C’est une histoire de sang et de larmes, une histoire, à peine romancée par Ken Loach, de combat pour la Liberté. Un film dont on ressort blessé, le coeur à vif tant la puissance du propos et la force des images saisissent et pénètrent notre esprit… L’enjeu du film rappellerait sans difficulté les guerres actuelles, celle du Liban si brûlante aujourd’hui ou bien d’autres encore…
Il fut pénible par les mots du deuil de dire et de briser les liens qui nous unissent. Mais plus pénible encore de porter la honte des fers étrangers qui nous enchaînent. Alors j’ai dit : « cette vallée dans la montagne dès l’aube j’irai à sa rencontre. Je rejoindrai les braves qui s’unissent tandis que le vent léger secoue l’orge »
Robert Dwyer Joyce (1830-1883) « The Wind that Shakes the Barley »
Irlande, 1920. Des paysans s’unissent pour former une armée de volontaires contre les redoutables Black and Tans, troupes anglaises envoyées par bateaux entiers pour mater les velléités d’indépendance du peuple irlandais. Par sens du devoir et amour de son pays, Damien abandonne sa jeune carrière de médecin et rejoint son frère Teddy dans le dangereux combat pour la liberté. Alors que la détermination des insurgés mène les Britanniques dans l’impasse, les deux parties conviennent d’un traité pour mettre fin aux effusions de sang. Mais cette apparente victoire divise les Irlandais qui luttaient jusque-là ensemble et déclenche une guerre civile : des familles se déchirent, des frères deviennent ennemis…
Ken Loach déclara pendant le tournage avoir été très surpris de voir à quel point on parle encore de cette guerre déchirante autour de Cork où le film a été tourné. Manifestement la haine est encore très présente en Irlande du Nord puisque certaines batailles n’y ont jamais cessé. Pour filmer cette guerre fratricide, le réalisateur n’a pas choisi de montrer une vulgaire opposition entre Irlandais et Anglais. La force du scénario est de décrire un monde qui dépasse les points de vue individuels de ses personnages. Le spectateur voit les personnages au-delà de leur nationalité. Il les observe dans leurs relations, dans leurs interactions. Les personnages sont authentiques, du coup le propos filmé est très puissant. Le film dès le départ porte en lui un récit universel, celui de la division, de la guerre et de la peur. Il rappelle tous les totalitarismes présents au cours de l’Histoire et aussi ceux du quotidien. Voilà une des raisons, outre ses remarquables qualités artistiques, pour les quelles Le vent se Lève s’est tout simplement imposé comme une évidence à Cannes. Ce « Vent » souffle irrémédiablement sur chaque spectateur et, osons le dire, dans son cœur également. Pourquoi l’homme est-il impuissant à vivre dans la paix ? Quelle est cette force de mort et de haine qui le submerge et le pousse à la division ? Mais aussi d’où lui viennent ce courage et cette énergie qui le rendent capable de donner sa vie pour son pays, pour les siens, pour l’Humanité ? Le «Vent » dont il est question : une humanité finalement pauvre car elle est dépassée par ce qui lui arrive, soumise au mal, mais en même temps remplie de ce feu intérieur dévorant de l’Amour.
Cet amour extrême est incarné par le jeune et magnifique personnage de Damien joué par Cilliam Murphy. Il soigne, il se sacrifie, il essaie de réconclier autour de lui, il aime la femme blessée, sa place toute particulière le montre comme une sorte d’annonciateur de paix même au coeur des combats. Mi-adulte, mi-enfant au regard d’ange mais acéré, sa beauté physique, son intelligence et sa noblesse d’âme traversent tout le film dans une présence bouleversante. Son charisme s’intensifie tout au long du film jusqu’à cette ultime scène qui éclate en apothéose, synthèse du film, et qui lui donne alors clairement un visage messianique. Cette scène finale renvoie sans difficulté à l’iconographie religieuse et constitue le point d’orgue du film, elle touche à l’indicible et renvoie le spectateur à une dimension spirituelle de l’existence. L’ « innocence » du personnage inspire les larmes et le pardon comme si elle désamorçait tout le flot de guerre auquel nous avons assisté pendant le film; le don qu’il fait de lui-même laisse place à la miséricorde. Damien illustre le non compromis, le discours qui va jusqu’au bout, une sorte d’ « idéaliste réaliste ». Face à son dernier cri de rage sur le poteau du condamné, cri de souffrance presque muet et si profond, les canons des fusils ne peuvent plus rien. Sa manière de mourir (il meurt les siens et son pays) constitue la promesse d’une victoire à venir pouvant mettre fin à la haine. Il n’a pas donné sa vie en vain. Sa mort viendra peut être briser l’implacable engrenage de la violence qui va jusqu’à déchirer deux frères. Le film porte un après que nous ne verrons pas. Damien devient une sorte de St Sebastien moderne tant il aura porté les blessures des siens.
Ken Loach a fait souffler avec ce film un vent de non compromission sur le cinéma. Rien de noble et de digne dans ce monde ne s’est construit sans le don de soi et le courage de vivre, sans que l’homme accepte de se faire violence et accepte de regarder celle-ci en face. Pour Ken Loach le monde est certes “perverti”, voué au mal qui le ronge. L’homme n’en finira jamais avec la guerre et tout ce qui le divise mais il est possible qu’au sein de cette société meurtrie se lève des « idéalistes réalistes », prêts à l’amour extrême.