Le 13 novembre Charles de Foucauld sera béatifié à Rome par Benoît XVI. Mgr Boulanger nous livre une méditation sur la figure de sainteté du petit frère des pauvres
De la Sainteté rêvée à l’offrande de sa pauvreté.
Nous allons nous arrêter quelques instants sur la période de la vie de Charles de Foucault qui va de 1886 à 1916. Vous avez peut être remarqué que cela fait 30 ans comme Jésus à Nazareth. Et dans ces trente années, [Charles de FOucault] aura ce désir d’imiter Jésus à Nazareth, « d’être avec Jésus ». C’est un terme qui revient cesse de 1886 à 1901, c’est-à-dire quinze ans. Puis, après son ordination sacerdotale en 1901, il y aura la période « d’aller vers », surtout à Béni-Abbès et à Tamanrasset. Cette période durera aussi quinze ans, de 1901 jusqu’au 1er décembre 1916, le jour de sa mort. A sa manière, il a été à la fois disciple et apôtre de Jésus comme il a été fils du Père et frère des hommes. C’est étonnant comment le Seigneur a mis de l’harmonie, de l’unification dans sa vie spirituelle alors que dans la recherche continuelle de sa voie, nous avons l’impression d’une errance.
Ce qui a unifié sa vie, c’est d’abord cet amour passionné de Jésus de Nazareth, au point de vouloir l’imiter à la lettre, presque servilement. Sans cesse, il cherchera la dernière place, que ce soit à Akbès quand il sera trappiste ou à Nazareth dans sa cabane dans le jardin des Clarisses. Mais nous savons bien que le regard qu’il porte sur Jésus de Nazareth est davantage celui d’un vicomte de la fin du XIXème siècle que celui d’un charpentier du temps de Jésus.
Il n’y a pas de sainteté sans amour dirions-nous. « Et il n’y a pas d’oblation sans immolation » ajoutera Frère Charles. C’est en contemplant le coeur et la croix, qu’il comprendra qu’il n’y a d’amour que dans le don et que l’amour rime avec souffrance. Car la plus grande souffrance c’est de ne pas aimer comme Jésus aime. Pour lui, ce sera l’image du grain de blé dans l’Evangile. Si le grain de blé ne s’était pas donné, il se serait desséché peu à peu dans un grenier. Seuls ceux qui donnent leur vie à la suite du Christ fécondent l’humanité. C’est cela la sainteté, selon l’Evangile. Les grands témoins qui marquent l’histoire sont des hommes et des femmes qui ont osé donner leur vie. Un certain nombre de religieux ou religieuses savent bien, que si leur fondateur ou fondatrice n’avait pas fait l’acte d’offrande de leur vie, ils ne seraient pas là aujourd’hui. Combien de jeunes répondent : « Ce n’est pas écrit pigeon sur mon front », voulant dire que donner sa vie, c’est se faire piéger. Il faut profiter, jouir, prendre et avoir toujours plus, là est le vrai bonheur semble dire notre société de consommation. Charles de Foucauld a pu jouir et profiter de la vie, cela ne l’a pas rendu heureux. Son vrai bonheur, il l’a trouvé dans l’offrande de sa vie, plus spécialement celle de sa pauvreté et dans l’amour des petits.
La sainteté au coeur de la fragilité.
Lorsque Charles de Foucauld est en plein doute sur sa vocation de Trappiste et au moment où il va renoncer à faire ses voeux définitifs, il va méditer la dernière parole de Jésus sur la croix en 1896 à Akbès en Syrie : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit ». Cette méditation deviendra un jour la prière d’abandon que réciteront les disciples du Frère Charles. Or, la petite Thérèse se trouve au fond d’un carmel, à plusieurs milliers de kilomètres et elle vient d’écrire un an auparavant son acte d’offrande en 1895. C’est étonnant comme ces deux textes sont très proches spirituellement. A sa manière, Frère Charles écrit l’acte d’offrande de sa vie qu’il va vivre jour après jour pendant vingt ans. Il avait l’impression que le fait d’avoir quitté sa famille, le 16 janvier 1890, pour entrer à la Trappe avait été cet acte d’abandon. Or, c’était l’offrande d’une liberté mais non d’une pauvreté. C’était un riche qui offrait, ce n’était pas encore un pauvre qui n’avait plus que sa pauvreté à offrir.
