Survivante des Kmers rouges au Cambodge, Claire Ly raconte sa conversion au catholicisme.
A l’occasion de la publication de son livre « Retour au Cambodge, Chemin de liberté d’une survivante des Khmers rouges », Éd. de l’Atelier, qui paraîtra en début d’année, Claire Ly a accepté de réponse à quelques questions pour aider les lecteurs de Zenit à mieux comprendre son histoire, et notamment sa conversion au catholicisme.
Claire Ly est née au Cambodge en 1946. Après avoir été quelques années pensionnaire chez les Sœurs de la Providence elle devient professeur de philosophie dans un lycée de Phnom Penh puis directrice technique de l’Institut de khmérisation de Phnom Penh. En 1975, avec un enfant dans les bras et enceinte d’un second, elle est internée dans les camps de Pol Pot et découvre « l’enfer ». Son père et son mari sont fusillés. Elle est contrainte de travailler dans des conditions inhumaines, assiste à des exécutions sommaires, à l’endoctrinement des enfants.
En 1979, à la chute du régime de Pol Pot, Claire Ly prend le chemin des réfugiés vers la Thaïlande et de là, elle émigre en France où elle vit toujours. Elle reçoit le baptême dans l’Eglise catholique en 1983.
Zenit : Comment avez-vous fait pour survivre à la folie meurtrière des Khmers rouges ?
Claire Ly :Les Khmers rouges avaient pour idéologie la construction d’un Cambodge purement khmer, un Cambodge débarrassé de toute influence extérieure. Pour réaliser cette idéologie utopique, ils ont commencé par éliminer tous ceux qui pouvaient leur résister : les intellectuels étaient ainsi les premiers visés. Toutes les villes ont été vidées de leur population. L’Angkar (le gouvernement khmer rouge) considérait les gens de ville comme « un peuple nouveau » contaminé par la civilisation occidentale. Ce peuple avait besoin d’être « purifié » par le déplacement et les travaux forcés à la rizière afin de devenir de vrais Khmers. Pour survivre dans cet engrenage de la violence, je devais cacher ma véritable identité : avant leur arrivée, j’enseignais la philosophie dans la capitale et j’occupais le poste de directrice technique de l’Institut de traduction des manuels scolaires au sein du Ministère de l’Education nationale du Cambodge. Je faisais ainsi partie de ce « peuple impur ». Le seul moyen de survivre était l’obéissance à l’Angkar. Toute tentative de résistance était sauvagement éliminée.
J’obéissais, je travaillais, je faisais tout ce que les Khmers rouges me demandaient de faire : constructions des digues des canaux d’irrigation, travaux de rizière, dans un climat de terreur et de famine.
Mais comment obéir à des dictateurs sans se perdre soi-même ?…
Zenit : Quels sont les événements qui ont remis en question votre foi bouddhiste ?
Claire Ly :Devant une telle violence qui broie l’humain dans chacun de nous, je me suis tournée dans un premier temps vers l’enseignement du Bouddha qui souligne l’impermanence dans toute réalité. J’ai constaté que ma vie était soumise à cette loi de l’impermanence. En quelques heures, elle a radicalement changé : j’ai perdu tous ceux que j’aimais. Tout ce que je croyais acquis comme identité sociale et personnelle s’est envolé ! Des sentiments de révolte et de haine ont envahi tout mon être. Il m’a été impossible de garder la sérénité dans ce tourbillon de violence. Je me suis vue alors comme une mauvaise bouddhiste incapable de suivre l’enseignement du Bouddha. J’ai basculé en effet dans les sentiments négatifs selon le bouddhisme : la colère et la haine. Je suis devenue une révoltée devant la loi du karma, cette loi de l’acte et ses conséquences qui justifie le présent par les actes du passé. Je ne voulais plus porter la responsabilité si minime soit-elle de mon malheur. Ni mon époux, ni mon père n’avaient mérité d’être fusillés.
La violence des Khmers rouges reste absurde, sans aucune explication…Et nous sommes tous des victimes innocentes.
Zenit : De quelle manière êtes vous parvenue à dialoguer avec le « Dieu des occidentaux » et à lui faire confiance ?
Claire Ly :Pour ne pas basculer dans la folie, j’ai construit selon ma tradition bouddhique, un objet mental sur lequel je jetais tous mes sentiments négatifs. Dans ma révolte et ma colère, j’ai souhaité que cet objet mental soit un « vis-à-vis ». Je lui ai donc donné le nom de « Dieu des Occidentaux ». Et je passais mon temps à l’insulter sans me soucier nullement de son existence.
