Eglise de Vatican II et les actes de repentance de Jean-Paul II.
3. L’Europe a été le théâtre de conflits sanglants entre chrétiens et musulmans. Le conflit n’est pas seulement religieux entre fils d’Abraham. C’est une rivalité mimétique entre deux grandes civilisations. Jusqu’à la victoire de Lépante, la chrétienté a vécu dans une mentalité de ville assiégée. Cette peur continue d’habiter la mémoire des européens, elle s’est réveillée avec la guerre du Golfe et la menace de l’islamisme radical.
4. Il y a aussi une déchirure à l’intérieur de la chrétienté elle-même. D’abord avec le grand schisme d’Orient en 1054 et ses conséquences désastreuses sur la culture et l’identité européenne, mais aussi l’appauvrissement du christianisme lui-même. L’occident a besoin de l’Orient, Jérusalem est mère de toute les Eglises, et cette ville emblématique n’a été détrônée ni par Rome, ni par Constantinople la seconde Rome, ni par Moscou la troisième Rome.
5. La Réforme du XVI° siècle et les guerres de religions appartiennent également à notre mémoire, et ce conflit a favorisé une certaine rupture entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud i.e. du bassin méditerranéen.
6. A l’époque moderne, s’ajoutent les conflits entre les Eglises et l’Etat, entre foi et raison, caractéristiques de la “modernité” entendue comme avènement de la raison critique et processus de sécularisation. Ce cas est unique car ailleurs dans le monde la modernité n’a pas nécessairement entraîné une stérilisation du sentiment religieux. Mais le christianisme lui-même a favorisé ce phénonème, M.Gaucher allant jusqu’à présenter le christianisme comme “religion de la sortie de la religion”.
III.- Les chances du christianisme face aux défis de l’Europe nouvelle
La mémoire européenne porte donc la marque de ces déchirures, mais cela ne doit pas nous paralyser pour l’avenir. Avant d’analyser les ressources permanentes du christianisme dans la conjoncture actuelle, nous devons aussi associer cette mémoire à l’appel à la repentance. L’Eglise catholique à la fin du XX° s. a commencé ce chemin. Il faut discerner les causes des dérives de l’idéal évangélique, notamment l’affirmation de droits absolus de la Vérité révélée au mépris des droits à la liberté de conscience. La théologie du XXI°s. doit encore expiciter les conséquences de la déclaration sur la liberté de conscience du concile Vatican II.
Si le sens global de l’histoire nous échappe, comme chrétiens nous pouvons donner un sens à des fragments d’histoire en nous engageant contre l’injustice et l’absurde. Dans la construction de l’Europe aujourd’hui, il existe des “possibles de l’histoire” : des points de rencontre entre un destin historique et une liberté humaine. “C’est parce que le christianisme est la religion de la sortie de la religion qu’il peut incarner aujourd’hui des figures possibles de la religion”.
1. Le christianisme est l’ami de l’homme
Il a déjà été beaucoup dit que l’Europe de l’ouest de venue “post chrétienne”, avec une marginalisation du catholicisme au plan moral, social et culturel. La mentalité qui se développe est sécularisée, consumériste et indifférente aux tradictions doctrinales et aux morales normatives. Pourtant on peut faire un pari optimiste sur l’avenir du christianisme en Europe, au nom de sa vitalité dans d’autres continents, mais aussi de ses autouts propres face à la modernité. S’il en a été la victime, le christianisme a aussi été un vecteur de la modernité. A l’opposé du postulat moderne de la contradiction entre relation à Dieu et humain véritable, le coeur du christianisme est le paradoxe de l’incarnation, Dieu fait homme. “Plus Dieu est grand, plus les hommes sont grands.” Jésus a mis fin à la violence du sacré d’un Dieu Tout-Autre. Il est probable que les religions qui portent atteinte à l’humain authentique sont condamnées à dépérir ou à se transformer. S’il est fidèle à son génie propre, le christianisme est une religion d’avenir parce qu’il rejoint l’aspiration à se libérer de la violence du sacré.
