Septembre 2001. Quatre copains anglais Ruhel, Asif, Shafiq et Monir habitant à Tipton se rendent au Pakistan (leur terre d’origine) pour célébrer le mariage d’un de leur ami et prendre quelques jours de vacances. Des jeunes qui partent en virée, à l’aventure, comme tant d’autres.
Ici malheureusement le voyage s’avère dramatique, l’histoire bascule dans l’horreur. Un concours de circonstances hasardeuses et la bande de copains se retrouve pris au piège en plein cœur du bombardement américain post 11 septembre qui ravagea les villages talibans en Afghanistan. Peu de temps après ils sont arrêtés par l’armée américaine et envoyés en prison à Guantanamo Bay à Cuba. Ils y passeront plus de deux ans dans des conditions inhumaines de détention. L’un d’entre eux ne reviendra jamais de ce périple. Otages de l’Histoire, victime du hasard, ils deviennent le symbole de ce que le destin peut infliger à ceux qui ont le malheur d’être à la mauvaise place au mauvais moment.
Michael Winterbottom a entendu parler pour la première fois de ces trois anglais tout simplement par la presse qui les a surnommé les «Trois de Tipton». Il s’agit d’une histoire vraie. Par l’intermédiaire de l’avocat de ces 3 jeunes, il a pu les rencontrer et ils se sont interessé au projet d’en faire un film. Winterbottom a enregistré des heures et des heures de témoignage. Ce qui a retenu son attention c’est « qu’aucun d’entre eux n’était particulièrement porté sur la religion ou sur la politique. Tout cela est arrivé à trois personnes ordinaires, tout à fait normales, qui se sont trouvés embarquées dans des événements impensables (…) A Guantanamo on enferme de dangereux terroristes pro Ben Laden or ces trois garçons n’avaient vraiment rien d’extraordinaire et se souciaient peu de ces questions ». Pour mieux révéler ce paradoxe insensé, Winterbottom a laissé entièrement libres les trois jeunes de raconter les faits tels qu’ils s’en souviennent. Le réalisateur a voulu essentiellement livrer un témoignage.
Aux récits des trois garçons qui ont vécu l’histoire, sous forme d’interview, s’ajoute dans le film, leur histoire reconstituée avec des acteurs complètement débutants, Riz Ahmed, Farhad Harun, Waqar Siddiqui et Arfan Usman. «Nous voulions que les acteurs n’aient jamais joué parce que nous voulions des garçons qui ressemblent le plus possible à Asif, Ruhel et Shafiq. Nous les avons laissé improviser leur jeu, en veillant seulement à ce que les choses restent très proches de ce qui a été raconté par les trois garçons ».
Le tournage fut extrêmement difficile tant par la diversité des lieux, l’Angleterre, le Pakistan, l’Afghanistan et Cuba que par les innombrables autorisations qu’ont du obtenir les réalisateurs pour filmer. Un tournage au cœur de pays marqués par les conflits et la violence du terrorisme. « Bien que ce soit moralement et physiquement très dur, c’est une chose qui vous inspire et vous porte » confie le producteur. « Dans ce métier en général, il est facile de devenir cynique sur les motivations qui donnent naissance à tel ou tel film- en général c’est l’argent. Avec The road to Guantanamo vous redécouvrez votre passion. Le frisson physique et mental que vous éprouvez en tournant à Kaboul est incroyablement exaltant. C’est nettement plus puissant que d’essayer de signer un contrat à Hollywood au bord d’une piscine… »
M. Winterbottom et M. Whitecross ont obtenu avec leur film l’ours d’argent du meilleur réalisateur au 56ème Festival de Berlin. Il a été diffusé le 9 mars dernier sur Channel 4, chaîne britannique qui a participé à la production. Le film sort de la même manière que Bubble de S. Soderbergh à savoir simultanément en salles, en dvd et en vod. Le producteur Andrew Eaton a, d’ailleurs, déclaré qu’il souhaitait que le film soit téléchargeable sur le web… Des négociations sont actuellement en cours avec Tiscali.
Cette méthode d’exploitation est un succès en demi-teinte. Les chiffres de fréquentation de Bubble dans les salles obscures, par exemple, étaient plutôt faibles, mais ceux de la vente de dvd semblent très encourageants. La sortie simultanée a-t-elle de l’avenir ? Une question de plus portée par « The road to Guantanamo », œuvre novatrice au sein du paysage cinématographique mondial.
