Voici la troisième catéchèse de Carême, écrites spécialement par des évêques de France à cette occasion.
Devenir eucharistie, c’est vivre dans l’action de grâce, s’offrir joyeusement à Dieu, se mettre dans une attitude de reconnaissance. Telle est l’invitation de saint Paul aux Colossiens : « Que règne en vos cœurs la paix du Christ, à laquelle vous avez été appelés tous en un seul corps. Vivez dans la reconnaissance (devenez eucharistie. En grec eucharistia). Que la Parole du Christ habite parmi vous dans toute sa richesse : instruisez-vous et avertissez-vous les uns les autres avec pleine sagesse ; chantez à Dieu, dans vos cœurs, votre reconnaissance, par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés par l’Esprit. Tout ce que vous pouvez dire ou faire, faites-le au nom du Seigneur Jésus, en rendant grâce par lui à Dieu le Père » (Col 3, 15-17).
Le mot eucharistia est employé une soixantaine de fois dans le Nouveau Testament. Dans la moitié des cas, il ne désigne pas encore le sacrement de l’Eucharistie, mais il évoque plutôt une attitude spirituelle, celle qui consiste à se recevoir de Dieu, dans tout ce qu’on fait. C’est se reconnaître aimé d’un amour prévenant, au point de tout retourner à Dieu. Devenir eucharistie est alors aussi une expression qui correspond à l’offrande de soi à Dieu.
Devenir eucharistie est l’attitude qui résume toute l’existence chrétienne. Elle consiste à accueillir le don gratuit et gracieux de Dieu et elle se traduit par des chants d’action de grâce « inspirés par l’Esprit ».
Dans et par le Christ Jésus
Constat étonnant ! Le théologien Paul n’a pas proposé une réflexion systématique de l’Eucharistie alors qu’il présente longuement la théologie du Baptême. Ainsi, dans la Lettre aux Romains, il explique comment le premier sacrement de l’initiation chrétienne incorpore le croyant au Christ (chap 6). Et dans d’autres lettres, il revient souvent sur la vie des baptisés, plongés dans la mort et la Résurrection du Christ : « Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ » (Ga 3, 27). Pour le sacrement de l’Eucharistie, peu de choses ! Par contre, dans ses écrits, Paul insiste sur l’attitude eucharistique qui est comme la respiration du chrétien. La grâce reçue et l’action de grâce rendue sont comme l’inspiration et l’expiration qui donnent souffle à la vie chrétienne.
L’action de grâce de tout chrétien s’enracine dans la vie du Christ. C’est lui qui rend grâces au Père et les chrétiens après lui et en lui. Comme dans toute prière chrétienne, c’est le Christ qui est le modèle. Saint Paul insiste sur cette attitude fondamentale dans la plupart de ses lettres : « Tout d’abord, je rends grâce à mon Dieu par Jésus Christ pour vous tous : dans le monde entier on proclame que vous croyez » (Rm 1, 8) ; « En tout temps, à tout sujet, rendez grâce à Dieu le Père au nom de notre Seigneur Jésus Christ » (Ep 5, 20) ; « Tout ce que vous pouvez dire ou faire, faites-le au nom du Seigneur Jésus, en rendant grâce par lui à Dieu le Père » (Col 3, 17).
L’attitude eucharistique, l’action de grâce, c’est toute la vie de Jésus. En lui tout est grâce parce qu’il est le Fils. Il n’a rien qu’il ne reçoive du Père et qu’il ne lui rende dans la reconnaissance. Relisons les évangiles ! Les paroles de Jésus, ses gestes de guérison et de pardon, il n’en est pas propriétaire : « Mon enseignement ne vient pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (Jn 7, 16). Sa mission, il l’a reçue de son Père et il a pris le risque de rencontrer les refus des hommes, leur violence. La marche vers Jérusalem, la passion et la mort librement et lucidement encourues disent la totale consécration de Jésus à l’amour du Père.
