L’Écriture décerne à jésus un nombre considérable de titres : Fils de l’homme (Mt 24, 37; Mc 9, 31), Fils de Dieu (Lc 4, 4; Jn 5, 19 s), Fils de David (Mt 11, 23; Mc 12, 35), Agneau ou bien Agneau de Dieu (In 1, 36), Grand-Prêtre par excellence (He), prophète du Très Haut (Lc 1, 76), serviteur du Seigneur (Mt 11, 18), nouveau Moïse… et le plus courant : Christ qui signifie « l’Oint du Seigneur ». Chacun d’entre eux constitue comme une porte d’entrée ou une clé d’interprétation du mystère de Jésus.
Tel ou tel de ces titres s’est trouvé associé soit à une activité spécifique, soit à un moment particulier de la mission de Jésus. Par exemple, celui qui guérit les maladies du corps et de l’âme est quelquefois appelé « Fils de Dieu » ; celui qui subit la Passion prend la figure du serviteur souffrant déjà décrit dans le livre d’Isaïe ; celui qui, dans le livre de l’Apocalypse, est devenu le maître du temps et de l’histoire est présenté comme le Fils de l’homme ou l’Agneau victorieux, siégeant sur un trône de gloire.
Le titre auquel nous sommes invités à réfléchir en ce premier jour de notre catéchèse est le premier, absolument parlant, de la vie du Jésus. Il appartient, en effet, à la première grande fête du cycle liturgique, le premier grand moment de l’Incarnation du Verbe, Noël. Il est aussi l’un des plus anciens, puisqu’il est mentionné déjà en Is 7, 14 : « C’est pourquoi le Seigneur vous donnera un signe : Voici, la jeune femme est enceinte, elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. »
Ce titre qui se traduit par « Dieu-avec-nous » (Mt 1, 23) ne manque pas de soulever des interrogations. Nous ne retiendrons que trois questions, parce qu’elles me paraissent les plus importantes :
1. Est-ce un titre original, propre à la révélation chrétienne ?
2. Quelle est sa signification et sa portée exacte ?
3. Quelles seraient les implications de ce titre pour nous aujourd’hui ?
Ce dernier point nous servira de conclusion.
* LE TITRE DE « DIEU-AVEC-NOUS » EST-IL ORIGINAL ?
Les chrétiens que nous sommes ne mesurent peut-être pas à quel point ce titre est original, c’est-à-dire propre à leur foi. On ne trouve, en effet, rien de semblable dans les grandes religions connues.
* Rien de semblable dans les autres religions
– Dans l’islam
Dans leurs cinq prières quotidiennes, les fidèles de l’islam décernent à leur Dieu de nombreux titres – jusqu’à 99 ! – dont certains sont véritablement sublimes, mais aucun ne rappelle celui qui retient notre attention. La raison en est simple. L’islam est tellement pénétré de la grandeur de Dieu, de sa transcendance absolue, qu’il récuse tout ce qui pourrait évoquer une quelconque proximité avec la vie des humains. Tout ce qui relèverait d’une sorte de familiarité avec la condition humaine est perçu comme une offense ou une atteinte à cette grandeur incommensurable.
Je note en passant que ce sentiment de la grandeur divine a frappé et même fasciné des chrétiens, tels Louis Massignon et Charles de Foucauld, et qu’il constitue l’une des principales raisons évoquées par ceux de nos contemporains qui se convertissent à l’islam.
Ce qui nous permet d’affirmer que, contrairement à une idée généralement reçue, l’islam et le christianisme ne se réclament pas d’un même Dieu. Si la première est véritablement une religion du livre, le Coran, la seconde, pour qui la Bible joue cependant un rôle fondamental, reste avant tout une religion de l’Esprit.
– Dans les grandes religions orientales
L’hindouisme mentionne plusieurs « avatara ». Dans la Baghavad Gita, que les fidèles méditent à la manière dont nous le faisons avec notre Évangile, le dieu Krishna prend à plusieurs reprises une figure humaine. C’est toujours pour influer sur le cours de l’histoire humaine. Il conseille ceux qui placent en lui leur espoir et prend même la tête des armées qui se réclament de lui. Mais, d’une part il n’est pas Dieu au sens où nous l’entendons nous-mêmes, d’autre part il ne joue pas véritablement le jeu de la condition humaine : le temps n’a pas de prise sur lui, la souffrance et la mort pas davantage. Il prend une apparence humaine (cf. l’hérésie du docétisme), mais non pas sa consistance, et nous trouvons ici une différence essentielle avec l’Incarnation chrétienne.
