Le 2 mars dernier, […] je regardais l’émission Des racines et des ailes sur France 3. Elle était réalisée à partir de l’Abbaye aux Hommes et parlait de l’installation des Normands en Sicile avec Robert Guiscard. A la fin de l’émission, on présentait un spectacle de marionnettes qui se donne régulièrement à Palerme. On y voit R. Guiscard couper généreusement les têtes et les bras de ses adversaires sarrasins. Et la jeune guide sicilienne expliquait : « Vous comprenez, les Sarrasins, c’était le mal. » Le matin de ce même jour, je traduisais un recueil de hadiths (des textes musulmans anciens) dont un bon nombre affirmaient avec sérénité que j’étais destiné à l’enfer puisque je ne suis pas musulman. Heureusement, dans la même journée, j’avais eu l’occasion de rencontrer plusieurs familles avec lesquelles j’ai des relations tout à fait normales et amicales, et aussi de faire appel à des artisans qui avaient effectué avec compétence le travail dont j’avais besoin. Cela équilibrait le discours des marionnettes et des vieux hadiths. Il n’empêche qu’il est bon d’avoir conscience d’une chose massive : chrétiens et musulmans d’aujourd’hui, nous ne sommes pas les premiers à parler ensemble ; nos mémoires collectives sont encombrées de sédiments qui se sont accumulés au cours des siècles et qui ne vont pas disparaître par enchantement pour faire plaisir à nos bonnes intentions.
J’ai choisi à dessein un titre énigmatique. Je n’ai pas dit « le christianisme et l’islam » (deux systèmes religieux), mais « chrétiens et musulmans », c’est-à-dire des personnes auxquelles la vie a donné l’occasion de se rencontrer. J’ai ajouté deux infinitifs bruts « se comprendre et se parler », non précédés de Il faudrait… ou Comment faire pour… ?, ou C’est difficile de… Vous n’aurez donc ni recettes, ni discours moralisant. On peut discuter de l’ordre dans lequel je présente mes deux infinitifs. Faut-il commencer par comprendre ce qu’est l’autre (en faisant des études par exemple) pour ensuite se risquer à lui adresser la parole ? Ou bien faut-il oser se parler afin de se comprendre peu à peu ? Mais nous n’attendrons pas que ce débat académique soit résolu pour vivre et faire nos expériences. J’ai dit « chrétiens et musulmans ». Ce n’est pas un problème de nationalité. Entre Français et Algériens, on a évidemment beaucoup de choses à se dire et du chemin à faire pour se comprendre. Mais en soi, cela ne met pas la religion en cause. Il ne s’agit pas non plus d’une question liée à l’immigration. J’ai retrouvé dans mes papiers un article de Ouest-France rendant compte d’une conférence que Camille Tarot a donnée à la Maison Diocésaine sous le titre « Chrétiens et musulmans peuvent-ils s’entendre ? » Je n’ai pas la date mais ce devait être il y a une quinzaine d’années. Détail significatif, il était invité par le service de la Pastorale des Migrants. Depuis, les choses ont changé, même si ce n’est pas encore clair dans les mentalités. En France et en Europe, les musulmans ne veulent plus être considérés comme des migrants, mais comme des citoyens. Et tous les migrants ne sont pas musulmans. Il faut aussi mettre de côté la division entre pays développés riches et pays pauvres du Tiers Monde. A Dubaï, en Arabie saoudite, au Koweit, ce sont les musulmans qui sont riches et les immigrés philippins, pakistanais, indiens qui sont pauvres et souvent chrétiens. Je vais donc essayer de dire quelques mots sur les paroles que des chrétiens et des musulmans échangent en tant que tels, sur le langage religieux proprement dit. Nécessairement, cet échange existe, qu’il soit polémique ou amical, qu’il soit organisé et programmé ou qu’il arrive à l’improviste et vous prenne au dépourvu, par exemple à l’occasion d’un repas pendant lequel on bute sur des interdits religieux. Les situations sont diverses. Il y a le style diplomatique qu’on utilise dans les rencontres officielles entre autorités. C’est un genre littéraire qui a son utilité, et aussi ses limites. Il y a ce que j’appellerai les paroles de l’urgence, qu’on prononce dans les situations critiques quand il s’agit d’apaiser les tensions et de désamorcer les conflits, après des attentats ou des affrontements graves. C’est un autre genre littéraire ; on vise un résultat immédiat sans être trop regardant parfois sur l’exactitude critique de ce qu’on dit.
