Qui seront les saints du nouveau millénaire ? Ceux à qui Dieu en fera la grâce ! Mais une chose est sûre, c’est que nous sommes tous appelés à la sainteté. L’affirmation tombe, abrupte, incontournable, dans le texte brûlant où saint Paul met sous nos yeux la fresque immense du dessein qu’a Dieu de récapituler toute la création dans le Christ qui est la Tête de l’Église. Écoutez !
” En lui, Jésus-Christ, Dieu nous a choisis… pour que nous soyons, dans l’amour, saints et irréprochables sous son regard ” (Éphésiens 1,4).
La sainteté, nous sommes ” faits pour ” ! Elle est ce que Dieu attend, réclame, exige de tout baptisé. Dieu nous aime trop pour se contenter d’une réponse en demi-teinte, d’un assentiment moyen, d’une sorte de tiédeur. Je te connais, dit l’ange de l’Église qui est à Laodicée :
” Je sais tes uvres : tu n’es ni froid ni bouillant. Que n’es-tu froid ou bouillant ! Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche ” (Apocalypse 3, 15 – 16).
Il importe de bien comprendre l’affirmation selon laquelle ” nous sommes faits pour la sainteté”. Le baptême inscrit au cur de celui qui le reçoit comme un indicatif de la sainteté. Il le marque, de manière indélébile, du sceau de l’Esprit Saint. Mais le passage à la réalisation de ce programme rencontre, et même peut-être provoque une vive résistance. La voix du Tentateur incline chacun à se dire : ” La sainteté ? Je ne suis pas fait pour ça ! Chrétien, oui ! Je peux au moins essayer Mais saint, certainement pas ! D’ailleurs Dieu n’en demande pas tant. ” En ouvrant cette catéchèse, moi qui la donne et vous qui l’écoutez, il nous faut faire taire ce raisonnement spécieux qui la rendrait inutile et vaine. Je voudrais renverser ici ce qui a des allures d’évidence et montrer que la sainteté à laquelle invite le Christ est à hauteur d’homme, qu’elle est une chance offerte à tous les baptisés et donc à vous qui êtes ici, à moi, à la multitude. Nous irons plus ou moins loin sur le chemin de la sainteté, mais il nous faut y être, sur ce chemin, et avancer.
Vous allez me dire : tout ceci vaut pour les baptisés, mais qu’en est-il pour les autres : ceux qui ne connaissent pas le Christ, ceux qui se comportent en ennemis de l’Évangile. Eux aussi sont appelés à la sainteté, de là où ils en sont de leur itinéraire spirituel. Et le travail de l’Esprit en eux est peut-être d’autant plus intense qu’ils sont plus éloignés…
Cette catéchèse comportera cinq petits développements qui forment un tout. Les saints du nouveau millénaire :
1. auront à réenchanter le monde,
2. mais il leur faudra ” jouer la différence “
3. dans tous les domaines de l’existence
4. en Église
5. à cause d’une certaine blessure du cur
1. LES SAINTS DU NOUVEAU MILLENAIRE AURONT A REENCHANTER LE MONDE
Dieu leur en donnera le pouvoir et ce sera l’un des services qu’ils pourront rendre.
” Réenchanter le monde “, non pas au sens de le bercer dans des rêves ou de le laisser s’évader dans des fables inconsistantes, mais de lui rendre la joie de vivre à laquelle il aspire.
Un scepticisme malsain hante la modernité occidentale et s’infiltre bien au-delà. On entend des observateurs de nos sociétés déplorer que l’Occident soit exclusivement dévoué aux dimensions technologique, financière ou militaire de sa puissance. Nos prouesses industrielles et commerciales, les records toujours plus impressionnants des sportifs, les expressions toujours plus provocatrices des spectacles ne nous comblent pas. Face à d’épouvantables misères (disette, exodes, massacres), l’action humanitaire pour courageuse qu’elle soit ne résout pas grand chose. Jacques Ellul a été jusqu’à dire que notre époque est embarquée dans ” l’idéologie du Néant ” ! Le plus urgent, en effet, n’est pas de disposer d’un automatisme de plus, d’un bouton supplémentaire, mais de savoir comment on développe l’esprit.
