Dimanche 7 juin, nous célébrons la fête du Saint-Sacrement du Corps et le Sang du Seigneur encore appelée Fête-Dieu. On peut se demander ce que l’adoration du Saint Sacrement ou les processions qui peuvent avoir lieu à cette occasion viennent ajouter à la célébration de l’Eucharistie. Voici la réponse du cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris (extraits)
Lorsque nous nous rassemblons pour la célébration eucharistique nous célébrons dans le pain consacré la présence réelle et effective du Christ glorieux. C’est pourquoi la célébration eucharistique est, chaque fois qu’elle est célébrée, la fête du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ. Mais la dimension plus exceptionnelle de cette prise de conscience de la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie a développé, j’allais dire : presque naturellement, une dévotion et une piété très profonde à l’égard du sacrement eucharistique. Non seulement par la vénération qui lui est portée au cours de la Messe mais encore, puisqu’il est réellement présent dans le pain consacré, la vénération qui lui est portée dans la réserve de l’Eucharistie conservée dans les églises. Ainsi, peu à peu, le peuple chrétien découvre-t-il qu’il y a dans la réalité sacramentelle de la présence du Christ un élément constitutif de notre communion avec lui qui ne remplace pas la communion eucharistique mais qui la prolonge et l’approfondit.
C’est ainsi que, peu à peu, s’est développée l’habitude de rendre hommage au Christ présent dans l’Eucharistie et que se sont établies des traditions de procession pour la fête du Saint-Sacrement. Que pouvons-nous faire en cette fête du Saint-Sacrement que nous ne fassions habituellement dans la célébration eucharistique ? Qu’y a-t-il de plus que nous ne ferions pas quand nous allons à la Messe ? On peut demander aussi, d’une autre façon : qu’y-a-t-il de plus dans l’adoration silencieuse de l’Eucharistie qui ne serait pas réellement actif dans la communion sacramentelle ? Peut-il y avoir un acte plus intime et plus consubstantiel que le fait de manger le pain consacré et de l’assimiler biologiquement ? Peut-il y avoir plus fort et plus grand que recevoir du Christ lui-même le Pain de Vie qu’il a partagé comme nous le voyons dans l’Evangile ? Peut-il y avoir plus grand et plus fort que communier régulièrement au Corps du Christ dans la célébration eucharistique ?
De toute évidence, il suffit que j’énonce ces questions pour que chacune et chacun d’entre vous en formule la réponse en son cœur : il n’y a pas de plus grande communion possible avec le Christ que la communion eucharistique. Mais ce serait une erreur d’imaginer que l’adoration eucharistique, la vénération de la présence réelle du Christ dans le Pain consacré, serait autre chose que la communion eucharistique serait une autre réalité, une autre activité. Le Christ que nous recevons dans la communion à la Messe, c’est le Christ que nous vénérons dans l’adoration eucharistique ; le Christ que nous vénérons dans l’adoration eucharistique, c’est le Christ que nous recevons dans la communion à la Messe. Il n’y a pas deux genres de Saint-Sacrement, il n’y en a qu’un. Ce qui est spécifique de l’adoration, telle que le Frère Charles nous la commentait à l’instant, ce n’est pas un apport supplémentaire et extraordinaire, ce n’est pas une relation plus forte avec le Christ, ce n’est pas une communion plus intime avec lui, c’est tout simplement la possibilité de prendre le temps de laisser l’énergie eucharistique se diffuser, non pas physiologiquement comme dans l’instant de la communion, mais se diffuser dans les profondeurs de notre personne qui s’ouvre à la présence du Christ, à sa présence par la méditation de la Parole de Dieu, à sa présence dans le Saint-Sacrement où il est réellement et effectivement présent.
Par conséquent, l’adoration n’est pas une alternative ou un succédané de la Messe, c’est une autre manière pour nous de laisser l’Eucharistie pénétrer au plus profond de nous-mêmes, et je dirais même : plus profondément que nous ne pouvons imaginer nous-mêmes. Car il y a dans l’adoration eucharistique différents niveaux d’activité et de transformation.
Il y a le niveau tout simple, que nous allons vivre dans un moment, de la vision. C’est une chose de penser au Christ, c’est une chose de méditer des paroles du Christ, c’est une autre chose de regarder le Christ. Car le regard que nous portons sur les choses et sur les êtres, change notre relation avec eux. Celles et ceux d’entre vous qui ont l’opportunité de connaître et de fréquenter régulièrement des mal-voyants savent très bien par leur témoignage comment la privation de la vue transforme la manière d’entrer en relation. Nous le savons : entendre quelqu’un, penser à quelqu’un, regarder quelqu’un ne sont pas des rapports identiques. Contempler le Christ dans son Eucharistie, c’est ouvrir notre sens de la vision à la pénétration de l’Amour irradiant du Christ, c’est accueillir dans la contemplation du signe sacramentel la réalité de l’Amour du Christ tel qu’il nous est rappelé par l’évangile selon saint Jean.