Je pense au verset souvent cité, mais de façon incomplète : « Celui qui tue quelqu’un, c’est comme s’il tuait tous les hommes » (5,32). On fait assez souvent la même chose avec la Bible quand on allègue le 5e commandement (« tu ne commettras pas de meurtre ») comme argument contre la peine de mort. Il y a les pays du Proche Orient où les chrétiens forment des communautés certes minoritaires, mais qui appartiennent à l’histoire de la région. Le dialogue interreligieux ne peut pas rester interpersonnel ; il met en jeu le devenir historique de groupes sociaux, tout un équilibre fragile. Il y a les pays maghrébins où les chrétiens ne sont plus qu’une poignée d’étrangers dont la présence peut permettre de fructueuses rencontres, mais ne risque pas de mettre en danger l’équilibre de la société. On tiendra compte aussi d’un autre paramètre, celui de la modernité critique. On ne se définit pas seulement avec les étiquettes chrétien et musulman. Les siècles récents ont apporté des changements culturels radicaux, changements dans la façon de penser le monde, la société, les Écritures saintes, Dieu lui-même. On a appelé cela la « crise de la conscience européenne ». C’est peut-être l’Europe en effet qui a amené ces questions au jour, au bout d’un long processus, mais ce sont des questions qui valent pour tout le monde, qu’on le veuille ou non. (La pénicilline a été découverte par un Britannique, on peut s’en servir ailleurs qu’en Angleterre !) Bien sûr, tout le monde n’a pas traversé cette épreuve de la même façon ; certains ne soupçonnent pas son existence et vivent très bien comme ça ; d’autres la considèrent comme une abomination impie et freinent tant qu’ils peuvent pour ne pas y entrer. Globalement, on peut dire que l’islam comme institution théologique n’a guère intégré ces questionnements modernes ; mais cela n’empêche pas que des personnes, des groupes le fassent et qu’on puisse alors se parler en se comprenant. A l’inverse, j’avais dans ma communauté il y a vingt ans des chrétiens égyptiens qui semblaient vivre encore spontanément dans la culture des Pères de l’Église ; ce n’était pas toujours facile de méditer la Bible avec eux et la langue n’était pas le seul obstacle. Comme quoi il importe de repérer autant qu’on peut l’endroit où chacun pense et d’où il s’exprime.
Se parler et se comprendre tant bien que mal. On ne nous a pas attendus pour le faire. Cela a même commencé dès l’origine et on en trouve la trace dans le Coran. Dès sa fondation en effet, l’islam interpelle les juifs et les chrétiens qui occupent l’essentiel du terrain religieux dans la région et à l’époque. Il ne vient pas demander une place à côté des autres, mais il vient les sommer de revenir à la vérité originelle qu’ils auraient déformée et dont il a eu connaissance par révélation. L’islam naissant était obligé de les interpeller (O vous, les gens du Livre…, cela revient si souvent dans le Coran) ou de parler d’eux aux premiers musulmans.
Il y a là une relation fondatrice, constitutive de l’identité même de l’islam, relation dans laquelle la parole et le combat ont eu chacun leur rôle à jouer. Un musulman peut ne jamais rencontrer de juifs et de chrétiens dans la vie courante, mais il ne peut pas penser son islam sans les rencontrer puisqu’ils sont installés dans les pages du Coran. C’est un peu la même chose pour le christianisme et le judaïsme. La communauté chrétienne primitive s’est posée face au judaïsme et a dû se séparer. Cette déchirure a été fondatrice et constitutive pour le christianisme. Même s’il n’a pas de relation personnelle avec des juifs, le chrétien en rencontre presque tous les dimanches à la messe quand il écoute l’évangile. Mais on admettra qu’il y a quelque risque à se définir par rapport à des gens dont on parle sans cesse sans jamais les rencontrer… On voit la différence avec, par exemple, l’hindouïsme. Quand celui-ci s’est constitué, il n’y avait ni judaïsme, ni christianisme ; quand le christianisme s’est constitué, l’Inde était un pays bien lointain. Chacun s’est constitué sans savoir que l’autre existait. Maintenant certes, on s’est rencontré et il faut bien essayer de se parler et de se comprendre ; mais le point de départ est différent, l’histoire ne pèse pas de la même façon.