Ce désappointement dure. Dans son Enquête sur le désarroi contemporain (1995) Jean-Claude Guillebaud l’a décrit en ces termes :
” nous bivouaquons dans un présent gavé de pain et de jeux. Les temps ne sont durs que pour quelques-uns. Collectivement, en effet, nous avons transféré le poids du présent sur les épaules d’une minorité malchanceuse. Les exclus, ces nouveaux esclaves, assument à eux seuls le souci des dettes. Pour le reste, le scepticisme désenchanté et la dérision rigolarde gouvernent l’air du temps. Mais la peur de manquer, en vérité, est obscurément revenue dans la cité. Et, avec elle, la conscience d’une insécurité nouvelle, d’un ébranlement souterrain qui laisse à peu près sans voix les politiques. Lequel oserait articuler tout haut ce qu’il pressent ? “
Or il existe à la question que pose le désenchantement de nos sociétés occidentales une réponse historique, concrète, vérifiable.
Il est avéré que les gens qui vivent à plein l’Évangile témoignent d’une joie profonde, que celle-ci est contagieuse et qu’elle encourage à prendre des responsabilités. Nous en connaissons tous, qui sont l’illustration vivante de la promesse de Jésus :
” Votre cur se réjouira, et votre joie, personne ne vous l’enlèvera ” (Jean 16, 22).
Cette joie est tantôt éclatante, tantôt discrète comme le murmure d’une source ou la clarté douce d’une clairière. Elle peut coexister avec beaucoup d’épreuves et de souffrances, elle peut n’être qu’une flamme fragile et donner à l’existence une plénitude extraordinaire. Pensez à l’exultation du petit pauvre d’Assise, il y aura bientôt huit siècles, au milieu des incompréhensions et jusqu’à l’approche de la mort : elle continue d’émerveiller le monde.
2. LES SAINTS DU NOUVEAU MILLENAIRE DEVRONT ” JOUER LA DIFFERENCE “
La situation des chrétiens dans la société est paradoxale : leur foi ne les met pas à part et pourtant elle les invite à ne pas s’aligner sur la manière dont on vit autour d’eux quant elle est contraire à l’Évangile. Voilà pourquoi, en même temps que sympathiques par leur amitié et leur goût de servir le prochain, on les trouve par moments un peu malcommodes, dérangeants, leur manière de vivre finissant par poser question.
Attardons-nous un instant sur les deux branches de ce paradoxe.
Il suffit pour cela d’évoquer le célèbre écrit anonyme du Ile siècle appelé Épître à Diognète. On y trouve d’abord l’affirmation selon laquelle la vie des chrétiens est semblable à celle de tous les autres hommes.
” Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par le vêtement. Ils n’habitent pas des villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier… Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère “
Mais ce même document souligne aussi ce que l’on pourrait appeler ” la différence chrétienne “. Il affirme que : ” les chrétiens sont dans la chair, mais qu’ils ne vivent pas selon la chair “, qu'” ils passent leur vie sur la terre, mais qu’ils sont citoyens du ciel qu'” ils obéissent aux fois établies mais que leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois “
N’est-il pas vrai que la sainteté au commencement du nouveau millénaire va requérir que l’on accepte de laisser paraître des différences, et même parfois d’être résolument à contre-courant ?
Sans condescendance ni mépris, certes, chacun se situant dans le même, axe de misère que quiconque, car les chrétiens doivent ce qu’ils sont à la miséricorde de Dieu, et ils sont pécheurs eux aussi.
L’insistance de saint Paul sur cette ” différence chrétienne ” me paraît devoir être tout particulièrement prise en compte dans les temps qui viennent.
” Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour savoir reconnaître qu’elle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait ” (Romains 12, 2).
Il faut aller jusqu’au bout de la différence dont il est question ici. Elle s’enracine dans le refus ou l’acceptation de lutter contre le péché, cette semence de mort. Tout chrétien est par vocation un combattant contre ce qui défigure en lui et dans ses frères humains la condition du fils de Dieu en Jésus le Fils unique de Dieu (Galates 4, 6 et 7) et porte atteinte à l’accomplissement du dessein d’amour de Dieu sur le monde. Ce combat est, à certaines heures, d’une violence extrême, bien plus terrible que ceux des hommes qui se font la guerre, a dit Georges Bernanos. Mais le chrétien qui l’accepte et le mène humblement avec le Christ porte en lui la possibilité d’en sortir victorieux : ” où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé ” (Romains 5, 20).