C’est bien le sens profond du dernier repas de Jésus juste avant qu’on l’arrête. Jésus prenant entre ses mains le pain des hommes puis la coupe de vin, et l’élevant vers le Père, dans le geste de l’action de grâce, s’identifie définitivement à ce qu’il offre. Ce geste n’est pas seulement le geste d’un instant : c’est la ressaisie de toute une vie offerte, livrée. Saint Paul relate ce dernier repas : « Moi, voici ce que j’ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : “Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi.” Il fit de même pour la coupe… » (1 Co 10, 23ss).
Jésus a vécu, de cette manière, l’offrande eucharistique de sa vie : « Il l’a voulue totale pour le Père et pour ses frères. Il l’a exprimé dans un geste qu’il a voulu riche de signification humaine : le pain et le vin, le monde et la culture, notre travail et notre nourriture, rompus et partagés jusqu’au bout dans la fraternité d’un repas . »
Il y a un lien très étroit entre fraternité et Eucharistie. Paul aborde ce sujet dans la Première Lettre aux Corinthiens. Il fait une sérieuse mise au point, avec de vifs reproches, à l’adresse de la communauté chrétienne de Corinthe. Le repas du Seigneur ne se vit pas toujours de manière fraternelle. Relisons ce passage en 1 Co 11, 17- 34 !
Vie fraternelle et eucharistie
Dans cette ville cosmopolite de Corinthe, les problèmes sont nombreux : divisions dans la communauté (1 Co 1, 10-17) ; laxisme de la vie sexuelle (1 Co 5, 1-13) ; viandes immolées aux idoles (1 Co 10-23). En raison de tout cela, la cohérence de la vie chrétienne est en grand danger. Mais il y a plus grave encore : « Quand vous vous réunissez en commun, ce n’est pas le repas du Seigneur que vous prenez. Car chacun se hâte de prendre son propre repas en sorte que l’un a faim, tandis que l’autre est ivre. N’avez-vous donc pas de maisons pour manger et pour boire ? (1 Co 20-22). Participer à l’Eucharistie implique une manière de se comporter avec les autres. Or la conduite des Corinthiens est loin d’être exemplaire et Paul leur reproche de « mépriser l’Église de Dieu ».
Les chrétiens sont frères parce qu’ils rompent le pain en commun. Ils ne doivent pas exclure de leur table le plus faible et le plus pauvre. En participant à l’Eucharistie, chacun renonce à la logique du pouvoir et de la possession. Seule une Église fraternelle peut véritablement annoncer la Bonne Nouvelle au monde. Le grand théologien allemand Dietrich Bonhoeffer, actif participant dans le mouvement de résistance au régime nazi et responsable du mouvement œcuménique en Allemagne, a écrit un beau petit livre sur la vie communautaire. Il disait : « Exclure de la vie d’une paroisse tel chrétien faible et sans apparence, sous le prétexte qu’on ne peut rien en faire, peut précisément signifier repousser le Christ lui-même, qui frappe à notre porte sous l’aspect du frère misérable, aussi devons-nous faire preuve ici de beaucoup de vigilance . »
En 1960, Joseph Ratzinger, dans un magnifique livre sur la fraternité déclare : « Reconnaître que ecclesia (Église) et adelphotès (fraternité) sont équivalentes, que l’Église qui s’accomplit dans la célébration cultuelle est essentiellement une communauté fraternelle, c’est exiger que l’Eucharistie soit célébrée, même concrètement, comme un culte fraternel, dans le dialogue responsorial. (…) L’Eucharistie doit redevenir visiblement le sacrement fraternel, pour que puisse se déployer toute sa force d’édification communautaire . »
Après avoir rappelé le dernier repas de Jésus, Paul encourage au discernement. Vivre l’eucharistie, recevoir le Corps du Christ comporte des exigences : « Que chacun s’éprouve soi-même, avant de manger ce pain et de boire à cette coupe ; car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur mange et boit sa propre condamnation » (1 Co 11, 28-29).
Une action de grâce continuelle
Devenir eucharistie, c’est trouver dans l’Eucharistie courage et force pour consacrer toute notre vie à bâtir un monde plus fraternel. Une existence eucharistique, c’est une vie donnée à Dieu et aux autres. Paul invite les chrétiens à faire une expérience d’action de grâce permanente. Concrètement, que dit Paul ?