C’est en faisant peu à peu l’expérience de sa fragilité humaine, en particulier dans la dernière partie de sa vie à Béni Abbès et à Tamanrasset qu’il va expérimenter sa pauvreté. En 1901, après son ordination sacerdotale, il rêve d’annoncer l’Evangile aux pauvres du Sahara. En 1905, il au moment de rejoindre Tamanrasset, il écrit : « j’offre ma vie pour la conversion des Touaregs, du Maroc, des peuples du Sahara, de tous les infidèles. Il s’agit d’imiter Jésus dans sa vie cachée ». Or, voilà qu’au début de l’année1908, il connaît l’expérience de la solitude, de l’abandon, de la maladie qui risque de la conduire à la mort. C’est en même temps un échec certain au niveau de la mission : Il n’a converti personne. Il n’a aucun disciple. Lui qui rêvait de célébrer chaque jour l’Eucharistie et de porter mystérieusement la présence de Jésus en Terre d’Islam n’a plus l’autorisation de Rome de dire la messe seul. Il était venu pour servir les pauvres qui admiraient sa générosité. Il n’a plus rien à offrir et pourtant la sécheresse s’étend sur l’ensemble des régions du Hoggar. Ce sont quelques femmes, pauvre parmi les pauvres, qui en prenant le peu de lait qui reste de quelques chèvres, vont lui sauver la vie. Lui qui était venu pur donner va enfin apprendre à recevoir. Lui dont la devise était « jamais arrière » va enfin se réconcilier avec sa fragilité. Il voulait être frère des petits, le voilà devenu petit frère. Il voulait aider les pauvres, le voilà devenu pauvre. Il sait désormais qu’un pauvre aidé demeure un pauvre, mais qu’un pauvre aimé devient un frère. Il a touché du doigt sa pauvreté, sa petitesse. Il s’est même réconcilié avec elles et les a offertes. Il a entendu cette phrase du Seigneur qui dit à St Paul : « Ma grâce te suffit… ma force se déploie dans ta faiblesse » (2 Co. 12,9).
Il écrira deux mois plus tard à sa cousine : « Notre anéantissement est le moyen le plus puissant que nous ayons de nous unir à Jésus et de faire du bien aux âmes. (Il cite ici St Jean de la Croix comme le jour de sa mort). Il ne manque pas dans nos vies de ces changements qui obligent à un passage à une certaine mort. Quand l’espace pour respirer se retreint, quand il n’est plus possible de dire ou de faire, quand notre compétence, notre dévouement et notre zèle deviennent même des obstacles, quand la situation semble désespérée, nous aimons entendre nous redire en écho à St Paul : « la faiblesse des moyens humains est une cause de force, pour affermir l’espérance au coeur même de nos fragilités et de nos détresses ». Frère Charles est sur le chemin de la sainteté. La grâce ne supprime pas la nature, les blessures, elle les transfigure de l’Amour du Père. Frère Charles a fait de sa fragilité un chemin d’humanité et de sainteté. C’est un blessé de la vie, parfois même un écorché vif qui est devenu un fils et peu à peu un frère, un tendre frère, un petit frère. Voilà ce que fait la grâce du Seigneur à travers le mystère de la faiblesse et de la fragilité humaine.
La grâce du Second Appel
Frère Charles vient de vivre ce que dans l’Evangile nous appelons le deuxième appel et toute vie qui emprunte le chemin de la sainteté passe un jour ou l’autre par ce deuxième appel. Dans l’Evangile de Jean, Pierre a vécu ces deux appels. Il y a l’appel du départ où il suit Jésus avec son frère et puis il y a l’appel après le reniement. Jésus ne lui pose plus qu’une seule question : « M’aimes-tu ? » Pierre lui répond qu’il l’aime d’un amour d’amitié. Jésus lui avait demandé s’il était capable de l’aimer de l’amour même de Dieu (Agapé). Nous pressentons l’humilité de Pierre. Il a touché du doigt sa pauvreté, son péché. Jésus peut lui dire alors : « Quelqu’un te conduira là où tu ne voudrais pas aller… suis-moi » (Jn 21,15-19). Frère Charles a accepté peu à peu cette dépendance, cet abandon entre les mains du Père à la suite de Jésus. Il est devenu un petit frère, un pauvre frère acceptant de dépendre des pauvres. Il n’était plus venu pour donner uniquement, il était venu pour partager, pour apprendre à recevoir des autres. Il va offrir peu à peu cette part d’humus et même d’ivraie qui est en lui, au lieu de la nier, de la cacher, pour que la grâce en fasse un chemin de sainteté.
Charles de Foucauld nous révèle que la sainteté va bien au-delà de la guérison des blessures. Le Salut que propose le Ressuscité cohabite avec la marque de ses blessures quand il apparaît à ses disciples. La grâce cicatrise les blessures de la vie, elle ne les efface pas. Toute cicatrice demeure une fragilité. Il y a une idéalisation de la sainteté qui relève d’un perfectionnisme physique, moral et spirituel. Nous sommes toujours ivraie et bon grain et le Seigneur nous demande d’offrir les deux. C’est en passant par ce chemin que Frère Charles a vécu les dernières paroles de Jésus lors de sa Passion : « Père, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse mais la tienne » (Lc 22,42). C’est cette phrase que prononçait sa maman de sa mort et qu’elle avait fait inscrire sur sa tombe. Lui qui a posé la question à Jésus au moment de sa conversion, comme les foules au moment de la multiplication des pains : « Que devenons-nous faire pour travailler aux oeuvres de Dieu ?, s’entend répondre par Jésus : L’oeuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qui l’a envoyé ». (Jn 6,29).
