Enseignement du 5ème dimanche de carême de l’opération “retraite dans la ville”
Marc 16, 9 : “S’étant levé à la première heure le premier jour de la semaine, il apparut premièrement à Marie la Magdalénienne de qui il avait expulsé sept démons”.
Une semaine nouvelle commence, la semaine telle que Dieu l’a établie au commencement. C’est bien un commencement auquel nous assistons, un recommencement de toute la création dans lequel nous vivons désormais. Cette semaine, c’est celle de la résurrection du Christ, mais c’est aussi toute semaine pendant laquelle un homme ou une femme renaît, se relève. Pour nous préparer à ce relèvement, contemplons, avant même de la célébrer liturgiquement, la résurrection telle que nous la rapportent les évangélistes. Les récits se centrent sur une rencontre : celle d’une femme et d’un homme, de Marie de Magdala et de Jésus-Christ. C’était il y a deux mille ans et c’est aujourd’hui.
Premier jour
La résurrection, ce n’est en rien une “bonne nouvelle” finale, du genre “tout est bien qui finit bien”. Non : nous entrons avec le Christ dans une nouvelle réalité, un nouveau registre ; les critères du monde, les repères d’avant la résurrection ne sont plus suffisants. Jésus reprend tout, réhabite tout, réhabilite tout, et tout est transfiguré.
Le monde commence dans la lumière du premier jour. Quelle insistance met ce verset de l’Evangile selon saint Marc : ” la première heure “, ” le premier jour “, ” premièrement “! Le Christ va alors faire toutes choses nouvelles, en commençant par le commencement !
En quelques versets, Marc nous fait parcourir les expériences fondamentales de l’humanité que le premier livre de la Bible, la Genèse, a longuement évoquées. Quand j’entends en effet ces quelques versets qui nous relatent les trois apparitions successives -à Marie, aux deux disciples, aux Onze enfin, j’ai l’impression de voir la Genèse défiler en raccourci du début à la fin.
Au commencement, il y avait un homme, Adam, et une femme, Ève, dans un même lieu : “Homme et femme Dieu les fit”. Au matin de la résurrection, en un même lieu, il y a un homme, Jésus, et une femme, Marie. L’homme et la femme se trouvent, se retrouvent enfin comme au commencement, libérés de la peur, de la honte, de la mort.
Adam et Ève eurent d’abord deux fils : Caïn et Abel. Caïn qui regardait son frère d’un mauvais il, l’invita un jour à venir avec lui sur la route pour s’en aller au champ; et là, il se dressa contre son frère et le tua. Jésus ressuscité se laisse rencontrer par deux hommes “qui s’en allaient au champ”. Dans la relation si difficile des deux frères -frères de sang, frères humains qui tentent de cheminer de conserve-, un troisième apparaît qui ouvre soudain le rapport binaire.
Les vicissitudes de la relation des frères, elles courent dans toute la Genèse pour culminer en une longue histoire : celle de Joseph et de sa fratrie. Les Onze frères vendent Joseph, le disent mort ; ils ne le retrouvent que bien des années plus tard, quand celui-ci, méconnaissable d’abord, est devenu un grand homme, nourricier de l’Egypte. Jésus ressuscité se montre aux Onze, à ceux qu’il nomme désormais ses frères. Joseph que la version officielle tenait pour mort est en fait vivant ; Jésus qui a traversé la mort est vivant, d’une vie surabondante désormais.
“Homme et femme il les fit”
Le premier chapitre du livre de la Genèse situe la création de l’homme et de la femme au sixième jour, la veille du premier sabbat. Jésus le nouvel Adam est mort le sixième jour : “c’était la Parascève, c’est-à-dire la veille du sabbat” (Mc 15, 42). En lui, le vieil Adam, le vieil homme, est mort. Celui qui ressuscite au matin de Pâques, c’est l’homme nouveau, accompli, qui a traversé les ténèbres et l’ombre de la mort, pendant le Jour de Dieu, le sabbat du grand repos. Et au huitième jour, le premier jour de la nouvelle semaine, Adam se lève.
