Da Vinci Code est, comme tout le monde le sait, un best-seller. Vendu à plus de 17 millions d’exemplaires, ce livre américain écrit par un certain Dan Brown, constitue une véritable révolution dans le monde de la littérature populaire.
Ce roman de 571 pages prétend découvrir une seule et même réalité jusqu’alors inconnue du grand public : le combat mené par l’Eglise depuis deux mille ans contre les détenteurs d’un secret capable de l’anéantir, à savoir l’amour charnel ayant existé entre le Christ et Marie-Madeleine. Da Vinci Code relate l’un des épisodes contemporains d’une guerre sans merci entre le Vatican et tous ceux qui, membres de cercles ésotériques ou artistes de renom, transmettent clandestinement ce secret au nom du Féminin Sacré qu’ils vénèrent de génération en génération à travers mille et uns cultes et rituels païens.
L’intrigue commence par le meurtre du conservateur du Musée du Louvre, qui se trouve être le grand maître du Prieuré de Sion, l’une des sociétés secrètes visées par le pouvoir catholique. L’assassin s’appelle Silas, un moine soldat de l’Opus Dei, vouant une obéissance aveugle à ses supérieurs, qui fomentent tout depuis Rome apparemment. A partir de ce meurtre s’engage une course contre la montre entre l’américain Robert Langdon, un historien de l’art de passage en France, aidé d’une spécialiste du déchiffrement des symboles, Sophie Neveu, et l’organisation toute puissante et occulte de l’Opus Dei. Les uns découvriront, au fil des énigmes résolues, à partir d’un code laissé par la victime, la nature du secret qu’elle gardait jalousement. Les autres s’ingénieront, quant à eux, à en interrompre définitivement la transmission, coûte que coûte.
Car, si le monde s’aperçoit de la désinformation que l’Eglise a pratiquée depuis le début en ce qui concerne la liaison entretenue par le Fils de Dieu et la prostituée de l’Evangile, ce n’est rien de moins que sa gloire et son pouvoir qui sont menacés de disparaître. Ainsi tous les moyens sont bons pour camoufler la vérité et perpétuer l’imposture : le meurtre, la perfidie et le vol. Le vol des preuves mais aussi celui des symboles. On apprend en effet dans Da Vinci Code que les catholiques n’ont eu de cesse, vingt siècles durant, de récupérer à l’insu du plus grand nombre les symboles païens et qu’inversement, les artistes comme l’auteur de la Joconde ont passé leur vie à utiliser les symboles chrétiens pour mieux transmettre aux initiés, familiers des secrets de leur art, ce qui, férocement combattu par l’Eglise, est donc au cur de leur doctrine anti-chrétienne : le culte du Féminin Sacré dont la « déesse » Marie-Madeleine est la manifestation exemplaire.
Plusieurs réactions sont possibles face à cette formulation aussi célèbre qu’inattendue de la thèse du complot rendue nouvelle ou relativement nouvelle tant par le fond (ce ne sont pas les juifs mais les chrétiens qui sont accusés) que par la forme, celle d’un polar américain. De la posture dédramatisante de l’esthète qui, de toute manière, ne lira pas ce roman de gare, tenant définitivement ses attaques pour inoffensives du seul fait de l’indigence littéraire de l’ouvrage, à celle du savant qui en profite pour disserter, comme Frédéric Lenoir, philosophe et spécialiste des religions, sur l’engouement des publics contemporains pour l’irrationel et l’ésotérisme, quitte à y voir « une tentative de rééquilibrage chez l’homme occidental moderne de ses fonctions imaginatives et rationnelles, des polarités logiques et intuitives de son cerveau» , les attitudes peuvent être multiples et variées.
Il y a celle de Dan Brown lui-même par exemple qui, avec le léger sourire en coin du joueur de base-ball décontracté à qui on donnerait (presque) le Bon Dieu sans confession, déclare sans ambage que le débat est une bonne chose en matière de religion . La protestation est une autre réaction possible. Certes il n’est pas bien vu de se scandaliser de nos jours, surtout d’un succès planétaire, qui plus est lorsqu’il s’agit d’un roman. A l’heure de la mondialisation de l’entertainment et de la décontraction obligée, tout ce qui participe de quelque forme de condamnation est même très vite suspecté d’intolérance.