Quant au bouddhisme qui semble tellement convenir à des esprits pétris de sécularisation et pourtant sensibles à une forme de transcendance religieuse, il laisse ouverte la question de l’existence de Dieu. L’homme est capable de parvenir à l’éveil par lui-même (il devient alors bodhisattva, un autre Bouddha), à force d’ascèse, de concentration mentale, de compassion envers tous les êtres et de libération intérieure. Il se « sauve » tout seul, sans éprouver un quelconque besoin d’une intervention extérieure, d’une grâce.
* Dieu-avec-nous, une nécessité de la foi chrétienne
En revanche, croire que Jésus est l’Emmanuel, Dieu-avec-nous, relève d’une nécessité logique quand on se situe à l’intérieur de l’économie du Salut. Pour le démontrer, on peut évoquer deux arguments.
* Premier argument : la création de l’homme à l’image de Dieu
« Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance…” Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa… » (Gn 1, 26-27).
Placés en en-tête de la Bible, à la manière d’un portique d’entrée, ces versets introduisent au mystère de la Parole de Dieu. Leur importance est capitale. Toute l’économie du salut s’y trouve condensée, en effet, y compris la place et la mission du Christ.
Comment convient-il d’entendre cette expression « image de Dieu » ? Deux courants traversent l’histoire chrétienne depuis les origines. Le premier, plus soucieux de préserver la transcendance divine – un peu comme on vient de le voir dans l’islam – entend la création à l’image comme une reproduction approximative : l’homme n’imite son Créateur que de très loin. La distance serait telle qu’il ne saurait y avoir de véritable continuité entre leur nature. Le second courant, au contraire, insiste sur la proximité entre la créature humaine et son Auteur. Nous préférons nous inscrire quant à nous dans cette dernière perspective et proposons de définir ainsi la création à l’image : l’homme est une miniaturisation de Dieu, capable de l’imiter au plus près , sans que cette imitation porte atteinte à la transcendance divine. Dieu reste le Très-Haut dont le Nom est ineffable. L’homme est son image, mais reste toujours à distance du Parfait, du Tout-Autre.
Le thème théologique de la reproduction de l’image divine a toujours occupé un point névralgique dans l’histoire du christianisme. Qui peut donner, en effet, une image de celui qui demeure l’Invisible, l’Incorporel, l’Indescriptible et l’Inimaginable ? N’est-ce pas offenser sa transcendance que de prétendre le faire ?
Malgré cela, la tradition chrétienne a généralement entendu l’incarnation du Verbe comme une levée de l’antique interdiction de faire des images de Dieu (Ex 20, 4; Dt 4, 9-28 et 27, 15) ou de l’homme, lui-même image de Dieu . Cette interprétation a favorisé évidemment les arts plastiques et donné, dans la sculpture et surtout la peinture (fresques et mosaïques des églises, icônes orientales et portraits occidentaux), notamment ici, à Rome, quelques-uns des chefs d’uvre de l’art universel.
Il subsista cependant une résistance à cette interprétation. Propre aux élites sociales (on en trouve les premières manifestations chez Eusèbe de Césarée), quand le peuple était largement favorable aux images, elle demeura le plus souvent passive, mais se manifesta parfois avec une violence incroyable. En 730, l’empereur Léon III l’Isaurien ordonna la destruction de toutes les icônes, déclarées « obscènes », à travers le royaume de Byzance. Elles furent anéanties par milliers et leurs partisans persécutés. Le concile de Nicée défendit le culte des images et déclara hérétique l’iconoclasme, en 787 ; mais l’impératrice Théodora ne parvint à rétablir définitivement ce culte qu’en 843. Une autre vague de violence iconoclaste, provenant elle aussi de milieux élitaires et fervents, se produisit au XVI, siècle, quand les protestants détruisirent en Europe une foule d’églises, de monastères et d’objets religieux.
On peut se demander, enfin, si une certaine peinture moderne ne constitue pas un nouvel avatar, sans violence cette fois-ci, d’un même iconoclasme millénaire.
Cette conception de la création à l’image de Dieu que je suis en train de défendre entraîne une conséquence fort importante : si l’homme est une miniature de Dieu, tout ce que la Révélation nous enseigne sur Dieu doit pouvoir se retrouver chez l’homme sous la forme d’une possibilité, d’une virtualité ouvrant à ce dernier un chemin de perfection. Si Dieu est vérité, comme l’affirme le Christ (« Je suis la vérité »), l’homme doit être capable de parvenir, par son intelligence, à un ordre de vérité. Si Dieu est amour, l’homme doit être capable d’aimer à son tour, Dieu d’abord « de tout son cur »), puis les autres « comme lui-même ». L’homme devient réellement lui-même quand il porte son intelligence et sa capacité d’aimer à leur plénitude.
