Cet article n’est pas une énième considération sur la persistance des valeurs morales d’honneur et de courage dans un sport menacé par l’argent et la télé, mais plutôt une réponse franchement iconoclaste à la question : « peut – on faire une lecture spirituelle de la pratique du rugby ? »
« Soyez généreux, soyez solidaires ! Donnez, donnez-vous à fond ; ce que vous recevrez sera à la mesure de ce que vous aurez donné. » Ces belles paroles, je ne les ai pas entendu dans une église. Ni dans un quelconque mouvement ou groupe catho. Non, vraiment, rien de tout cela : c’était un bel après-midi de janvier, sur la touche d’un terrain de rugby, juste avant le match. Dernières exhortations de l’entraîneur qui avaient bien des allures de sermon ! Que peut-il y avoir de commun pourtant entre le christianisme et ce sport de brutes, réputé pour sa violence à peine contenue, ses troisièmes mi-temps plutôt arrosées et l’esprit souvent graveleux de ses plaisanteries ? De fait, les rugbymen sont plus à l’aise accoudés au comptoir à brailler quelques chansons à boire, qu’à genoux devant l’autel à louer les hauts faits du Seigneur – excepté peut-être l’invention du vin « qui réjouit le coeur de l’homme » (Ps 103). A tous les esprits prudes qu’effarouche la vision d’une mêlée, je voudrais démontrer ici que loin d’être incompatible avec la foi chrétienne, la pratique du rugby est une incomparable source de méditations sur l’Incarnation et l’Église, ainsi qu’une expérimentation très concrète de l’humilité.
S’il est un danger terrible pour les croyants, c’est bien de perdre contact avec la réalité en réduisant leur foi à de vastes conceptions mystico-gazeuses’ où la réalité matérielle n’est plus prise en compte. Or rien de tel qu’un bon coup d’épaule dans les côtes pour revenir ici-bas, et qu’un lendemain de match, courbaturé et couvert de bleus, pour se demander ce qui a bien pu pousser Dieu à vouloir s’incarner… Fallait-il qu’il nous aime pour aller s’encombrer d’un corps ! Dans le même ordre d’idées, le rugby offre un certain nombre d’occasion de pénitence, puisque les bras cassés, les cuisses lacérées par les crampons ou les arcades ouvertes remplacent avantageusement les coups de bâton que l’on s’infligeait autrefois ! A ce titre, et contrairement à des poncifs exceptionnellement tenaces, les rugbymen sont de grands pénitents… Et comment en serait-il autrement ? Eux qui ne cessent de tomber, victimes des placages adverses, doivent sans cesse se relever et poursuivre le jeu : n’y a-t-il pas dans cet homme étalé dans la boue, essoufflé, fatigué, l’image du pêcheur qui vient de tomber à nouveau mais que Dieu appelle à se relever et se relancer dans la vie avec enthousiasme ?
Voilà qui ne saurait manquer de donner aux rugbymen une certaine humilité. Il est impossible d’être superficiel dans ce jeu : « sa rudesse impose le goût de la simplicité et le respect de la vérité qui mettent un frein à la rage de paraître » (P. Sansot, agrégé de philosophie et professeur d’anthropologie) ; les fanfarons se retrouvent bien vite cul par terre ! Dès lors, on fait l’expérience de ses propres limites. Mais c’est plus encore dans le rapport à l’équipe que se joue cette humilité puisque « seul sur le terrain, on ne représente rien, et qu’il faut être groupés pour répondre au jeu adverse » (B. Lapasset, président de la FFR). L’enjeu fondamental de cet esprit d’équipe’ transparaît alors : chaque membre, avec ses qualités et ses défauts, vient participer à l’uvre de l’ensemble. Comme le rugby est de plus l’un des rares sports où se mélangent encore les classes sociales et les générations, « il contribue à organiser les petites sociétés où il se développe, à y faire circuler le code des valeurs, à y distribuer les fonctions, à permettre à chacun de sentir qu’il a, comme au jeu, un rôle, une responsabilité, des soutiens, un but » (P. Meyer, journaliste). Mais… n’est-ce pas là finalement une très bonne formulation de ce que peut être l’Église ? J’ai toujours aimé ces match du dimanche matin où je filais après la messe rejoindre l’équipe pour manger un peu avec les autres avant l’affrontement : s’y retrouvaient les fils de bourgeois et d’ouvriers, et tout ce petit monde, intellectuel ou manuel, riche ou plus modeste, avait simplement plaisir à être ensemble autour de ce qui nous réjouissait – comme à la messe, où le peuple de Dieu se rassemble pour célébrer l’Eucharistie. Avec souvent l’esprit de fête en moins, hélas…
Car enfin, même si parfois le rugby devient paillard et les plaisanteries grivoises, plus proches de frère Jean des Entommeures que de l’esprit cistercien, il nous garde dans cette joie de vivre qui est indissociable de la joie de croire (comme dans le titre de F. Varillon). « La joie du Seigneur est notre rempart »… Alors, qu’ils soient donc sans crainte : les bons catholiques peuvent toujours s’adonner à ce sport, qui d’ailleurs, comme le note P. Sansot (dans Le Rugby est une fête, Plon 1990) est « plutôt un jeu qui, dans sa singularité, nous parle secrètement de notre condition sans que nous ayons à nous livrer à une exégèse trop habile qui en éventerait le sens et les charmes. Que serait une religion dont on nous livrerait tous les mystères ? »