À quoi ressemble Dieu le Père, qui est-il ? Quels sont les rôles attribués au Christ et au Souffle Créateur dans l’économie divine ? Pierrick de Chermont, poète, nous explique quelles réponses apporte à ces questions Paul Claudel, dont toute l’œuvre est travaillée par la représentation du Dieu Trinitaire.
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La Trinité n’est pas une énigme
Alors que le poète est converti de fraîche date, une figure de Dieu transparaît déjà dans “Connaissance de l’Est” quoiqu’elle ne soit jamais nommée ni vraiment établie. On observe en effet une présence indéchiffrable, une sorte de bain qui, au fil des pages, agite les sens et l’intelligence du poète. Il flotte ainsi, dans un monde démesurément élargi et dont les mailles sont comme relâchées, une intention distante des existences qui accroît leur singularité. Les hommes, mais aussi la lumière, les rochers, l’arbre, la pluie émergent du paysage dans un excès symbolique et une inutilité à la fois satisfaisante et pénible à recevoir. Dieu alors, s’il est de ce monde, paraît inaccessible, froid, obscur en son attente envers ses créatures.
Plus tard, à cette perception latente, la foi répondra par une volonté sans faille de se frotter à ce Dieu. On ne peut laisser glisser entre ses doigts un tel tissu de significations sans vouloir l’interroger. Qu’est-ce que cela signifie ? répétera sans fin le poète. Car il faut bien trouver le sceau et le mode d’emploi de toutes ces choses dans lesquelles on a été plongé. Peut-être faudra-t-il batailler, forcer le dialogue, refuser de se laisser souffler comme une flamme. Peut-être faudra-t-il, comme Job, forcer ce Dieu, être comme lui “un Juste touché et scandalisé au plus profond de soi”, et qui dans un soulèvement de son être “vomit ses entrailles”, au risque de la “déception”, au risque de recevoir pour toute réponse un “catéchisme de la Confiance”, un appel à “l’abandon” (OC XI, p. 130, 141) .
Mais si pour Claudel, mieux vaut la blessure du verbe divin que son silence, la seule instauration de ce dialogue ne suffit pas à effacer un grief inaltérable : pourquoi tant d’obscurité autour de soi, et le malheur sur nos faces comme une pluie sans fin ? Pourquoi une telle limitation à l’existence humaine ? Ainsi, malgré un pacte construit dans l’intelligence et secondé par la Grâce, il reste dans cette force une incrimination essentielle et d’autant plus violente qu’elle ne sait comment atteindre son destinataire. Dieu est alors celui avec lequel on lutte pour qu’il délivre toute la compassion dont la vie est assoiffée.
Chez notre poète, Dieu est également, Jahweh, c’est-à-dire “un ‘honnête homme’ qui connaît et vit les exigences de son honneur comme de son amour” (A. Espiau de La Maëstre). Disparaît alors le Dieu abstrait et exsangue, et surgit une personne vivante qui connaît et “souffre” la passion. Comme les inspirés et les prophètes de l’Écriture, Claudel se reconnaît et s’identifie volontiers à lui :
“Tous les jours on lit un tas de bêtises et de méchancetés sur la férocité’ de Jéhovah ( ). Moi au contraire je pleure et mon cur fond en le voyant si plein de tendresse. Ce sont ses accès de colère même qui me le rendent si sympathique ce pauvre Père, si humain, si près de nous. On sent qu’il ne sait vraiment plus quoi faire avec ses mauvais enfants, si bêtes, si malpropres, si ingrats, si obstinés on sent qu’ils lui font perdre la tête. On ne cause que de ça dans le ménage de la Sainte Trinité. Nous allons être obligés de faire quelque chose de désespéré” (J. I, p. 878-79, sept 1929).