* Deuxième argument : Dieu est Amour
Dieu a fini par se révéler comme Amour. Ce terme ne constitue pas un titre, comme les autres ; il prétend désigner dans un vocabulaire humain ce qui est central dans le mystère divin. La Trinité est Amour et chacune des personnes aime les autres d’un amour parfait, absolu et éternel. Mais chacune de ces personnes aime à son tour les hommes, parce qu’elle trouve en eux sa propre image et celle des autres personnes divines. Les Pères parlaient de la « bienveillance » divine envers nous. Dieu ne peut pas ne pas aimer sa propre image. Il ne peut pas ne pas respecter sa liberté, puisque celle-ci est une image de sa propre liberté ; pour la sauver si elle vient à s’écarter de son amour, il ne peut pas ne pas faire l’impossible. Mais voilà, rien n’est impossible à l’Amour. C’est donc par amour que le Verbe prendra notre chair et se fera Emmanuel, Dieu-avec-nous.
* LA VRAIE SIGNIFICATION DE L’EXPRESSION « DIEU-AVEC-NOUS »
La deuxième question qui se pose maintenant est celle de la portée exacte de l’expression « Dieu-avec-nous ».
* Expériences humaines…
Si nous considérons notre propre expérience, nous voyons que nous pouvons « être avec quelqu’un » de diverses manières.
C’est ainsi qu’il y aurait une manière distante, comme dans certaines correspondances officielles et protocolaires : « En cette épreuve que vous traversez, croyez bien, cher Monsieur, que je suis avec vous… ».
Il y aurait encore une manière réellement participative, mais qui, par la force des choses, reste éloignée : « J’aurais bien aimé me trouver à vos côtés dans l’épreuve que vous traversez, mais l’éloignement (ou la maladie) m’empêche de vous rejoindre… je reste cependant avec vous par la pensée ».
Il existe encore une manière impliquant une présence et un compagnonnage effectifs, une compassion certaine, mais à cause de la différence existentielle entre les êtres humains (lui reste lui, et moi je reste moi), on ne peut aller au-delà de la proximité la plus forte : « Quand un proche souffre, ou est en train de mourir, on peut lui tenir compagnie, lui serrer la main, l’embrasser sur le front, lui prodiguer des paroles d’encouragement, mais en aucun cas prendre sa souffrance sur nous. La mort et la souffrance, comme l’amour d’ailleurs, restent les expériences les plus personnelles et les plus intransmissibles qui soient ».
Je voudrais souligner ici que ces expériences humaines qui d’ordinaire nous éclairent sur le comportement de Dieu lui-même, ici risquent de jouer un rôle parasitaire, et nous empêcher de saisir de la manière la plus authentique comment il « est avec nous ». C’est ainsi que nous pouvons juger Dieu inaccessible : en quoi ma peine peut-elle lui importer ? Nous pouvons juger que sa nature divine l’empêche de se mettre à notre place et de nous comprendre de l’intérieur. Nous pouvons encore le supposer présent dans notre vie, comme un compagnon de route, voire un ami (ce qu’il est d’ailleurs), mais cheminant à- côté.
* … et expériences divines
Or, la révélation chrétienne montre qu’il existe trois manières pour Dieu « d’être avec nous ».
– Être avec nous par sa Providence
La première manière est à la fois la plus universelle et la plus mystérieuse : Dieu est avec nous en ce sens qu’il utilise les événements qu’il ne provoque pas directement pour notre bonheur. Il ne faut pas, en effet, se représenter Dieu derrière chacun des événements qui interviennent dans notre vie, même s’il les prévoit (premier sens du terme de providence), sinon nous nous condamnons à poser des questions à la fois tragiques et insolubles : « Pourquoi Dieu m’a-t-il envoyé ce malheur, cette maladie, la mort qui frappe ce proche ? »
Dieu n’est pas derrière l’événement, comme une cause immédiate (encore que nous puissions toujours le prier d’intervenir d’une manière particulière), mais à côté de nous pour le recevoir et en tirer, avec notre collaboration, tout le profit possible en vue de notre béatitude. En ce sens, Dieu pourvoit (seconde utilisation de la Providence) : il se fait notre pédagogue, pour nous enseigner à tirer tout le parti possible des « choses de la vie ».