” Les chrétiens sont dans la chair, mais qu’ils ne vivent pas selon la chair “, qu'” ils passent leur vie sur la terre, mais qu’ils sont citoyens du ciel “, qu'” ils obéissent aux lois établies mais que leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois “.
3. LES SAINTS DU NOUVEAU MILLENAIRE AURONT A REFLETER LA SAINTETE DU CHRIST DANS TOUS LES DOMAINES DE LEUR EXISTENCE
Quand Jésus dit à la foule ,” vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait ” (Matthieu 5, 48), il enseigne qu’il faut imiter Dieu dont la générosité s’étend sur les bons et sur les méchants. Mais si l’on relit tout l’ensemble du Sermon sur la montagne, la même exigence de perfection est appliquée à tous les aspects de la vie humaine individuelle et collective. Elle revient à propos des dissentiments et disputes (” va d’abord te réconcilier avec ton frère “), de la fidélité dans l’amour (” quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà dans son cur commis l’adultère “), du respect de la parole donnée (” quand vous dites “oui”, que ce soit “oui”, quand vous dites “non” que ce soit “non” “), de la discrétion dans l’entraide et le partage (” quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite “) comme aussi dans la prière (” quand tu pries ton Père voit dans le secret “), du refus de s’accrocher aux richesses de ce monde (” amassez des trésors dans le ciel “), de la confiance en Dieu (” ne valez-vous pas plus que les oiseaux du ciel et les lis des champs ? “)…
Dans notre vie chrétienne comme dans notre vie tout court, nous avons nos ” points forts “. Et c’est tant mieux ! Mais pour grandir en sainteté, il faudrait bien ne pas trop nous accommoder de ” nos points faibles “…
Aucune personne n’est en bonne santé tant qu’il reste quelque part dans son corps un foyer d’infection. Il en va de même pour la vie spirituelle : elle est amoindrie, voire compromise tant que n’est pas engagée, dans tel ou tel domaine particulier, la lutte contre le péché. Nul ne peut se donner à Dieu sans se donner entièrement. Ceci n’a rien de nouveau, mais ce qui l’est, c’est que l’homme aujourd’hui a du mal à se comprendre comme un unique sujet appelé sans cesse à construire son unité. Il se voit comme dans un miroir brisé. Il se voit en miettes : capable d’héroïsme dans tel ou tel domaine et, sans en être tellement gêné, des pires médiocrités dans tel ou tel autre.
Que signifie ” jouer la différence ” ? Un exemple peut nous aider à le comprendre : celui de ” la gestion du désir “.
Nous sommes dans une société qui exacerbe tous les désirs. Cette société pourrait bien finir par mourir d’un excès de désir !
La moindre publicité nous traite comme des machines à désirer : plus, sans cesse, indéfiniment. Le désir sexuel, évidemment, est particulièrement exploité. Où est ici la différence chrétienne ?
Non pas dans l’entreprise extravagante qui consisterait à vouloir tuer le désir, mais à faire sa place au plus profond des désirs de l’homme, celui qui va permettre de maîtriser tous les autres, le désir de Dieu. L’Évangile nous invite à désirer… plus profondément. ” Si nos désirs font fausse route “, remarque Timothy Radcliffe dans son beau livre Je vous appelle mes amis (2000), ” ce n’est pas que nous demandions trop, mais parce que nous nous sommes contentés de trop peu, de satisfactions trop minuscules “. Et il suggère que dans nos prières nous demandions à Dieu ” de se faire irrésistible “.
Les saints de l’an 2000 qui s’ouvre sous le signe du désir exacerbé, seront habités par la soif de Dieu. ” Mon âme a soif de Dieu, le Dieu vivant ” (Psaume 42, 3). ” Mon âme a soif de toi, après toi languit ma chair ” (Psaume 63, 2).
4. LES SAINTS DU NOUVEAU MILLENAIRE LE SERONT DANS ET PAR L’EGLISE
La sainteté est une réalité que beaucoup reprochent à l’Église… de ne pas avoir, parce que son histoire est entachée de médiocrités et de violences. D’ailleurs ajoutent ceux qui tiennent cette opinion, l’Église reconnaît elle-même qu’elle ne peut pas être sainte puisqu’elle a besoin de poser des actes de repentance !
