Comment expliquer le succès d’Harry Potter, succès qui dépasse une simple opération de marketing, même gigantesque ?
L’éclairage pourrait venir d’un écrivain du XIXème siècle Charles Nodier qui voyait, dès 1830, dans le Fantastique une réaction à l’écroulement de la religion et à la perte des valeurs. De ce point de vue, Le phénomène Harry Potter prend une dimension toute particulière.
Harry Potter est un phénomène éditorial sans précédent. Or, ce best-seller est, comme le XXIème siècle qu’il inaugure, explicitement ” spirituel “. Les uns s’en plaignent en voyant dans les aventures d’Harry une incitation quasi-diabolique à la sorcellerie, les autres s’en réjouissent et s’empressent d’y déceler un message évangélique et édifiant. Sans rentrer dans ce débat qui agite les esprits surtout outre atlantique, il est nécessaire tout de même de comprendre de quoi il en retourne et comment le religieux s’articule au Fantastique dans ce phénomène éditorial insolite.
L’un des seuls théoriciens qui peut réellement nous aider à comprendre le phénomène Harry Potter et à saisir surtout les rapports qu’il entretient avec la sphère religieuse est Charles Nodier (1780-1844). Certes il est éloigné dans le temps mais l’analyse de ses réflexions est intéressante à double titre. D’une part, cet écrivain n’est rien de moins que le père du Fantastique, d’autre part, il propose une réelle tentative de repenser les rapports de l’imaginaire, du social et du littéraire dans une vision d’ensemble précisément centrée sur l’étude du lien entre fantastique et religieux.
Pour Charles Nodier, le Fantastique apparaît au moment de la décadence d’une civilisation. Décadence qui, d’ailleurs, peut revenir cycliquement (ce qui justifie donc pleinement, aujourd’hui encore, la référence à l’auteur qui la décrit). Au moment de la ” maturité” d’une civilisation s’impose une littérature ” classique ” et ” raisonnable “, une littérature du ” positif “. Assise sur une solide armature rhétorique, elle règne tant que les conditions historiques qui l’ont fait naître subsistent. Que celles-ci viennent-elles à disparaître ” le Fantastique pénètre partout “.
Pour Charles Nodier, il s’agit du symptôme d’un profond malaise : ” Les malheurs toujours croissants de la nouvelle société présageaient si visiblement sa ruine… le fantastique fit son apparition “. C’est aussi le signe de la fin d’un temps : ” Quand les fables d’un peuple ont vieilli… il faut recommencer la vie sociale sur de nouveaux frais “. En définitive, c’est la preuve qu’ ” une civilisation usée craquait “. Comme Novalis et bien d’autres romantiques, Nodier perçoit son siècle comme une ère de transition et de décadence.
Sous de nombreux aspects, l’explication que donne Nodier de l’irruption du Fantastique au début du XIXème siècle pourrait valoir pour le début du XXIème en effet. D’abord, nous sortons aussi d’une période de maturité marquée par une certaine harmonie et caractérisée par des ” armatures rhétoriques “, qui ont été fournies bien sûr par les idéologies, actuellement croulantes, mais aussi et surtout, plus récemment, par les instances internationales mises à mal par la nouvelle organisation pluri-polaire du monde, telle qu’elle est apparue ces derniers temps à travers le règlement insolite de nouveaux conflits par exemple. Ensuite, la cruauté des faits et la dureté de la réalité, apparaissant de nos jours d’autant plus insupportables à cause de leur médiatisation, nous incitent de même, comme à l’époque de Nodier, à rechercher des ” ailleurs ” toujours renouvelés. Enfin, notre temps est identiquement marqué par une sorte de régression à l’état d’enfance, ce que certains, pessimistes sans doute, mais attentifs aux grandes tendances de notre société, désignent sous le terme de jeunisme. Rien d’étonnant donc que, dans ces conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets et que ” Le Fantastique dont Harry Potter est actuellement le vecteur- pénètre partout. ”
Dans “Du fantastique en littérature”, Charles Nodier va encore plus loin. Pour lui, le fantastique naît de la décadence d’une société mais aussi et surtout de l’écroulement des religions qui la soutiennent : ” Le fantastique demande à la vérité une virginité d’imagination et de croyances qui manque aux littératures secondaires, et qui ne se reproduit chez elle qu’à la suite de ces révolutions dont le passage renouvelle tout ; mais alors, et quand les religions elles-mêmes, ébranlées jusque dans leurs fondements, ne parlent plus à l’imagination, ou ne lui portent que des notions confuses, de jour en jour obscurcies par un scepticisme inquiet, il faut bien que cette faculté de produire le merveilleux dont la nature l’a douée s’exerce sur un genre de création plus vulgaire et mieux approprié aux besoins d’une intelligence matérialisée. ” Là encore, nous croirions lire la description de notre époque marquée par un retour du religieux qui coïncide effectivement avec l’extinction ou du moins la perte d’influence des religions, ne satisfaisant peut-être plus assez le besoin imaginaire des croyants qui, jadis, pouvaient davantage se raccrocher à des images, certes caricaturales parfois et imparfaites souvent, mais sans doute stimulantes.
Le discours de Charles Nodier sur le Fantastique demeure ce qu’il est, à savoir un discours prononcé par un romantique paladin des lettres parlant en défenseur d’un univers défunt. Il n’en reste pas moins que son analyse, toute subjective et lyrique qu’elle est, a le mérite d’intégrer le phénomène du Fantastique dans le cadre d’une réflexion globale sur la société qui s’applique facilement à notre époque et qui, contrairement à celle des critiques modernes dites objectives, nous rappelle qu’une production symbolique comme Harry Potter éveille des échos parfois imprévisibles renvoyant en l’occurrence à l’Au-delà, au surnaturel, au sens du mystère. Autant de thèmes spirituels que les religions semblent donc invitées à revisiter, par la force des choses.