Par sa foi en Jésus de Nazareth, peu à peu Frère Charles s’est laissé façonner par le Seigneur. On pourrait évoquer bien des aspects de sa vie que nous ne pouvons pas aborder ici, par manque de temps : La Sainteté au coeur du quotidien avec la spiritualité de Nazareth. Le christianisme est l’une des rares religions au monde à sanctifier le quotidien. La Sainteté au coeur de l’apostolat qui s’enracine dans l’Eucharistie et l’adoration Eucharistique. La Sainteté vécue dans le compagnonnage des plus pauvres et la spiritualité du petit et du frère. La Sainteté en terre d’Islam, tournée vers la prière et l’amitié fraternelle. Sa vie a été une présence aimante, offrante et adorante. Peu à peu, il est passé de l’Eucharistie à une vie Eucharistique, comme il est passé de l’exposition du Saint- Sacrement à une vie exposée. La Sainteté se réalise au long d’une vie bien plus que dans des temps forts, même s’ils sont nécessaires. Le Seigneur veut faire de notre vie une histoire sainte. Acceptons de ne pas tout comprendre immédiatement des événements que nous vivons.
Conclusion
On ne comprend bien la vie d’un être humain qu’au moment de sa mort. Comme tous les hommes de communion à travers l’histoire, Frère Charles est mort, victime de la violence et de la haine à la suite de son Bien-aimé, Maître et Seigneur, Jésus de Nazareth. En ce 1er décembre 1916, 1er vendredi du mois, un corps est là, recroquevillé, raidi, à même le sol, les mains attachées derrière le dos. Frère Charles vient d’être tué d’une balle dans la tête, victime d’un groupe d’Islamistes qui venaient sans doute l’enlever pour le prendre en otage. Il est là, au pied du fortin à Tamanrasset qu’il avait fait construire pour protéger les habitants. La nuit tombe sur Tamanrasset. Non loin de ce corps raidi, à l’intérieur du fortin, à même le sol, au milieu de tas de papiers jetés pêle-mêle, il y a la lunule du Saint Sacrement que Frère Charles a tant adoré. Son Maître et Seigneur l’a rejoint jusque là. Non loin de là, à même le sable, les quatre Evangiles, la Parole de Dieu qu’il a tant méditée. Le courrier était prêt et dans l’une de ses lettres, il avait écrit : « Quand on peut souffrir et aimer, on peut beaucoup, on peut le plus qu’on puisse en ce monde … On trouve qu’on n’aime pas assez… comme c’est vrai. On n’aimera jamais assez ». Ce furent aussi les dernières paroles de l’abbé Huvelin. Frère Charles avait compris qu’il n’y a de Sainteté que dans une vie offerte par amour, jusqu’au bout de l’amour. Peu à peu, l’Esprit de Dieu l’avait conduit du « jamais arrière » « à tout est consommé ». Le vrai bonheur est d’aimer et d’être aimé de Dieu. Peu à peu, il était entré dans le bonheur de Dieu et il était devenu l’homme des Béatitudes.
Comme le grain de blé jeté en terre, son corps avait été placé à même le sol, dans le fossé, autour du fortin avec les corps de trois musulmans. Parce qu’il s’était identifié peu à peu à Jésus de Nazareth, dans l’acte d’offrande de sa vie, il était devenu frère en humanité, au point que dans sa mort, il rejoint ses frères musulmans, gisant-là, côte à côte mystérieusement. Sa mort même n’a rien d’extraordinaire. C’est un fait divers, parmi tant d’autres. Il est là, abandonné dans l’effacement de ce qu’a voulu être sa vie, comme l’olive oubliée sur l’olivier après la cueillette. Et de manière peut être prophétique, l’amenokal Moussa Agg Amastan, chef des Touaregs, un musulman, écrira à la soeur de Charles : « Charles, le marabout, n’est pas mort pour vous autres seuls, il est mort pour nous tous. Que Dieu lui donne la miséricorde et nous nous rencontrions avec lui au paradis ! ». « Aimer, c’est se livrer comme Jésus sur la croix » avait écrit Frère Charles. Seuls ceux qui donnent leur vie à la suite de Jésus fécondent l’histoire. Le véritable missionnaire est le Saint. Mais il n’y a de Sainteté que dans l’offrande d’une pauvreté aimante. Frère Charles est un vrai témoin de Jésus de Nazareth pour notre temps.
Source : extrait d’une conférence pronocée dans le cadre d’un colloque à Lisieux sur le
thème : « Devenir Saint dans la vie ordinaire », le 6 mai 2005. Texte intégral sur cef.fr