2. La tension féconde entre l’Est et l’Ouest
Un christanisme intégral a besoin d’être vécu avec ces deux poumons, l’Église romaine et les Églises d’Orient. L’élargissement de l’Union européenne à des pays où cohabitent catholiques et orthodoxes est un défi pour les chrétiens. Si les relations entre le patriarchat de Moscou et l’Eglise romaine connaissent une crise, il y a de grandes avancées théologiques. Il faut favoriser sur le terrain la connaissance mutuelle et le partage d’expériences spirituelles, surtout face à la sécularisation et au matérialisme ambiant. Il est impossible de promouvoir une âme commune à l’Europe sans intégrer les héritages religieux qui l’ont façonnée. Sa culture sera toujours sous le signe d’une tension entre l’Orient et l’Occident, et Jérusalem reste à ce titre une ville quasi mythique, qui rappelle à l’Occident que la raison moderne des Lumières n’a jamais remporté la victoire sur les croyances religieuses. Ce qui est en crise, c’est la modernité, dans sa raison trop sûr d’elle-même et sa domination du technico-économique.
3. Les chances nouvelles du dialogue des religions
L’Europe à venir sera pluriculturelle, pluriconfessionnelle et pluri-religieuse. Il faut croire aux chances d’une nouvelle convivialité entre chrétiens, juifs et orthodoxes. L’Europe à une vocation historique au service de la communauté mondiale, face à une mondialisation placée sous la loi du profit, creusant le fossé entre nations riches et pauvres, et sacrifiant les identités culturelles et religieuses au profit d’une culture mondiale. Face à cela le dialogue des trois monothéismes est un enjeu considérable sur trois plans.
– Le respect de l’humain authentique. La longue tradition judéo-chrétienne en Europe n’occulte pas la tradition prophétique de l’Islam. L’humanisme islamo-judéo-chrétien est d’un grand prix pour la civilisation mondiale, si nous dépassons notre mauvaise conscience post-coloniale. Durant l’expansion coloniale l’Occident n’a exporté qu’une seule partie de son génie, la raison technique, au méprise de la tradition bilique et des cultures locales. L’Union européenne devra se distancier de l’impérialisme de l’autre occident incarné par la toute puissance américaine et à l’aide d’une convivialité plus grande entre les trois monothéismes, défendre l’humain authentique, défini en terme de désir et de dépassement de son désir et par l’ouverture à une Altérité transcendante. Sans avoir le monopole du sacré les religions monothéistes ont pour vocation de maintenir le sens de l’homme comme “histoire sacrée” face au nihilisme moderne comme aux séductions des sagesses immanentistes de l’Orient.
– Le combat pour la justice. Le principe “ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse” est déjà solidement établi en Europe, et les chrétiens peuvent se demander s’ils ont encore une mission propre pour la justice et la solidarité. Pourtant la mémoire des crimes contre l’humanité pendant le siècle achevé se heurte à notre conscience laïque trop fière et trop fragile laissée à elle-même. Régie seulement par des règles formelles de la justice, une société peut devenir inhumaine. Il faut faire sa place à une culture d’amour et de paix, et tenir compte de la logique de l’amour gratuit, du pardon, de la compassion, au-delà de la stricte égalité des droits. “Il n’y a pas de paix sans justice et il n’y a pas de justice sans pardon” (Jean-Paul II, Assise, janvier 2002). Cette exigence est un bien commun des trois monothéismes.
– La sauvegarde de la création. Cette convivialité entre les enfants d’Abraham ne profitera pas qu’à l’Europe, mais servira la solidarité de l’Union avec le reste du monde. Les mouvements altermondialistes européens se battent aussi pour les “droits de la Terre” – certains théologiens parlent d’une “justice écologique”. Face aux crimes rendus possibles par notre maîtrise scientifique et technologique, la question-clef est l’auto-limitation du pouvoir humain, selon le nouvel impératif catégorique formulé par H.Jonas : “agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la terre”. Au-delà de leurs divergences doctrinales, chrétiens, juifs et musulamans partagent la foi au Dieu créateur et la vocation de l’homme comme intendant du monde qui lui a été confié. “L’improbable reste possible” (E.Morin) et la liberté humaine peut inverser le cours fatale des choses. Nous devons au fond faire l’apprentissage d’une démaîtrise pour endiguer notre volonté de domination. Les trois religions monothéistes doivent être des instances de sagesse. Dieu s’est reposé le septième jour : l’homo europeanus doit découvrir le secret d’une sagesse sabbatique : la louange et de l’émerveillement devant la création.
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