La vision de la paternité exprimée par le poète Yves Bonnefoy dans Les Planches courbes rejoint la méditation de Charles Péguy et l’analyse philosophique d’Emmanuel Lévinas consacrées à la relation père-fils.
La rencontre entre le passeur soucieux de rejoindre l’autre rive et l’enfant en quête de père, telle qu’Yves Bonnefoy l’évoque dans ce poème, nous fait penser à une autre grande méditation sur la paternité, celle de Charles Péguy. Ce dernier, à qui nous devons la célèbre formule selon laquelle les seules aventuriers des temps modernes sont les pères de famille, décrit de manière similaire la paternité dans les termes d’une difficile navigation : Lui seul il expose, il est contraint d’exposer aux tempêtes de mer un énorme appareil, un corps plein, toute la toile ; et quelle que soit la force du vent il est forcé de naviguer au plein de ses voiles. Tout le monde a barre sur lui et il n’a barre sur personne. (uvres complètes, II, Pléiade, p.668). Bien qu’il s’agisse ici d’eau douce, là d’eau salée, l’idée est la même : la prise en charge de l’enfant est une expérience à la fois fondamentale et éprouvante. Mais c’est une expérience féconde qui ouvre sur le réel. Charles Péguy le dit a contrario en décrivant, avec une sévérité certaine, le contraire du père comme l’homme libre, le non-prisonnier, le non-otage, le délié, ( ) l’inlié, le ne-jamais-lié, le faufilateur, l’homme aux pieds légers, le coureur, le faiseur de bombes, le bambocheur (Dialogue de l’Histoire et de l’âme charnelle, Pléiade, pp. 656,657).
En lisant les Planches courbes on pense non seulement à Charles Péguy mais à Emmanuel Lévinas aussi, cette autre grande figure des lettres françaises de l’après-guerre. Pour ce dernier, qui emprunte à Péguy le concept d’ otage pour décrire la relation éthique qui lie ses protagonistes en-deça de la liberté, la paternité est une relation avec un étranger qui, tout en étant autrui, est moi. La relation du moi avec un moi-même qui est cependant étranger à moi ( ) Je n’ai pas mon fils, je suis en quelque manière, mon enfant. Cette réflexion éclaire toute un pan du poème. Elle nous permet de voir en effet dans la question inaugurale que l’homme pose à l’enfant (Qui es-tu ?) la prise de conscience par le (futur) père de l’altérité du fils et elle nous aide à comprendre aussi le grandissement énigmatique de la jambe de l’enfant qui semble signifier qu’il se confond finalement, qu’il ne fait qu’un avec le passeur adulte ( Il a repris dans sa main la petite jambe, qui est immense déjà ).
Un autres point du poème prend tout son sens aussi à la lumière de l’analyse d’Emmanuel Lévinas sur la paternité : la corrélation entre l’accident et la question de l’enfant Veux-tu être mon père ? L’entrée dans le temps de la fécondité ne pouvant se faire que par la déroute de tout ce qui, en nous, persévère dans l’être et dans la continuation de soi-même (être pour l’autre, a fortiori pour le fils qui est la figure privilégiée de l’Autre, signifiant être malgré soi pour un autre ) l’échec ou la déroute du passeur-père, qui apparaît d’entrée de jeu dans une posture héroïque, est tout à fait logique. La fécondité, c’est aussi, toujours selon Lévinas, ce qui nous permet de sortir de l’être, c’est-à-dire le moyen de s’extirper de l’indistinct et d’un rapport fusionnel à l’univers par l’ouverture à l’unicité d’un visage fondamentalement nouveau. La manière dont Bonnefoy décrit l’univers aquatique dans lequel est plongée la barque puis l’homme dans son poème prend un relief particulier sous cet angle : il dit que l’eau s’élargit et il l’assimile à un espace sans fin où des abîmes s’entrouvrent . Le monde dans lequel vit l’homme devenu père est un monde certes envahissant mais ouvert, infiniment ouvert.