Feuilletons donc le Coran. Dans la sourate 3, au v. 64, on lit : Dis : O détenteurs de l’Écriture, allez ! [adoptons] une formule commune entre vous et nous, à savoir : Nous adorons seulement Dieu, nous ne lui associons rien, nous ne prenons pas certains d’entre nous pour des seigneurs en plus de Dieu. – Il y a bien là une invitation à la parole. A un échange de paroles ? Pas sûr. Le but visé, c’est que tous prononcent les mêmes articles d’un Credo unique, mais un Credo minimal. Celui qui lance une telle invitation a-t-il compris la foi de son interlocuteur ?
En signant cette confession minimale, un chrétien manifesterait simplement l’effondrement de sa foi, car celle-ci ne témoigne pas seulement du Dieu qui est, mais aussi de celui qui est venu. D’autres versets formulent des reproches qui méritent d’être entendus. Ainsi 2,111 : Ils ont dit : « N’entreront au paradis que ceux qui sont juifs ou chrétiens. » Ce sont leurs désirs… A quoi répondent d’autres versets comme celui-ci (3,73) : Dis : La grâce est dans la main de Dieu, il la donne à qui il veut. Faire de la communauté à laquelle on appartient la seule qui assure le salut, considérer la route qu’on suit comme la seule qui mène à Dieu, c’est tristement banal et il est toujours bon de rencontrer quelqu’un de l’extérieur qui vous conteste par sa parole, et même par le simple fait qu’il existe. Mais surprise, on lit en 3,19 : La religion, pour Dieu, c’est l’islam. Comment faire pour ne pas tomber soi-même dans les travers qu’on reprochait aux autres ? Parfois, le verset surprend et choque. Dieu interpelle Jésus (5,116) : Est-ce toi qui as dit aux hommes : Prenez-moi, ainsi que ma mère, comme deux divinités en plus de Dieu ? La Trinité, ce serait un consortium divin formé de Dieu, de Jésus et de Marie ! Manifestement, il y a eu du brouillage dans la communication. On s’est mal expliqué, on ne s’est pas fait comprendre. Pourquoi ? S’agit-il d’un décalage entre la piété populaire et le discours de la théologie ? Je passe sur cet autre refus : Le Christ n’a pas été crucifié, l’Envoyé de Dieu ne pouvait pas subir l’échec et la honte. Là encore, nous avons deux discours parallèles. Plusieurs pages du Coran (en particulier dans les sourates 2 et 7) constituent une sorte de réquisitoire contre les Fils d’Israël.
C’est un genre littéraire qui a sa source dans la Bible elle-même ; le psaume 106, le ch. 9 de Néhémie, etc. sont des confessions collectives dans lesquelles la communauté avoue : Comme nos pères, nous avons péché, et égrène la litanie des péchés d’Israël (le veau d’or, etc.). Quand ces textes de repentance sont repris par des gens de l’extérieur, on n’entend plus : Nous avons péché, mais : Vous avez péché… ou : Ils ont péché, et ils le disent eux-mêmes. Cela change évidemment le sens. Dans ces litanies, des épisodes tirés de la Bible sont mêlés à d’autres qui proviennent de la tradition des rabbins et de la polémique judéo-chrétienne. On entend aussi un écho des querelles qui ont opposé les juifs et les premiers musulmans. Parfois, il s’agit de simples moqueries qui s’apparentent à des calembours ; c’est à la fois banal et lourd de sens. Selon 2,93, quand Moïse apporte aux Israélites l’alliance du Sinaï, ils répondent avec insolence : Nous avons écouté et nous avons désobéi. Dans la Bible (Dt 5,27), ils répondaient au contraire : Ce que Dieu t’aura dit, nous l’écouterons, nous le mettrons en pratique.
Il y a là un calembour moqueur comme on peut en faire quand on parle des langues qui se ressemblent, mais qui sont quand même différentes. En hébreu, le verbe asâ signifie « faire, mettre en pratique » ; en arabe, asâ (avec une petite différence dans la prononciation du s) veut dire « désobéir ». Dans une polémique, pourquoi se priver d’un jeu de mots facile ? Ceux qui veulent faire des lectures théologiques ou mystiques négligeront ces petites choses ; mais l’historien et le sociologue auraient tort de mépriser ces petits indices qui suggèrent cette question : Que devient la parole quand on n’a pas envie de se comprendre ?
(à suivre…)
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