Il mentionne tout d’abord, à plusieurs reprises dans ses lettres, qu’il prie pour les chrétiens des communautés qu’il a fondées. Son attitude eucharistique consiste donc à rendre grâce à Dieu pour les progrès spirituels qui perçoit chez les fidèles. Son action apostolique est reliée à la contemplation. Ainsi en est-il aujourd’hui : annoncer l’Évangile, c’est d’abord chercher à discerner la présence et l’action de l’Esprit dans le monde et le cœur des croyants. La Première lettre aux Thessaloniciens est une belle synthèse de cette prière apostolique et contemplative : « Nous rendons grâce à Dieu à tout moment pour vous tous, en, faisant mention de vous sans cesse dans nos prières. Nous nous rappelons en présence de notre Dieu et Père l’activité de votre foi, le labeur de votre charité, la constance de votre espérance, qui sont dus à notre Seigneur Jésus Christ. Nous le savons, frères aimés de Dieu, vous avez été choisis. Car notre évangile ne s’est pas présenté à vous en paroles seulement, mais en puissance, dans l’action de l’Esprit Saint… Et vous vous êtes mis à nous imiter, nous et le Seigneur, en accueillant la parole, parmi bien des tribulations, avec la joie de l’Esprit Saint » (1 Th 1, 2-6)
La prière apostolique de Paul est eucharistique et elle est caractérisée par la joie, don de Dieu, fruit de l’Esprit (cf. Ga 5, 22). Non pas la joie qui résulterait d’un optimisme lié à la psychologie ou d’une euphorie passagère et superficielle. Mais la joie qui suppose l’assurance de la foi et un climat intérieur de paix et de reconnaissance. Paul associe la joie à l’attitude d’action de grâce : « Restez toujours joyeux. Priez sans cesse. En toute condition soyez dans l’action de grâce. C’est la volonté de Dieu sur vous dans le Christ Jésus » (1 Th 5, 16-18).
Avec la joie vient la gratitude. Paul considère que la prière chrétienne et la gratitude s’unissent en une seule attitude. Il s’agit d’exprimer notre reconnaissance à Dieu et de le remercier. La découverte du don et de son caractère entièrement gratuit est un des grands thèmes de la théologie paulinienne. Que ce soit au sujet de sa vocation et de sa mission, ou que ce soit vis-à-vis de ses frères, Paul est pleinement conscient de la grâce reçue. Citons quelques phrases de ses lettres !
« Je ne cesse de rendre grâces à votre sujet, et de faire mémoire de vous dans mes prières » (Ep 1, 16)
« Nous ne cessons de rendre grâces au Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ, en pensant à vous dans nos prières » (Col 1, 3).
« Je rends grâce à mon Dieu chaque fois que je fais mémoire de vous, en tout temps dans toutes mes prières pour vous tous, prières que je fais avec joie… » (Ph 1, 3-4).
Cette dernière citation résume bien l’attitude eucharistique de Paul. Il y a tout d’abord la relation intime et personnelle avec celui qu’il appelle : « Mon Dieu ». Puis, la prière pour les chrétiens de la communauté de Philippe a lieu « en tout temps » et « avec joie ».
Ce bref parcours à travers les lettres de Paul met en valeur une expérience fondamentale de toute vie chrétienne : celle de la reconnaissance et de l’action de grâce. Chacun peut se poser les questions suivantes :
Où et comment puis-je repérer la gratuité du don de Dieu dans mon histoire ?
Ma manière de vivre l’Eucharistie opère-t-elle un changement dans mes comportements vis-à-vis de mes proches, en particulier de ceux qui sont dans la détresse ou la pauvreté ? Comment ?
Ma prière est-elle associée à la joie de vivre, d’aimer et d’espérer ? Comment la gratitude trouve-t-elle place dans ma vie quotidienne ?
+ Hubert Herbreteau
Evêque d’Agen