L’homme est sorti de son repos où Dieu l’avait plongé. “Alors YHWH Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme qui s’endormit” (Gn 2, 21). Et quand il s’éveilla, quelle surprise : “Celle-ci, cette fois, est l’os de mes os et la chair de ma chair; celle-ci sera appelée femme, car c’est d’un homme qu’elle a été prise celle-ci” (Gn 2, 23).
Le Christ qui se lève comme l’époux, de grand matin, c’est la femme qu’il rencontre. Le temps où il vit désormais, c’est le temps de Dieu, c’est le Jour du Seigneur. Le Jour où l’homme retrouve son unité : celle qui est tirée de sa chair et avec laquelle désormais il ne fait qu’une seule chair.
“Marie de Magdala dont il avait chassé sept démons”. On peut lire cette brève mention avec une certaine tristesse : pourquoi rappeler ce passé douloureux? Pourquoi cette note d’ombre dans un récit lumineux? Et d’abord pourquoi sept démons?
Certains ont montré que les sept démons relevaient d’une croyance fort ancienne du Proche-Orient; on trouve des traces de ces démons qui vont par sept dans un autre passage de l’évangile : un esprit impur que l’on chasse d’une personne peut revenir quelques temps plus tard accompagné de sept esprits plus mauvais que lui et infester à nouveau la demeure humaine d’où il fut expulsé.
Libres dans le temps de Dieu
Quoi que l’on pense de cette formule, il semble qu’elle prenne un sens très particulier dans le contexte de ces retrouvailles de cet homme et de cette femme. Sept démons et sept jours de la semaine. La semaine vient d’être évoquée dans ce verset : “au premier jour de la semaine”. La semaine, c’est bien la septmaine, l’ensemble des sept jours. Sept démons, cela fait un démon par jour, cela évoque le temps que Dieu a aménagé pour les hommes et sur lequel le Prince de ce monde a imposé sa marque quotidienne. Chaque jour est un jour investi par le diable. Que dit l’antique serpent à la femme au Paradis? “Vous ne mourrez pas! Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal” (Gn 3, 4-5).
“Le jour où vous mangerez du fruit”. Le mot résonne comme un ultimatum; il peut y avoir un jour, selon le Rusé, où les choses changeront si l’homme et la femme se prennent en main tout seuls ; le Fourbe continue : Dieu craint ce jour où il trouvera en sa créature un rival en divinité.
Pour le serpent, le jour est ce temps si bref (il n’y a qu’un geste à faire dans un court laps de temps), et si déterminant (ce jour-là changera la face de la création). Seulement un jour, et vous serez comme des dieux. Le diable est le dispensateur des solutions immédiates. Peu importe le jour pourvu qu’il y ait un jour. Chaque jour est pour lui l’occasion de proposer à nouveau la rébellion, l’occasion de tendre un traquenard. Y compris le sabbat. Quand Jésus guérit des malades en ce jour béni et sanctifié, il voit aussitôt se lever le vieil ennemi. Rendant à un homme l’usage de sa main desséchée un jour de sabbat, il est entouré d’un cercle meurtrier de Pharisiens : “Ils l’épiaient pour voir s’il allait le guérir le jour du sabbat, afin de pouvoir l’accuser” (Mc 3, 2). Et après la guérison, “les Pharisiens sortirent et aussitôt ils tenaient conseil avec les Hérodiens contre lui, en vue de le perdre” (Mc 3, 6). L’ennemi veille : même le sabbat est pour lui, tout jour, un jour de carnage.
La femme qui a écouté le serpent est entrée dans la suite des jours funestes; elle est devenue esclave avec son homme du prince à la petite semaine, qui n’a d’autre objectif que la séparation et la destruction.
Marie, auparavant attaquée par des démons hebdomadiers, a été délivrée par Jésus avant le Jour de sa résurrection. Cela veut dire qu’elle était prête pour retrouver l’Homme glorieux. Marie avait pris pied dans le temps libéré de l’emprise du serpent. Il n’y aura plus rien du serpent pour encombrer les retrouvailles.