Mais, malheureusement, la protestation, voire l’indignation s’impose face au Da Vinci Code car ce sont des catégories mentales datant d’un âge que l’on croyait révolu qu’adopte l’auteur de ce best-seller mondial. A travers une fiction apparemment innocente il donne une version totalement décomplexée de la haine de l’autre homme, de l’autre homme chrétien en particulier, en réveillant des fantasmes qui nous renvoient aux pires heures de l’Histoire.
En effet, à la lumière de la préciseuse analyse philosophique de la thèse du complot, que nous donne Alain Finkielkraut dans La Sagesse de l’Amour, la mise en scène des catholiques comme voleurs de secrets fondamentaux liés, en l’occurrence, au culte païen du Féminin sacré, l’évocation de leur pouvoir occulte ainsi que l’accusation de leur main mise sur l’art, que les grands artistes ne peuvent éviter qu’à force de subterfuges, tous ces thèmes renvoient bel et bien à la représentation que les nazis se faisaient des juifs.
« Lisons, déclare Alain Finkielkraut, des Protocoles des Sages de Sion à Mein Kampf, les textes qui ont préparé le génocide. Ce qui est en cause, avant tout, c’est l’invisibilité des Juifs : le pouvoir occulte qu’ils exerçaient, et la manière sournoise avec laquelle ils se glisseraient dans les organismes sains des autres nations pour vivre à leurs crochets, et les affaiblir jusqu’à ce que mort s’en suive ( ) Leurs griefs étaient insensés, bien sûr, comme était folle la tentation de canaliser sur un objet unique l’ensemble des maux qui affectent tous les hommes. Mais la vérité de ce délire, c’est qu’en effet l’Autre habite notre existence comme un intrus, et qu’il la fuit comme un voleur. »
Malheureusement, Dan Brown n’a rien inventé. Denis Tillinac rappelle dans Le Dieu de nos Pères comment, dans la propagande des « républicains » français du début du siècle, la figure du Jésuite s’apparente déjà à celle du Juif dans les délires antisémites de ce temps-là : « apatride, insinuant et toujours du côté du manche » . Ceci est d’autant plus inquiétant que, dans Da Vinci Code, le caractère fictif de toutes ces allégations n’est pas si clairement défini que cela, contrairement à ce que prétend l’auteur. La note qui précise que « toutes les descriptions de monuments, d’uvres d’art, de documents et de rituels secrets évoqués sont avérés », les remerciements adressés à « cinq membres de l’Opus Dei (trois actuels et deux anciens) qui (m’) ont fait part d’anecdotes positives et négatives, illustrant leur expérience au sein de l’organisation », ainsi que l’identification entre le personnage principal et l’auteur, tous deux historiens de l’art, n’ont de cesse de donner à ce livre un aspect et une valeur de documentaire.
De manière générale, les critiques adressées au christianisme et à l’Eglise ne sont pas gênantes en soi. Heureusement d’ailleurs, car la littérature française, entre autres, contient tant de remises en cause dirigées contre le clergé, le rite ou le théologie catholiques que l’Eglise serait bien en peine de se faire respecter, si son honneur tenait à cela. Un certain anti-christianisme peut même être comique, réellement comique. La mise en scène ridiculisante de l’hypocrisie religieuse par un Molière dans le Tartuffe, par exemple, est tout à fait légitime, voire constructive. Même les remises en cause des philosophes des Lumières ne nuisent pas réellement aux chrétiens car elles se situent sur le plan de la réflexion et du débat d’idées.
En revanche, la présentation de l’Eglise comme un organisme tentaculaire et parasitaire est alarmante en ceci qu’elle trahit un malaise qui, en deça de la critique intellectuelle ou sociale, se situe du côté de la négation pure. Dans ce cas, on ne rit pas de l’Autre, on ne le critique pas non plus à l’aide d’arguments rationnels, on le soupçonne à l’infini. Cet Autre risque alors d’être considéré comme une blessure insidieuse dont il faut guérir et débarraser le monde de toute urgence. Le caractère supposé fictif d’une telle suspicion n’enlève rien à la gravité de ses conséquences. Au contraire, il en fait un jeu, un divertissement, un passe-temps qui se situe, par définition, au-delà du bien et du mal, du pensé et de l’impensé. Dans cette zone floue, l’esprit critique est perçu comme un étrange trouble-fête qui n’a pas sa place, un rabat-joie déprimant qui ne fait que gâcher le plaisir de la lecture, suspect à son tour.