La B.D. (bandes dessinées), média populaire ou intello, jeune, branché, et la théologie, si vieille et vénérable que la Sorbonne elle-même l’a répudiée comme une branche morte de la science : qui aurait parié sur cette improbable rencontre post-moderne ? Chassée par la laïcité de l’Université d’Etat et du débat intellectuel médiatique, la théologie réinvestit le champ culturel là où nul ne l’attendait, loin des publications savantes des cercles catholiques.
S’agit-il bien de théologie ? Pas vraiment : la théologie consiste en un effort rationnel pour rendre compte de la foi ; or, ici, il n’y a pas de foi. Mais ce qui émerge avec force, c’est une culture religieuse et, je crois, une inquiétude sur le sens – voire, au sens large, une démarche spirituelle. Au sens strict, ce n’est donc pas de la théologie : la méthode de traitement de la question n’est pas scientifique, mais elle est plus qu’un simple décor religieux pour raconter une aventure. Les questions posées relèvent de la dogmatique et font appel à des connaissances au-dessus de celles du catholique pratiquant moyen (s’il existe).
Entendons-nous: je ne parle pas des B.D. religieuses didactiques pour enfants, mettant en images la Bible ou la vie des saints, mais d’albums pour adultes et adolescents, racontant avec imagination, suspense, dérision, érotisme, violence, une fiction incluant une question théologique, généralement traitée de façon hétérodoxe. Il faut donc que les croyants s’attendent à ce que des lecteurs leur posent des questions pointues et surprenantes !
Ces oeuvres apparaissent à la fin des années 90 et concernent les grandes religions présentes en France : judaïsme, islam, catholicisme. Tandis que, dans les années 70-80, J.-C. Mezières et P. Christin promenaient Valérian (Ed. Dargaud), leur héros intergalactique, dans un univers gnostique synthétisant et dépassant les clivages religieux, dans l’orbite de la prétendue ère du Verseau, les auteurs actuels s’inscrivent chacun dans une tradition religieuse spécifique. Ce retour sur une religion identitaire marque un changement d’époque par rapport au Nouvel Age qui a marqué la fin du XXe siècle. La post-modernité dans laquelle nous sommes exprime le besoin de connaître des origines, d’explorer un patrimoine, d’inventer des racines dans une communauté nettement intensifiée. Cela inverse la perspectives des années 70, où l’on entendait : Jésus oui, l’Eglise non ! On aurait plutôt : l’Eglise d’accord, pour ceux qui en sont, mais Jésus n’est pas celui que vous dites et, de toute façon, dans un contexte plurireligieux, il n’intéresse pas tout le monde.
Dans l’univers juif brille l’oeuvre de Joan Sfar. Son personnage principal est le chat d’un rabbin séfarade d’Afrique du Nord à l’époque de la colonisation française. Dans le premier album (2002), ce chat se met à parler, après avoir mangé le perroquet de son maître. Il demande alors de faire sa Bar Mitsva. Le rabbin refuse d’abord : seuls les hommes créés à l’image de Dieu peuvent faire leur Bar Mitsva. Puis il consulte l’un de ses collègues, qui commence avec le chat une discussion serrée : si Dieu est Parole, un chat qui parle n’est-il pas image de Dieu? S’ensuit une parodie de controverse rabbinique sur qui est Dieu et qui est l’homme… L’auteur juxtapose de petits épisodes joyeux et ironiques, soulevant, sans les traiter, de véritables questions philosophiques et théologiques. Joan Sfar et Emon Guih publient une autre série d’albums, Les Olives noires, située à Jérusalem et en Judée, autour de l’époque du Christ ou des écrits intertestamentaires. Ils recréent le milieu juif du temps de Jésus et font se croiser soldats romains, juifs hellénisés, pharisiens, zélotes, esséniens, que les travaux exégétiques récents nous ont fait connaître.
La culture catholique s’enrichit d’un Troisième Testament, uvre en « quatre évangiles » de X. Darisson et A. Alice. L’action se situe dans l’Europe du xive siècle. Le style graphique, soigné, évoque les décors du Nom de la Rose, le film de J.-J. Anaud, d’après le roman de Umberto Eco. Inquisiteurs, templiers, espions de Rome – auxquels s’ajoute une inquiétante secte démoniaque – se lancent à la poursuite d’un document écrit par Dieu lui-même, porteur de toute la puissance du Verbe divin qu’il contient. Qui le détiendrait acquerrait une puissance infinie. Grâce aux conseils de bibliothécaires et d’experts, comme le dominicain Pierre Gaugué (remercié dans le premier tome), les auteurs évoquent des écrits apocryphes chrétiens oubliés, des questions exégétiques précises comme celles des « frères » de Jésus ou de la licéité d’employer de mauvais moyens pour une bonne fin.
L’islam se trouve confronté par les auteurs du Décalogue à la découverte d’une nouvelle sourate du Coran, elle aussi de la main de Dieu, qui contredit la version othmanienne du Coran. La divulgation de ce document provoquerait un ébranlement du monde musulman, nuisible à son unité et à sa suprématie. La dernière sourate délivre en effet un enseignement tolérant, féministe et pacifique, qui condamne la guerre sainte pratiquée, au nom d’Allah, par le Prophète et ses successeurs. Rédigée sur une omoplate de chameau et transcrite par un soldat français de l’armée de Bonaparte pendant la campagne d’Egypte, cette sourate et les carnets qui parlent de sa découverte entraînent leurs provisoires détenteurs dans des aventures funestes, comme si une malédiction puissante s’opposait au dévoilement de la vérité.