Cette première manière d’être-avec-nous reste forcément extérieure. Aussi a-t-elle été la première perçue par les hommes, à commencer par ceux qui ne croyaient pas au Dieu d’Abraham. C’est ainsi que les Stoïciens ont écrit sur elle parmi les pages les plus élevées de la philosophie occidentale. La Providence nous englobe, elle bute sur notre liberté qui, image de la liberté divine, peut refuser de collaborer à ses incitations, voire se rebeller contre elle (mais la Providence utilise tout pour s’accomplir, y compris nos propres refus).
– Être avec nous par des intermédiaires
Nous franchissons un pas de plus avec la Bible qui nous montre que pour conduire le peuple qu’il s’est choisi, Israël, pour l’enseigner et faire de lui une image de sa gloire, Dieu lui a adressé des intermédiaires.
Ces intermédiaires ont été de deux sortes.
– D’abord des êtres humains choisis par Dieu lui même et investis d’une mission auprès d’Israël et parfois même de ceux qui n’appartenaient pas à ce peuple. Ce sont : les patriarches, sorte de figures fondatrices, les prêtres, chargés d’enseigner la loi donnée à Moïse, à la fois par la parole et par le culte, les prophètes, choisis à des moments-clés de l’histoire d’Israël, ayant pour mission de révéler les intentions véritables du Seigneur, souvent différentes, sinon opposées, aux représentations que s’en faisaient plus ou moins perfidement le peuple et ses responsables, et par conséquent de dénoncer leurs péchés, les rois, enfin, dont le ministère consiste à donner une dimension proprement politique à 1a sainteté de Dieu et de son projet.
– Je me contente de mentionner une autre sorte d’intermédiaires qui sont des lieux ou des objets signifiant de manière particulièrement évocatrice la présence de Dieu parmi les siens : l’Arche, puis, après sa destruction, le saint des saints du temple de Jérusalem.
Avec ces intermédiaires, Dieu se rend présent d’une manière plus perceptible : on l’entend parler par la bouche de ses prophètes, par exemple, on médite dans la liturgie la saveur de sa Loi. Toutefois, cette présence demeure encore trop extérieure à chaque homme. Si, pour reprendre une expression biblique, Dieu voulait changer le cur de ces hommes et le convertir d’un cur de pierre en un cur de chair, il fallait imaginer un pas supplémentaire de sa part, un pas décisif – celui de l’envoi de son propre Fils et de l’incarnation du Verbe.
– Le Verbe a pris notre chair
Et c’est Noël. Redisons-nous ces choses très simples : l’homme avait fermé sa porte à Celui qui l’avait créé par amour et s’était barricadé à l’intérieur de son refus, de son péché. Si Dieu avait forcé cette porte de l’intérieur, il se serait en quelque sorte déjugé lui-même : il aurait violenté la liberté de choix de sa créature qui est, une fois encore, l’image de sa propre liberté. Il aurait bafoué la dignité de celui qu’il avait créé à son image et donc finalement bafoué sa propre grandeur.
C’est donc de l’intérieur que Dieu devait agir, entrer subrepticement dans la forteresse humaine, « comme un voleur en pleine nuit », et rouvrir de l’intérieur la porte de communication entre l’humanité et lui-même. Il envoya son Fils pour accomplir ce dernier pas.
Le Verbe récapitule tous les modes de présence divine antérieurs. Il préside à la Providence, puisque « Tout a été fait par lui » (Jn 1, 3). Comme nouveau Moïse, il assume la figure des patriarches et se constitue un peuple nouveau. Il est plus que prêtre, le Grand-Prêtre, par excellence, offrant un sacrifice dont il est aussi la victime et l’autel. Il est le dernier et le plus grand des prophètes. Il est roi, non pas selon les représentations que s’en faisaient les zélotes, mais roi d’Israël, ainsi qu’il le répond à Pilate, et roi de l’univers (dernière grande fête liturgique du cycle annuel).
Il est surtout le premier Dieu à s’être fait réellement homme. Nous sommes en mesure de comprendre maintenant la signification et la portée de l’expression biblique : « Emmanuel, Dieu-avec-nous ».