Stupéfiante et rare la vitesse avec laquelle on entre dans ce film
Gros plan sur Georges Bush qui part en croisade contre Ben Laden, visages des vrais témoins qui racontent, prise de son remarquable, musique judicieusement choisie… Quelques images suffisent… En quelques secondes, le cinéma s’impose. Stupéfiante et rare la vitesse avec laquelle on entre dans ce film ! Le spectateur est happé, immédiatement pris dans la densité du récit. Une réalisation aux multiples mailles, au montage serré et aux effets toujours maîtrisés, sans voyeurisme. Tous les éléments de la mise en scène concourent à plonger le spectateur au cœur des enjeux humains du drame, à « hauteur d’homme » dirait-on, sans se focaliser sur l’horreur de l’image, …
Ce devait être un rendez-vous de noces et de fête. Ce fut une rencontre avec l’horreur et la barbarie. Les quatre jeunes protagonistes de 20 ans vont vivre une entrée accélérée dans le monde des adultes, un monde de violence et de guerre où règne la loi de la domination. Ce mauvais rêve, ce cauchemar éveillé qui fait froid dans le dos, c’est The road to Guantanamo, une épopée dramatique, une histoire d’incompréhension, d’ignorance et de préjugés qui conduit ses héros malgré eux dans un voyage initiatique au pays du Mal qui existe au fond de l’homme.
The road to Guantanamo est l’illustration de différents points de rupture au cinéma, d’un certain art du renversement.
Rupture avec le genre cinématographique d’abord. Ce n’est ni un documentaire, ni une fiction ni un reportage ni un road movie mais bien l’alliance finement retrouvée des quatre, dans le respect éthique le plus absolu du sujet traité. D’où la difficulté de qualifier et de classer ce film. Les réalisateurs ont été avant tout emportés par une histoire humaine, ils n’ont pas cherché l’effet. On sait combien le genre documentaire connaît un renouveau au cinéma. Là où Michael Moore, d’une manière en fait très égocentrique, cherchait le pamphlet, Winterbottom et son acolyte veulent surtout témoigner, exposer une situation humaine de gens ordinaires au cœur d’une situation extraordinairement violente. Le film se situerait d’avantage du point de vue humanitaire (les droits de l’homme) à l’image d’Amnesty International qui a soutenu et accompagné la distribution du film. En ce sens, Guantanamo ne représente que la partie visible de l’iceberg. Les détentions secrètes, les restitutions, les procès inéquitables et les « disparitions » favorisent la torture et créent des dissensions. « A terme, précise Amnesty, ces pratiques nous mettent tous en danger ».
Combien de fois pense t-on à l’holocauste en voyant les images de The road to Guantanamo. Un camion emporte les captifs en prison, les corps sont entassés dans la chaleur et l’obscurité, voyage interminable au terme duquel peu survivront… Nous revoilà 60 ans en arrière avec les trains d’Auschwitz.
Autre point de rupture celui qui délimite la fragile frontière entre la réalité de nos existences et le cinéma. Où se termine le cinéma ? Où commence la vraie vie ? The road to Guantanamo est à la recherche de ce moment renversant et spirituel où tous les effets du cinéma et de la réalisation ne peuvent plus rien pour laisser place à la pure vérité, aussi tragique soit-elle. Celle de la barbarie qui existe dans le cœur de l’homme et qui touche au plus profond de notre cœur. La réalité n’en ressort que d’avantage et fait froid dans le dos. Le film montre combien le septième art peut être un matériau de création au service de l’humanité. Cinéma du réel comme témoin de l’existence, au service de l’Histoire.
Cinéma, point de la rupture et du renversement enfin parce que cette histoire est extra-ordinaire, en dehors de l’ordinaire de l’existence. De ces moments tellement forts que l’on se demande si l’on est pas en train de rêver alors que c’est bien réel. The road to Guantanamo pose directement la question du sens. Pour ces 4 garçons, il y a un avant et un après leur passage de deux ans à Guantanamo. Cet épisode a changé leur vie et a transformé leur manière de voir les choses. Point de rupture où le hasard a tout fait basculer. La virée à l’aventure vers l’Afghanistan s’est transformée en cauchemar. Il arrive que dans nos existences, un événement violent, inattendu et bouleversant, dramatique ou heureux, vienne tout chambouler et fasse surgir la question du sens de l’existence. Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce arrivé ? Début d’un parcours spirituel où l’homme se découvre dépassé, relié à l’universel. The road to Guantanamo, au-delà de son contexte historique, détient le grand mérite de faire place à cette question. Il traite de ce moment de retournement où l’homme se découvre fragile, au-dessus d’un dessein qu’il ne maîtrise pas, confronté à l’expérience du mal.
A cette question le film apportera une timide réponse finale. Les noces auront bien lieu, les 3 jeunes reviendront chez eux, la vie reprendra ses droits. Tout cela après l’épreuve du feu, après un passage coûteux par les bas-fonds de notre humanité. Mais à quel prix … ?