Depuis le 16 mai 2003, le film The Matrix Reloaded, ou Matrix II, est visible dans les salles de cinéma. C’est la suite attendue d’un film qui fut un succès en 1999. Un troisième volet, The Matrix Revolutions, sortira à la fin 2003. Dès le premier opus de la trilogie, la reprise d’éléments bibliques était évidente : Exode, prophétie, messie Gérard Billon en fait l’analyse et nous donne son avis sur les deux premiers épisodes. Un extrait de la Revue Biblia
À la fois auteurs du scénario et de la mise en scène, les frères Andy et Larry Wachowski ont-ils voulu ajouter une dimension spirituelle au film d’action dont combats et poursuites constituent habituellement les figures imposées ? Le renouvellement du genre qui, ailleurs, passe par une surenchère dans le spectaculaire, est ici constitué par l’alliance d’effets spéciaux époustouflants et une réflexion de type philosophique sur la réalité.
Une inspiration multiforme
Certains noms propres utilisés sont d’inspiration judéo-chrétienne : la ville de Zion en français, Sion ; le vaisseau des résistants Nebuccanedzar, c’est-à-dire Nabuchodonosor ; les personnages comme Trinity ou le traître Cypher, déformation de Lucifer. La situation de base (une mise en esclavage de l’humanité dont un Élu doit assurer la libération) évoque le livre de l’Exode. L’itinéraire du héros (baptême, éducation au désert, passion avec trahison ! , mort et résurrection) est typiquement «christique» ; au début de Matrix, de manière ironique, un junkie n’appelle-t-il pas Néo son sauveur, son petit Jésus Christ ?
Mais l’inspiration biblique n’est pas la seule convoquée. On trouve, pêle-mêle, des éléments de la mythologie grecque (où Morpheus/Morphée est une divinité des songes et Perséphone la déesse des Enfers), le Moyen Âge (avec Mérovingian), l’Égypte (dans Matrix, Trinity-Isis «ressuscite» Néo-Osiris), le kung-fu, les comics et les jeux vidéo
La cohérence d’ensemble, à la fois du monde recréé et du scénario, n’en est que plus remarquable.
Une trinité de choc
Le scénario de Matrix peut se résumer ainsi : le monde visible, notre monde, est une illusion, une «Matrice» trompeuse, un immense jeu de simulation fabriqué et entretenu par des machines pour masquer la réalité. Car la réalité, la vraie, c’est que les machines ont asservi les humains, les cultivant pour leur énergie. Morpheus, chef d’une cellule de résistants, révèle tout cela à Thomas Anderson, employé d’une entreprise de software le jour et génial pirate informatique la nuit, qui a pour nom de code : «Néo». Néo rejoint la résistance qui s’organise autour de la dernière cité humaine, Zion.
En effet, Néo pourrait bien être «l’Élu», dont une prophétie dit que, né dans la Matrice, il a le pouvoir de la remodeler. Il ne l’apprendra qu’au terme d’une série d’épreuves, aidé en particulier par la jeune Trinity dont l’amour lui fera franchir l’ultime étape, celle de la mort.
Thomas Anderson, comme saint Thomas, ne croit que ce qu’il voit. Il devra apprendre à croire au-delà du visible et du possible. Il deviendra alors ce qu’il est : Néo, anagramme de One, le seul Élu, nouveau Messie. À ses côtés, Morpheus, le maître et le Père, et Trinity, la compagne présente dans les moments les plus périlleux. À eux trois, ils forment, sinon une trinité sous influence chrétienne, du moins une triade à la mode égyptienne !
L’oracle et les agents du mal
Dans leur vie à tous trois, l’Oracle joue un grand rôle. Voix d’une vieille femme qui adore les cookies, elle prédit, encourage mais n’impose rien. Au début de The Matrix Reloaded, elle annonce qu’une calamité guette toute la Matrice. Ses paroles sont suffisamment énigmatiques pour engager à l’action. On a là un bel exemple de réutilisation cinématographique de la parole prophétique de jugement et de salut. D’autant que l’empire du mal, ces machines dévoreuses d’énergie humaine, ont été conçues, autrefois, par les hommes. C’est bien l’être humain qui, jouant au démiurge, est ici responsable de sa perte. Comme dans la Bible, l’Oracle n’a pas le pouvoir de rétablir l’harmonie d’avant la catastrophe mais de susciter des combattants, de les mettre en garde, de les réconforter.
