Le roman de Milan Kundera nous rappelle qu’il est un aliment dont l’esprit humain ne peut guère se passer, qui plus est lorsque les rêves d’avenirs meilleurs se sont écroulés : le Passé. Non pas tant un passé sentimental, un passé poétique, un passé proustien qu’une histoire partagée avec d’autres sans laquelle toute vie est promise au désespoir et à l’insignifiance.
Les principaux personnages de L’Ignorance n’ont pas de passé, ou plutôt, leur passé n’est en quelque sorte que leur passé, il ne recoupe que partiellement et épisodiquement le passé des autres et cela les rend fondamentalement malheureux. Iréna et Josef, qui reviennent en Tchéquie après des décennies d’exil, s’aperçoivent en effet qu’ils n’ont plus rien en commun avec ceux qu’ils croyaient être leurs proches et qui sont devenus comme des étrangers, ne partageant avec eux que de lointains souvenirs.
Face à l’échec de telles retrouvailles, Irena et Josef, qui se sont croisés par hasard à l’aéroport en arrivant respectivement de France et du Danemark, essaient de retrouver malgré tout le temps perdu en réanimant l’amour qui les a rapproché jadis, lorsqu’ils étaient jeunes. Mais l’échec est cuisant : ils s’attendaient à revivre un passé aussi idyllique que révolu. Après une étreinte fougueuse, Irena s’aperçoit que Josef ne se rappelle même pas de son nom et qu’il ne reconnaît pas l’objet fétiche qu’elle tenait pour une preuve irréfutable de leur amour d’antan : un calendrier qu’il lui avait offert.
La formule contemporaine du désespoir ne serait donc pas, à en croire le dernier roman de Kundera No future mais No Past . Cette absence de passé commun, de souvenirs communs, d’histoire commune apparaît d’autant plus cruellement aux émigrés de L’ignorance qu’ils reviennent dans un pays où l’effondrement des projets collectifs formulés pas le communisme ne peut plus masquer une telle vacuité.
Un seul personnage émigré arrive à tirer son épingle du jeu, de ce jeu fatal entre avenir impossible et passé révolu : Gustaf, le compagnon d’Irena. Parfait disciple de l’immédiateté et capitaliste hors pair, il traverse le roman en s’éclaffant, vêtu d’un affreux tee-shirt représentant un pauvre tuberculeux sur lequel est écrit Kafka was born in Prague . A la fin, il trompe Irena avec sa mère.
Ce qui cause le malheur des personnages du dernier roman de Kundera en définitive n’est autre que l’absence de continuité entre le passé et le présent, entre le passé de chacun et le passé de tous. Autrement dit, L’ignorance est un plaidoyer désespéré mais puissant pour ce qui comble tout désir de Passé et toute faim d’avenir, dans l’instant d’une rencontre véritable : la Tradition, au sens fort et vrai du terme.