Dieu est avec nous en ce qu’il a revêtu notre chair, sans perdre sa condition divine. De fait, les Évangiles et les Pères de l’Église (surtout latins), soulignent à l’envie les traits prouvant sa condition humaine : il est porté par une femme, reçoit une famille et exerce un métier, celui de charpentier, qui équivaut à celui de notaire dans nos sociétés. Il mange, boit (non sans plaisir, au grand scandale des puritains de l’époque) et dort. Il connaît les grands sentiments qui traversent notre existence, notamment l’amitié qui joua dans sa vie un rôle exceptionnel (n’a-t-il pas versé des larmes quand on lui annonça la mort de son ami Lazare ?). Il assume sa nature masculine et manifeste une délicatesse exquise dans son rapport aux femmes : la femme adultère qu’il sauve du déshonneur et de la lapidation, la Samaritaine à qui il découvre la source de la vraie vie, Marie-Madeleine qui couvre ses pieds de parfum et de baisers… Il est soumis comme nous aux contraintes du temps, naît, grandit et meurt. Ce temps, il ne le prévoit pas plus que nous. C’est ainsi que se croyant envoyé en priorité auprès des fils d’Israël, il faudra l’intervention de la Cananéenne (monde sémite) et du centurion (monde latin) pour découvrir la dimension universelle de sa mission de salut. Il souffre véritablement, il meurt comme tout homme.
CONCLUSION : LES IMPLICATIONS POUR NOUS
Les implications de la venue du Verbe dans notre chair sont multiples. C’est ainsi, par exemple, que nous avons avec lui le meilleur avocat auprès du Père (il connaît notre dossier mieux que personne !) et un conseiller merveilleux qui peut habiter en nous, au plus profond de nous, dans l’Eucharistie… Mais j’en soulignerai trois.
* L’Emmanuel – Dieu dans notre chair – exalte le corps humain
Je me contenterai de mentionner la première implication, car le temps me manque pour la développer. On parle beaucoup autour de nous d’un « mépris » dans lequel le christianisme aurait tenu le corps humain. Pourtant, quelle autre religion ou philosophie a tenu à ce corps le langage d’une telle grandeur ? Lorsque le Verbe vient emprunter les chemins de la terre des hommes, il prend corps. Dans cette « kénose », nous lisons une divinisation du corps humain. Lorsque le Christ veut manifester sa présence aux hommes, jusqu’à la consommation des siècles, il se donne en son corps : c’est l’Eucharistie. Lorsque l’Apôtre veut nous éveiller à la beauté et à la grandeur de notre corps, il nous avertit : « Le corps est pour le Seigneur… Votre corps est un temple du Saint Esprit… Vous ne vous appartenez donc pas… Glorifiez Dieu dans votre corps » (1 Co 6, 13, 19-20).
Déjà divinisé, déjà habité, déjà appelé à la résurrection, notre corps, notre « pauvre corps », est donc capable de gloire. La splendeur de la gloire de Dieu a déjà éclaté dans un corps créé, celui du Christ, au moment de la Transfiguration. Demain, elle éclatera dans le nôtre. Notre corps se tiendra alors debout, dans la Nuée du Mystère sans Forme, dans l’intimité de l’Esprit divin que ne limitent ni le temps, ni l’espace.
* L’Emmanuel révèle à l’homme sa véritable dignité
Longtemps attendue et pressentie de diverses manières, la dignité de la personne humaine ne se manifeste qu’avec le Christ. L’évangéliste saint Luc raconte sa naissance :
« Marie, la femme de Joseph… enfanta son fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle de l’hôtellerie » (Lc 2, 4-7).
Des bergers en furent avertis les premiers. On ne sait plus guère aujourd’hui à quel point c’était des êtres accablés de misère. Ils occupaient le plus bas de l’échelle sociale de l’époque, et souffraient de la plus mauvaise réputation. On leur prêtait des murs infâmes, on se méfiait d’eux, on les tenait à l’écart de toute vie policée. Mais ces parias veillaient seuls dans la nuit, avec leurs troupeaux, comme si leur malheur les avait préparés, eux mieux que quiconque, à accueillir l’improbable événement.
« L’ange du Seigneur se tint près d’eux et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa clarté… Soyez sans crainte, car voici que je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple: aujourd’hui vous est né un Sauveur
» (Lc 2, 8-11).
Le Verbe ne parle pas encore, et pourtant, de la crèche où il repose, il délivre son premier message. Il est venu rappeler à l’homme sa dignité première. Nous t’avons prévu de toute éternité, lui dit-il. Nous avons préparé la terre pour toi. Tu as été la seule créature que nous avons « voulue pour elle-même ».Toi seul a été façonné à l’image de Dieu et fait à sa ressemblance (Gn 1, 26-27).