Ainsi face au Dieu contre qui on combat, Claudel propose aussi le Dieu combattu, incompris qui mérite d’être défendu. L’union de ces différentes figures deviendra de plus en plus prégnante dans l’uvre du poète bibliste jusqu’à faire surgir un Dieu dramaturge, comme le propose A. Espiau de La Maëstre, avec lequel Claudel entretiendra des complicités de métier, appréciant ici ses effets de scènes, les entrées, les sorties :
“Je me permettrai, à ma manière misérable, de comparer le bon Dieu à un auteur dramatique qui s’est rendu coupable d’un plan, un beau plan, longuement, amoureusement, astucieusement, médité. Il ne s’agit plus que de le mettre en scène. Et alors quelle pagaye, quel sabotage général ! Quels interprètes, l’auteur n’a-t-il pas pris soin à lui-même de se procurer ! Le souffleur avec la brochure, on ne peut pas mettre la main dessus, où ça peut-i être qu’il s’est fourré ? Mais le principal embêtement est que ça n’en finit plus ! C’est trop long, trop compliqué ! Toutes ces gourdes, tous ces empotés qui ne savent pas un mot de leur rôle ! L’auteur est pris d’un accès de rage ! C’est moi-même, dit Dieu, qui vais prendre la chose en main !” (L’évangile d’Isaïe, p 7).
À l’inverse de Dieu le Père, perçu dans toute sa puissance et sa vitalité, la personne du Christ reste un mystère opaque pour Claudel qui semble comme tétanisé par le mystère de la Croix. Sa méditation de la Passion est celle d’un observateur horrifié face à “l’affreux homme rigide” (Th. I, p 403), face au “hochement” macabre de sa tête dont il ne peut se détacher. C’est pourquoi le personnage dont il comprend le mieux les réactions et pour lequel il n’est pas sans sympathie, est celui de Judas. Ou, à la porte du jardin des Oliviers, ce jeune homme mentionné par l’évangéliste Marc, que le poète décrit comme un “loup-garou bizarre”, un “papillon de cimetière”, un “intellectuel effaré” qui “s’efforçait de suivre son Dieu entraîné au supplice par la troupe hideuse des savants et des professeurs” (OC XIX, p. 183). La Passion se présente donc comme un moment abyssal du dialogue entre Dieu et l’homme, moment sur lequel il semble impossible d’établir un socle de lecture.
Dès lors, il n’y aura pas chez Paul Claudel d’osmose ou d’identification personnelle avec le Christ comme il le fait volontiers avec Jahweh. De même, il sera insensible au thème du serviteur souffrant ou à celui, émergent à l’époque, de la kénose. Bien que citant facilement Saint Paul, Claudel ne s’est pas penché sur l’hymne aux Philippiens, qui est l’une des pierres angulaires de cette compréhension de la personne du Christ :
“Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’anéantit lui-même prenant la condition d’esclave et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix” (Ph. 2,6-9).
Si la personne du Christ reste mystérieuse pour Claudel, son rôle en revanche est plus clairement établi : être une manifestation suprême de l’amour de Dieu envers les hommes, la marque de son intervention dans leur histoire. Plus que d’amour divin, il faudrait parler de passion de Dieu, à cause de sa démesure, de sa gratuité et de l’impossibilité pour les protagonistes de s’en abstraire : “Cette passion étrange, et aux yeux de Lucifer scandaleuse, qui relie l’éternel à cette fleur momentanée du néant” (OC, XIX, p. 37).
Partager cette passion avec Dieu modifie en profondeur ceux qui en font le choix car les voici élevés à l’égal de Dieu : “Dii estis”, reprend Claudel, ou comme le traduit la Bible de Jérusalem (Ps LXXXI). “Moi, j’ai dit : vous des dieux, des Fils du Très-Haut, vous tous”. Mais cette élévation destine chacun à une gloire et une vie humaine semblables à celles du Christ : la croix, l’obéissance à un Dieu le Père, mystérieux dans ses intentions, terrible et affectueux à la fois. Les épreuves plongent alors la relation au cur du mal. Il faut endurer une souffrance d’autant plus désespérante qu’elle est affrontée au nom d’un Dieu impuissant à nous en défaire.