Dans cette série de qualité inégale, le même scénariste s’adjoint pour chaque album un dessinateur différent. Les auteurs entretiennent avec l’islam un rapport extérieur; dans plusieurs albums, la référence musulmane, ténue, se réduit à un prétexte pour raconter une simple histoire.
La tradition maçonnique s’insère dans cette veine avec une série intitulée Le Triangle secret, où les membres d’une Loge s’efforcent de retrouver le corps du Crucifié pour dévoiler l’escroquerie à laquelle l’Eglise se livre depuis 2000 ans en prétendant que Jésus de Nazareth est mort sur la croix et ressuscité le troisième jour. Ils doivent lutter contre d’infâmes cardinaux, acharnés à maintenir en vie un pape moribond, pour faire élire leur candidat au prix d’une série de meurtres. Ces albums se caractérisent par la violence de leur attaque frontale du catholicisme. Ils ne relèvent pas d’un questionnement théologique ou religieux interne à une tradition religieuse, comme les autres séries citées, mais d’une tradition secrète transmise dans la « loge première » fondée par Jésus lui-même.
Ces séries ont rencontré un si grand succès auprès du public qu’elles ont créé un effet de mode et entraîné dans leur sillage une multitude de publications d’intérêt varié, comme les albums de la collection « La loge noire », dirigée par Didier Convrard chez Glénat. En 2003, le nombre de nouveaux albums de B.D. à thématique religieuse est surprenant. Dans bien des cas, la religion ne fait qu’habiller une aventure policière ou historique. Quelques auteurs abordent la tradition bouddhique ; et les libraires spécialistes annoncent des albums sur le chamanisme.
Malgré la personnalité différente des auteurs, ces uvres présentent, à des degrés divers, plusieurs caractères communs :
– Leur discours sur Dieu se fonde sur une révélation et des textes sacrés transmis par une tradition dans une communauté croyante.
– Les instances au pouvoir dans les grandes religions trahissent le dépôt originel. Un savoir secret existe, qu’on cache aux fidèles parce que son dévoilement remettrait en cause l’édifice institutionnel et sa puissance. Seuls des initiés ont accès à ce savoir révélé dès l’origine et qu’il faut redécouvrir.
– L’avenir n’est plus dans le futur, la science-fiction, la guerre des étoiles, mais dans un retour au passé, aux sources.
– La fiction, l’humour, le genre littéraire choisi établissent une distanciation entre le lecteur ou l’auteur et le propos des livres. Le thème abordé est sérieux, mais pas la façon de le traiter. Les auteurs tournent en dérision une réflexion théologique et un système de pensée religieuse qui se prendraient au sérieux, tout en abordant des questions existentielles et touchant au sacré.
Comment interpréter ce phénomène culturel ?
Première hypothèse : la bande dessinée découvre un nouveau champ d’inspiration et s’y engouffre, portée par l’actualité – loi sur les signes religieux à l’école, débat sur le choc des civilisations… Le lecteur dispose des premières clefs de compréhension grâce à sa culture religieuse élémentaire, mais il découvre avec joie un monde à la fois exotique et correspondant à la réalité d’un pays multiconfes-sionnel. La référence aux religions cesse d’être un tabou, parce qu’elle est désormais découplée de la croyance personnelle. Nos contemporains ont à l’égard des traditions religieuses le même rapport dépassionné que les anciens Grecs à l’égard de leurs mythes: système commun de référence plutôt que foi individuelle, ensemble de rites familiaux et civiques, mêlés, selon les cas, de plus ou moins de superstition ou de réflexion métaphysique. Le message délivré par ces albums, c’est la critique de l’intolérance et de la violence de chaque tradition religieuse, au profit d’un consensus laïque et démocratique.
Seconde hypothèse : ce jeu n’est pas sans enjeu. Il permet de cantonner provisoirement la question religieuse dans un exercice ludique qui dispense de se prononcer sur la foi personnelle. Le lecteur n’est pas confronté à l’exigence d’une conversion, même s’il exprime un besoin de sens et se trouve renforcé dans son identité religieuse. Mais La Fontaine et Molière témoignent qu’on peut utiliser un ton badin et la dérision pour aborder des questions sérieuses. Est-ce à dire que, pour rencontrer un public non croyant sur le terrain religieux, il faut se servir de l’humour et de la fiction, comme du patrimoine culturel chrétien, pour sortir de la case « bouquins cathos » ? La bande dessinée, ayant atteint l’âge de la maturité, devient apte à aborder le champ spirituel, au même titre que d’autres moyens d’expression ; sa souplesse et sa créativité lui permettent de ne pas se cantonner dans le récit et d’atteindre une grande profondeur en jouant sur le registre des symboles et des atmosphères, à la manière du cinéma.
Dans une société massivement déchristianisée, cette forme de retour du religieux et de réinvestissement des traditions spirituelles interpelle les croyants comme un lieu de dialogue et d’annonce de l’Evangile : l’irruption de la théologie dans la bande dessinée pour adultes pourrait bien être un « signe des temps » (Gaudium et Spes 4,1) qui appelle l’évangélisation.