Les ” lenteurs ” de la résurrection
S’il a rencontré Marie Madeleine, pourquoi Jésus ne s’est-il pas aussi précipité auprès de ses disciples ? Un événement aussi extraordinaire que la résurrection des morts aurait dû pousser le Christ à se montrer tout de suite à ses disciples. Se manifester vivant à ses amis accablés de tristesse, quelle plus grande joie pouvait-il leur faire ? Or, Jésus prend son temps. Il n’a été vu que par Marie de Magdala, tôt le matin. Je voudrais revenir là-dessus.
Jésus a rencontré Marie, en une rencontre toute nuptiale. Il a envoyé celle-ci annoncer à ses “frères” qu’elle avait vu le Christ et leur transmettre ses paroles. Mais cela ne semble pas avoir produit grand chose chez eux. D’autres évangélistes sont plus explicites ; selon Luc, les disciples ont considéré comme du radotage les annonces des femmes revenues du tombeau. Selon Marc, Jésus, s’approchant des disciples, leur reproche de n’avoir pas cru ce que Marie et les deux autres témoins leur avaient dit. Alors, est-ce Jésus qui est lent à se montrer ou bien sont-ce les disciples qui sont “lents à croire” (Luc 24, 25) ?
Croire en sa propre vie
Jésus va donc apparaître à des hommes qui ne sont pas encore entrés pleinement dans son mystère ; ce qu’il a dit pendant des années sur sa résurrection, ce qu’il a cité des Écritures qu’il a prises à témoin, tout cela leur est resté quelque peu extérieur. Qu’est-ce qui est difficile à croire ? La résurrection ? Oui, certes. Plus profondément, il est difficile de croire en la vie, en la vie d’un homme, en sa propre vie. On pourrait presque dire qu’avec la Bible la question cruciale n’est pas d’emblée : “Est-ce que Dieu existe ? Est-il que Dieu est vivant ?” Mais bien : “Est-ce que je suis vivant ? Est-ce que ma vie tient bon ? Est-ce que je crois en ma vie d’homme?”.
Les disciples ont, concernant Jésus, la même incertitude qu’ils éprouvent envers eux-mêmes. Je sais très bien personnellement en tant qu’homme à quel point il est difficile “d’y croire” : “Est-ce que je vais arriver à assumer mon existence et tout ce qu’elle comporte ? Est-ce que je vais savoir me comporter dans telle et telle circonstance ? Est-ce que ça vaut encore la peine d’essayer, de recommencer ?” En vérité, un homme a beaucoup de mal à être sûr de sa propre vie.
Une femme pour témoigner de sa vie à un homme
Qui peut dévoiler à un homme qu’il a en lui une vie venue d’ailleurs, une vie donnée par un Père, qui est beaucoup plus consistante qu’il ne le pense ? Selon la Bible, c’est une femme qui accomplit cette mission pour un homme. Une femme qui a le sens de la vie, une femme de Dieu, est en face d’un homme pour lui rappeler que c’est Dieu qui donne la vie et que cette vie est puissante. Jésus, sorti de la torpeur du tombeau, a rencontré Marie au jardin. Adam, sorti du sommeil divin que Dieu avait répandu sur lui, avait semblablement trouvé Ève, amenée par Dieu à sa rencontre. Un homme qui a reçu la vie de Dieu, une femme venue de Dieu pour témoigner de cette vie, pour attester qu’elle se déploie dans la chair, et Dieu qui est immanquablement présent quand cette rencontre a lieu : voilà les acteurs du commencement, de tout commencement, enfin réunis !
Suis-je en train de suggérer que Jésus a eu besoin de Marie pour prendre conscience de lui, qu’il était en doute sur lui-même et que cette femme l’a conforté ? Non. Mais Marie était là pour se réjouir de sa vie, pour y croire, pour accueillir cette nouvelle en femme qui n’a jamais cherché que la vie et qui comprend immédiatement dès que Jésus est là, près d’elle.