Le combat met donc face-à-face la triade de Zion (Morpheus, Néo, Trinity) et les agents de la Matrice. Le plus habile d’entre eux s’appelle
le choix ne manque pas d’humour Smith, l’un des noms les plus fréquents aux États-Unis ! Comme agent de la Matrice, Smith prend le visage et le corps de n’importe qui : par définition, il est partout et on ne peut s’en débarrasser. Dans The Matrix Reloaded, aux côtés de Smith, la Matrice a fabriqué des virus (des jumeaux nommés «Virii») pour infecter Néo. L’enjeu du combat, on ne peut plus clair, est très classique : le bien contre le mal, la liberté contre l’esclavage. Une histoire de salut de plus ?
Mystique et virtuosité technique
Sauver le monde ? S’il ne s’agissait que de raconter cela, la trilogie des frères Wachowski n’aurait pas suscité plus d’engouement que les James Bond. Ses atouts tiennent, à mon avis, au renouvellement des héros, à l’ambiguïté de l’univers recréé et à la virtuosité de la réalisation.
Au cinéma, le héros est souvent un solitaire, comme James Bond ou Superman. Récemment d’autres films ont joué sur la relation maître-disciple (Luke Skywalker et Yoda dans Star Wars ou Frodon et Gandalf dans le Seigneur des Anneaux). Ici, que serait Néo sans Morpheus et Trinity ? Ils forment une triade aux qualités complémentaires. Relation paternelle avec l’un et amoureuse avec l’autre dessinent un héros d’un nouveau genre à la fois «un et trine», pour reprendre une formule théologique.
Ensuite, observons l’anonymat de la Matrice : l’agent Smith dupliqué à l’infini ou les Virii assument les rôles de seconds couteaux, mais le vrai ennemi n’a pas de visage. On le nommerait ailleurs Big Brother ou le Système. Dans The Matrix Reloaded, apparaissent des personnages raffinés et pervers, Perséphone et Mérovingian, mais ils sont trop pâles pour incarner le Mal absolu. Le Mal, comme le diable chrétien, a de multiples visages et n’en a aucun ; il est une non-personne, un inhumain qui dévore l’humain. D’où la fascination et l’angoisse générées au spectacle de cet univers futuriste qui reste contemporain.
Les machines dominant le monde, voilà le cadre des deux films. Mais ils sont eux-mêmes d’une perfection technique (tant pour le rythme que pour les effets visuels) qui laisse peu de liberté au spectateur. Quelques notes d’humour, ici ou là, ne suffisent pas à désamorcer la fascination et l’angoisse. Au bout de deux heures, on en vient à se demander s’il ne manque pas à ce bel objet sans cesse «rechargé» (reloaded) par les rebondissements de l’intrigue, la science du montage et les truquages, un peu de fraîcheur, de fragilité ou
d’humanité.
De l’autre côté du miroir
Ces deux films suscitent une dernière question. Que penser des emprunts bibliques ? On est tenté de les trouver bien superficiels. Dans la Bible, Nebuccanedzar est le destructeur de Jérusalem ; pourquoi donner son nom à un vaisseau de résistants ? N’est-ce pas seulement pour l’exotisme de sa sonorité ? Quant aux variations christico-trinitaires, si elles renouvellent la figure du héros, elles restent loin du dépouillement évangélique.
Ces films sont des divertissements mais ne sont pas que cela. À un moment donné de Matrix, Néo passe littéralement de «l’autre côté du miroir», hommage à Lewis Caroll ou à Jean Cocteau plus qu’à la Bible. Nous sommes invités à faire de même. Car les éléments de la fiction intelligence artificielle, monde virtuel, manipulation des images font partie de notre réalité d’aujourd’hui. Ils méritent donc notre attention. Finalement, Matrix et The Matrix Reloaded, grosses machines cinématographiques, ont un petit côté parabolique libérateur
Copyright : Les Éditions du Cerf (www.editionsducerf.fr)
Biblia n°20, “Les chemins de la Sagesse”, p.36-39 (www.biblia-cerf.com)