Image parfaite du Père, le nouveau-né révèle à la personne humaine l’éclat qui l’habite. À ces bergers qui n’osaient plus se montrer en la compagnie des autres humains, il accorde la faveur d’être choisi en premier. C’est pour eux qu’il est venu. C’est pour restaurer leur beauté initiale qu’il s’offrira demain en sacrifice, sur la croix. Le péché avait blessé l’image ; il vient la rétablir et lui conférer une splendeur qu’elle n’avait jamais connue. À ceux qui, préfigurant le fils prodigue de l’évangile, avaient été abaissés au rang de mercenaires, condamnés à garder les troupeaux d’autrui, il confie en mains propres une mission souveraine : annoncer à tous les hommes la bonne nouvelle de leur libération prochaine. « Ayant vu, dit l’Évangile, les bergers firent connaître ce qui leur avait été dit au sujet de l’enfant ; et tous ceux qui les entendaient furent remplis d’étonnement » (Lc 2, 17). Les premiers témoins de l’Incarnation, ce sont eux ; les, premiers apôtres de la mission, ce sont bien eux.
L’Incarnation révèle ainsi à l’homme sa véritable nature. Chacun de nous est unique. Chaque personne est voulue, choisie par Dieu. Elle a été créée, aimée, sauvée par lui. Et c’est cela que nous appelons la dignité : un reflet de la gloire divine, un éclat de sa beauté. Elle -brille en nous, malgré nous en quelque sorte, puisqu’elle ne vient pas de nous. Elle nous rappelle notre origine, indique notre destinée et souligne notre condition de voyageurs, ou de pèlerins sur cette terre (He 11, 13) : issus du mystère de la volonté céleste, nous nous dirigeons vers. l’éternité de la joie trinitaire En nous éclairant nous-mêmes, cette dignité octroyée, mais inaliénable désormais, illumine notre cheminement entre deux infinis. Elle unit le ciel et la terre en chaque être humain, et, à travers lui, rend visible l’invisible. En un mot, elle fait de nous des icônes.
* L’Emmanuel nous livre le secret de toute vie : ce qui est donné est gagné
Puisqu’il est Amour, Dieu se donne ; il se donne en donnant ce qui est. Le don se trouve donc au cur même de toute la création, au cur de l’univers, de l’Église, de toute personne humaine. Il nous faut donc en revenir constamment au statut eucharistique de la condition corporelle. S’il est donné à lui-même, l’être humain est un être-en-dette de lui-même. Disposant de soi, parce que donné à soi, l’être de don est disponible : il est en puissance de prendre une initiative.
Le don n’établit pas de dépendance aliénante vis-à-vis du donateur. Cependant, il ne peut être ni repris, ni rendu sans l’accord de celui-ci. L’être ne peut se dédire de son être. Il se garde à lui-même comme être-donné quand il manifeste sa reconnaissance. Or, l’être humain ne connaît pas le donateur de son être : on peut dire qu’il s’agit de son point aveugle.
En quoi consiste donc la reconnaissance ? Il s’agira d’imiter et de reproduire le don initial de Dieu : le don de soi représente la vérité de l’engendrement absolu du Verbe. À ce titre, le don ne présuppose rien, aucun préalable, aucun droit ; on pourra dire que le don est tout ou rien. En se donnant à l’autre, en s’ouvrant à son altérité, l’être humain se tourne, consciemment ou non, vers le Créateur, auteur de tout don.
Le pardon est l’autre nom du don. Il donne deux fois : il redonne au métal son éclat d’antan et il donne une nouvelle chance à celui qui avait pris l’initiative de la rupture.
La morale chrétienne est une morale spirituelle, car l’Esprit est par définition l’esprit du don. La discrétion de l’Esprit est infinie : il n’ajoute pas un mot à la Parole qu’il fait être. Il nous repose dans l’être parce qu’il se repose en nous.
« Le don révèle pour ainsi dire une caractéristique particulière de l’existence personnelle ou, mieux, de l’essence même de la personne » (H. F. 115). Dans la personne humaine, le corps représente la première trace du don initial ; il rend visible ce qui est invisible. On a parlé de lui comme d’un sacrement primordial, signe visible du mystère invisible caché en Dieu « de toute éternité ». Mais c’est par son comportement que la personne est appelée à rendre ce qu’elle a reçu : « La personne est un don qui advient par une reconnaissance du don qu’elle est. »