Dans le camp des Khmers rouges, le Dieu des Occidentaux était à la taille de ma haine et de ma colère. Pendant les deux premières années, Il n’était qu’un bouc émissaire. Je le prenais comme témoin de ma rage de vivre. Les Khmers rouges ont planifié ma mort, la mort de tous les intellectuels, ma réponse était de survivre… Ce Dieu témoin est devenu au fil des temps mon seul interlocuteur. J’ai pris conscience que malgré mes deux années de haine et de colère à l’égard de ce Dieu des Occidentaux, Il m’a quand même accompagnée silencieusement dans cette lutte de survie. J’ai pris conscience que cette force qui m’a permis de rester debout, n’est pas de moi, mais vient d’un Autre. Pourtant je n’arrivais pas vraiment à saisir et à comprendre cette altérité.
Zenit : Dans votre livre « Revenue de l’enfer », vous affirmez vous être convertie en assistant à la célébration de l’Eucharistie. Pouvez-vous nous expliquer ?
Claire Ly :Ce n’est pas très facile de vous expliquer cette certitude spirituelle qui m’a amenée à demander le baptême. Je peux dire simplement que cette certitude vécue lors d’une célébration eucharistique est l’aboutissement d’un long chemin.
Après avoir vécu pendant les quatre ans de camp de Pol Pot dans le sentiment d’être accompagnée par le Dieu des Occidentaux, j’ai rencontré sur mon chemin l’Évangile.
C’est l’Encyclique Dives in misericordia de Jean-Paul II qui m’a donné envie de lire l’Évangile. Je qualifie aujourd’hui cette lecture de « rencontre inaugurale » selon le terme de Xavier Thévenot. Une rencontre qui m’ouvre un nouveau itinéraire en me faisant connaître un nouveau maître : Jésus de Nazareth. A cette étape de mon itinéraire, j’avais beaucoup d’admiration envers cet homme mais j’occultais complètement sa divinité. Mon éducation bouddhique m’a permis de saisir plus facilement l’humanité du Christ que sa divinité. L’Évangile a accompagné mes réflexions pendant une année entière.
C’est seulement après une année de fréquentation de la vie et de la parole de Jésus à travers les récits et les paraboles évangéliques que j’ai eu la curiosité d’aller assister à la messe. Au cours de cette célébration eucharistique, j’ai réalisé que la gloire de Dieu ne diminue en rien la grandeur de l’homme. J’ai pressenti que Dieu si grand, Dieu immense ne s’impose pas à ma liberté. Ce Dieu a même besoin de mon consentement pour être pleinement Dieu. J’ai trouvé ce parallélisme entre ma propre liberté et la puissance de Dieu magnifique.
Bouddhiste d’origine, je suis pétrie par une éducation qui dit toute la grandeur de l’homme car lui seul peut se libérer du cycle des morts et des vivants pour atteindre la libération finale, le Nirvana. La tradition bouddhique place l’homme au dessus de toute divinité. Paradoxalement c’est ma conviction dans cette grandeur de l’homme qui m’a poussée à refuser la loi du karma, la loi de rétribution des actes. Je peux presque dire que c’est le cœur du bouddhisme lui-même, qui m’a propulsé vers un autre itinéraire.
Ce nouvel itinéraire commence par la rencontre avec le « Dieu des Occidentaux ». Ce Dieu qui se révèle si proche de moi dans la révolte et dans la haine. Ce Dieu qui se fait « cobelligérant » dans la lutte d’une femme pour la survie, face à un mal absolu. Première étape.
La deuxième étape est la rencontre avec l’Évangile. Cette rencontre m’a donné les mots pour parler de la première : le Dieu des Occidentaux prend peu à peu le visage du Père de Jésus de Nazareth.
Je pense sincèrement que c’est cette proximité personnelle avec l’Évangile qui m’a permis d’expérimenter spirituellement la troisième rencontre : celle du Christ eucharistique. Au cours de cette messe, une envie folle envahit mon être : l’envie de devenir disciple et non simplement auditrice de Jésus Christ… C’est cette envie si peu raisonnable aux yeux de ma tradition d’origine, le bouddhisme, qui m’a amenée à faire la démarche de demande de baptême.
Cela fait vingt trois ans que j’ai quitté la Sagesse du Bouddha pour vivre la folie d’Amour de Jésus-Christ. J’ai toujours l’impression que ma route est une aventure renouvelée par un dialogue sans fin entre la bouddhiste que j’étais et la chrétienne catholique que je suis devenue…
Je rends grâce à l’Esprit du Seigneur qui me permet de vivre cette hospitalité envers la bouddhiste dans un accueil mutuel, prémices sans doute du Royaume.