Il n’était pas bon que l’homme Jésus soit seul au matin de ce nouveau commencement ! Il fallait qu’une femme soit là. La réalité de la résurrection, parce que c’est la réalité la plus profonde de la vie, ne peut se vivre que de cette façon. Il n’y a d’une certaine manière pas de résurrection : il y a un homme ressuscité et une femme qui a part à cette vie du Père quand elle la reconnaît, quand elle l’accueille entièrement, quand elle la célèbre dans la joie.
Jésus et les disciples
En envoyant Marie annoncer aux disciples que son Dieu est leur Dieu, que son Père est leur Père, Jésus envoie une femme dans la plénitude de son être de femme accomplir sa mission de femme : révéler des hommes comme fils avec le fils, comme vivants avec le Vivant. Il convie ses disciples à vivre ce qu’il vient de vivre dans le jardin où la vie s’est manifestée. Et les disciples n’ont pas vraiment cru aux paroles de Marie.
Jésus vient donc au soir trouver ses disciples. Et il vient auprès des siens comme un homme qui a rencontré cette femme. “Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie”. Comment Jésus a-t-il été envoyé par le Père ? En devenant homme, né d’une femme ; en étant reconnu, accueilli le matin même par une femme. Jésus lance ses disciples dans une mission qui n’est pas une sorte de travail extérieur à eux-mêmes, qui ferait l’économie de devenir des hommes. Il les fait entrer dans son mystère de fils de l’homme : être fils d’un même Père que lui, hommes porteurs de la même vie que lui, reconnus par des femmes de Dieu. On n’annonce le mystère du Christ qu’en vivant une vie semblable à lui, jalonnée des mêmes expériences.
Seul l’Esprit fait mûrir la chair pour qu’elle s’ouvre à cette réalité qui, sans Lui, demeure étriquée : devenir homme avec le Christ, dans le Christ : “Recevez l’Esprit saint” dit Jésus en soufflant sur les siens.
Thomas
Parler des disciples comme d’un groupe homogène n’est pas juste. Jean le matin même, au tombeau déserté, “vit et crut”. Et puis ce soir, il manque Thomas. L’évangile de Jean précise toujours, dès qu’on y parle de Thomas, que ce nom signifie Jumeau. Tirer trop parti de cette note insistante peut orienter vers des tas d’élucubrations. Il me semble que Jean tient par cette remarque récurrente, ” Thomas le Jumeau “, à montrer un lien possible avec Jésus : être comme lui à la manière d’un frère jumeau. Et il apparaît que Thomas manifeste une propension à “faire comme”. Quand Jésus disait qu’il voulait se rendre auprès de Lazare qui venait de mourir (“allons vers lui” Jn 11, 15), Thomas renchérit aussitôt : “Allons, nous aussi, pour mourir avec lui” (v. 16). Si Jésus y va, Thomas y va. Si Lazare est mort, Thomas est prêt à mourir !
Ce soir, Jésus n’est pas là au début de la réunion des disciples et Thomas non plus. Jésus est-il là ? Thomas y est. Jésus est-il absent ? Thomas s’absente aussi. Et puisque Jésus doit revenir, Thomas vient lui aussi.
Quelle est l’expérience de Thomas ? Être convié par le Christ à être vraiment son jumeau, être intimement issu de la même source de vie de Lui. Ce corps du Christ que Thomas palpe, il peut en faire désormais l’expérience en vivant dans son corps à lui. Sa chair d’homme peut être investie de la même vie que Jésus. “Heureux ceux qui croient sans voir” le corps de Jésus comme un objet extérieur à eux. “Heureux ceux qui croient” que la vie du Christ coule en leur chair. “Heureux ceux qui croient” à la parole d’une femme de Dieu qui leur dit qu’ils ont un Père et qu’ils peuvent désormais l’annoncer à d’autres.
A notre tour, alors que le carême touche à sa fin, nous sommes appelés à croire, à être des frères du Christ, capables de se laisser toucher par une parole qui vient de Dieu. En célébrant la passion, puis la résurrection de notre Seigneur, c’est aussi la Vie qu’il nous donne en partage que nous célèbrerons.
Bonne fin de Carême