Et pourtant, lorsque nous récitons le symbole de Nicée-Constantinople, nous proclamons notre foi ” en l’Église une, sainte, catholique et apostolique “.
Il importe ici de bien comprendre et de savoir expliquer. Et reconnaissant qu’elle est sainte, l’Église ne prétend pas que tous ses membres aient atteint la perfection morale mais qu’elle prend sa source en Dieu qui seul est Saint, ” trois fois saint “. Un Eglise est sainte parce qu’elle vient du Christ, parce qu’elle reste liée au Christ, parce qu’elle est le lieu – ou mieux le Sacrement – que le Christ a voulu pour demeurer avec nous, lui en nous et nous en lui. Écoutons ce qu’en dit l’apôtre Paul.
” Le Christ a aimé l’Église et s’est livré pour elle ; il voulait la rendre sainte en la purifiant par le bain du baptême et la Parole de vie ; il voulait se la présenter à lui-même, cette Église, resplendissante, sans tâches, ni rides, ni aucun défaut ; il la voulait sainte et irréprochable ” (Éphésiens 5, 25 – 27).
C’est l’Église, d’abord, qui est sainte. Ses membres sont tous des pécheurs. ” Si nous disons : “Nous n’avons pas de péché”, nous nous abusons ” (1 Jean 1, 8). Ils participent à la sainteté de l’Église en ce tant qu’ils forment une communauté de pardon et de réconciliation. Nous nous donnons les uns aux autres le pardon de Dieu, nous confessons nos péchés pour en recevoir l’absolution ; nous participons au sacrifice eucharistique dans lequel le Christ porte et enlève le péché du monde; chaque jour, nous disons : ” Père, pardonne-nous nos offenses ” (Matthieu 6, 12).
C’est donc avec l’Église, par elle, en elle qu’il faudra grandir en sainteté.
5. SAINTS DU NOUVEAU MILLENAIRE: A CAUSE D’UNE CERTAINE BLESSURE DU COEUR
Le secret de la sainteté se trouve finalement dans la manière dont quelqu’un prend au sérieux l’amour de Dieu, Père, Fils et Esprit Saint.
Un jour, au cours d’une rencontre avec de jeunes adultes chrétiens, m’a été posée la question de l’utilité du Christ dans les temps à venir. ” A quoi peut-il servir encore ? ” se demandaient certains d’entre eux. ” Son message n’a-t-il pas fait son temps, de manière tout à fait positive – ils le reconnaissaient – au bénéfice de la civilisation, pour certains acquis sociaux, pour l’émergence des droits de l’homme. Mais pourrait-il apporter quelque chose de plus ? “
J’ai répondu que je tiens au Christ à cause de l’utilité de son message certes, mais aussi et plus encore à cause de sa présence que seule peut expliquer l’amour du Père qu’Il est venu manifester dans le monde et dont la réalité dans nos curs n’est autre que l’Esprit Saint. J’en ai la conviction, la sainteté qui fleurira au cours du troisième millénaire sera le fait de femmes et d’hommes dont l’âme aura été blessée par l’amour du Christ et qui auront prié l’Esprit-Saint en lui faisant cette demande : ” Montre-moi plus encore Celui qui vient du Père et que mon cur aime “. Vous connaissez l’expression de sainte Claire d’Assise : ” Jésus dont l’amour est blessure et la contemplation nourriture “.
Les saints du nouveau millénaire auront à réenchanter le monde, en faisant jouer la différence évangélique dans tous les domaines de la vie, alors même qu’ils seront proches de tous, humbles et très fraternels. Ils seront des gens qui vivent intensément la communion ecclésiale, et tout cela parce qu’ils se sont laissé profondément saisir par l’amour du Christ.
Pour conclure, j’ajoute que ce chemin de sainteté, il faut s’y engager… tout de suite ! Il y a des gens qui passent leur vie à remettre au lendemain le geste, la démarche, la rupture ou tout simplement le petit effort qui les ferait grandir…
Vient pourtant un moment, dans une vie chrétienne, où il faut prendre son élan et sauter. Il est permis d’avoir le vertige ! Mais quand on fait ce genre de plongeons, on ne tombe pas dans le vide.
On tombe dans les bras de Dieu.