Il y a un deuxième niveau d’activité et un deuxième niveau de transformation. Il peut, celui-là , se vivre les yeux fermés même lorsque nous sommes devant le Saint-Sacrement. Quand nous sommes devant le Saint-Sacrement exposé, il est bon de le regarder et de le laisser illuminer l’œil de notre cœur. Mais il est bon aussi de cesser de le regarder et de laisser sa présence occuper notre esprit et notre cœur. A ce moment-là , nous ne sommes plus en train de le voir, nous sommes en train de l’accueillir, de le laisser venir en nous, de le laisser exprimer en nous la profondeur de sa miséricorde, la force et la puissance de son action de salut, la vigueur de son Esprit répandu en nos cœurs. Alors, nous ne disons rien, nous ne voyons rien, nous accueillons le Christ présent.
Il y a encore un troisième type d’activité et de transformation qui est celui qui se réalise par la parole. Car c’est une chose de regarder quelqu’un, c’est une chose de l’accueillir, et c’est une chose de lui parler. Quand nous lui parlons, fût-ce à voix basse ou par notre voix intérieure, nous lui disons des choses que nous ne disons jamais à personne. Nous lui présentons nos supplications, nous intercédons pour les hommes de notre temps, nous prions pour tous ceux qui ont besoin d’être secourus, nous laissons son regard transpercer les ténèbres de notre coeur et toucher en nous ce qui est la blessure du péché et nous faire éprouver la puissance de sa miséricorde. Nous lui disons avec des mots pauvres, des mots simples : ” Seigneur, prends pitié de moi qui suis pécheur ! “, ” Seigneur, que veux-tu que je fasse ? “, ” Seigneur, viens à notre secours ! “. Ce ne sont pas de grandes méditations sophistiquées, c’est simplement la lamentation de notre cœur que nous laissons monter vers le Christ.
Et il y a enfin au moins un quatrième niveau d’activité et de transformation. Il n’est plus ni la vision, ni l’accueil, ni notre parole. Il est le silence, l’épreuve de la foi. Quand je le regarde, quand je le reçois, quand je l’écoute, quand je lui parle, il est Quelqu’un pour moi. Mais quand je reste devant lui longtemps, je suis associé mystérieusement par le combat intérieur de ma liberté au combat des hommes face à la Révélation de Dieu. Je suis associé mystérieusement à la négation de sa présence. Je suis associé mystérieusement à la lutte en moi de l’esprit de la foi qui veut reconnaître Jésus vivant en l’Eucharistie et de l’esprit de l’incrédulité qui se laisse détourner de cette vision en refusant de le reconnaître. Ce combat, je ne suis pas capable, quand je suis devant le Christ, de l’analyser, d’en faire l’exégèse complète, d’en trouver les racines et d’y porter remède. Mais je suis confronté à la question radicale de la foi : vais-je tenir dans le combat avec lui ? Vais-je dormir comme les disciples à Gethsémani, vais-je le renier comme Pierre dans la cour du palais du grand prêtre, vais-je m’enfuir, envahi par la peur ? Je ne peux pas analyser tout cela, mais je suis habité par ces combats, je suis travaillé presque physiquement du désir de me lever et de partir, de détourner la tête et les yeux et le cœur et la pensée, de laisser toutes sortes de souvenirs, de visages, de films, de sons, de musiques, d’odeurs, occuper mes sens pourvu qu’il se passe quelque chose.
Mais adorer le Christ, c’est accepter qu’il ne se passe rien, c’est accepter dans la foi que sa présence ne s’impose pas. C’est accepter de tenir quand je ne sens rien ; c’est accepter de résister au désir de fuir ; c’est accepter de tenir ma place simplement parce que je suis là non seulement en mon nom propre et personnel mais au nom de tous les hommes et de toutes les femmes de la terre. Je suis devenu un intercesseur et je n’ai pas le droit de partir. Peut-être mon âme est-elle déchirée par le doute, mais ma mission m’oblige à rester et à tenir. Cela, vous ne l’éprouverez jamais en quelques secondes passées devant le Saint-Sacrement. Il y faut du temps. Vous ne l’éprouverez jamais si le temps que vous y consacrez est occupé par toutes sortes de prières, de lectures, de méditations. Il y faut du silence. L’adoration du Christ est d’abord un acte de foi, c’est un acte de silence.