Nous employons souvent des mots chrétiens, c’est à dire des mots qui ont un sens spécial dans le discours des chrétiens, comme, par exemple : baptême, sacrement, incarnation ou résurrection. Ces mots ou bien n’existaient pas avant le christianisme, ou bien ils avaient un autre sens que celui que nous leur connaissons aujourd’hui. Il a bien fallu que quelqu’un les invente ou commence à les employer pour parler des mystères de la foi chrétienne.
Il y a aussi une pensée chrétienne, et même une philosophie chrétienne, et plus encore une théologie chrétienne. C’est à dire des idées, des explications, des réflexions et des théories qui ont été élaborées par des personnes et des groupes qui ont bien senti que leur foi en Jésus Christ les conduisait à adopter une certaine vision du monde, ou de l’homme ou de Dieu. Rien n’était écrit ou pensé d’avance ; il a bien fallu que quelques personnes osent commencer à penser autrement que ce qu’ils avaient appris de leurs professeurs non-chrétiens. Il y a encore une manière de vivre en chrétien, dans le privé comme dans la vie publique, dans la rue comme dans les églises. Cela nous semble évident aujourd’hui, mais au temps des premières communautés chrétiennes, il n’y avait pas encore de modèle à suivre ou de coutume à respecter. Il a bien fallu que quelques uns fassent des propositions et aident à évaluer ce qu’il convenait de faire pour vivre dans la fidélité à l’Evangile.
Car Jésus n’a pas laissé « tout » fait…
En un mot, il a fallu inventer l’Église et dire la foi dans un monde qui ignorait l’Église et qui n’avait pas la foi. Ces inventeurs d’Eglise et ces diseurs de la foi chrétienne, ce sont les « Pères de l’Église », dont nous héritons tous, même si nous ne les connaissons guère. Peut être pensez-vous que j’exagère en parlant d’inventer l’Église ou d’apprendre à dire la foi ? Car on imagine habituellement que Jésus lui-même avait tout laissé bien clairement établi avant de souffrir sa Passion et que son enseignement religieux était complet. Ce n’est pas si évident que cela. Si nous cherchons dans les évangiles, nous ne trouverons pas grand chose sur l’Église : Jésus ne nous parle pas de lieux de culte, et ne nous parle jamais d’évêques ou de prêtres, ni de diacres, ni de sacrements. Jésus n’a pas non plus écrit ni même enseigné de catéchisme et nous aurions du mal à trouver dans la bouche de Jésus les mots que nous apprenons au catéchisme.
Les écrits les plus anciens
Sans doute dans le livre des Actes des Apôtres ou dans les Lettres des Apôtres Paul, Jacques, Jean, Pierre ou Jude, on parle beaucoup plus de l’Église et de la première organisation des communautés et on trouve les premiers discours sur Jésus, reconnu et confessé comme Seigneur. Mais nous sommes encore assez loin de tout ce qu’on pourra dire plus tard sur l’Église, et il n’y a pas encore de formule bien établie de ce que l’on appellera plus tard le Credo, ou Symbole des Apôtres. Ce sont donc les premiers chrétiens des premières générations et leurs catéchètes et pasteurs des premiers siècles du christianisme qui devront « pratiquer l’Église » et développer les « formules de confession de foi ».
Un important travail et un discernement communautaire
La découverte de tout ce que les paroles et les exemples de Jésus lui-même, tels que les évangiles nous les ont fait connaître, impliquent pour la vie quotidienne en Église, et l’approfondissement de tout ce que signifient les premières prédications des Apôtres et leurs écrits, représente un grand et long travail qui a duré plusieurs centaines d’années. Pendant au moins cinq cents ans, des dizaines et des dizaines de prédicateurs, de théologiens, de pasteurs ont pensé, étudié, prié, écrit, prêché et enseigné. Ils ne disaient pas tous la même chose, et les discussions entre eux allaient bon train. Mais il est intéressant de noter que ce ne sont pas les plus autoritaires ni les plus instruits qui sont sortis vainqueurs des grands débats d’idée : l’histoire, ou plutôt l’Église, n’a vraiment retenu que ceux dont l’enseignement paraissait vraiment conforme à la foi reçue des Apôtres ; les autres ont été relégués au rang d’hérétiques. Ceux dont l’enseignement a été accueilli comme éclairant et enrichissant par la grande majorité des communautés chrétiennes dans toutes les contrées où l’Église était présent, ceux-là ont été reconnus comme de vrais Pères qui ont su guider les enfants de l’Église sur le chemin de l’Évangile. On les honore du titre de « Pères de l’Église ».
Les Pères de l’Église sont pour nous des références dynamiques et structurantes
Les grands Conciles Oecuméniques des 4ème et 5ème siècles ont été les lieux majeurs de rencontre et d’affrontement des pasteurs et des théologiens. C’est là qu’ont été définis les repères incontournables et non questionnables de la foi de l’Église (autrement dit, les « dogmes »). Ces accords, nous les connaissons bien, puisque nous les répétons régulièrement chaque fois que nous proclamons le « Credo ». Cette profession de foi constitue la parole unanime et finale des Pères de l’Eglise. Cette parole est depuis lors la « parole de l’Église », et elle est une parole commune à tous les chrétiens puisqu’elle a été formulée avant quelques séparation que ce soit entre les diverses confessions chrétiennes.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’autre parole possible ? Oui et non, à la fois. Non, d’abord, parce que nous ne pouvons pas changer la foi de l’Église, sauf si nous optons pour nous éloigner de l’Église des Apôtres de Jésus-Christ pour créer une nouvelle église. Et pourtant oui, cependant, parce que la parole ne peut être dite qu’avec les mots d’une langue et que les langues évoluent et sont multiples. Autrement dit : le contenu est immuable et nous ne pouvons rien en changer ; en revanche les mots pour le dire doivent être soigneusement choisis pour traduire, en chaque langue et dans chaque circonstance historique, le sens exact que les Pères de l’Église ont donné aux mots qu’ils ont employés à leur époque et dans leur langue. Nous avons vu qu’ils ont su inventer des mots nouveaux pour dire la foi nouvelle à leurs contemporains qui parlaient le grec ou le latin.
Des références décisives
Vincent de Lérins écrivait au 5ème siècle que « s’il s’élève dans l’Église une discussion ou quelque nouvelle question au sujet de laquelle on n’a pas encore pris de décision, il faut alors recourir aux opinions des saints Pères, c’est-à-dire à ceux qui, en leur temps et en leur lieu, sont restés dans l’unité de la communion et de la foi et furent tenus pour des maîtres approuvés. Car tout ce qu’ils ont pu soutenir en unité de pensée et de sentiment, il faut le considérer comme la doctrine vraie et catholique de l’Église, sans aucun doute ni scrupule. » Cette recommandation de Vincent de Lérins a été accueillie et suivie par toutes les générations chrétiennes depuis quinze siècles. Au début de leurs études de théologie, les séminaristes et les religieux consacrent du temps à lire les écrits des Pères, précisément pour apprendre d’eux les chemins de la réflexion chrétienne pour une intelligence de la foi.
Aujourd’hui, comme à n’importe quelle époque dans quelque pays du monde que ce soit, il y a des questions nouvelles et des discussions qui se présentent dans l’Église, d’autant plus que nous vivons un temps de changements et d’évolution des mentalités et des pratiques. La mission essentielle de l’Église n’a jamais varié au cours de l’histoire : elle est là pour évangéliser. Evangéliser chaque jour les hommes et les femmes, évangéliser la culture en changement, évangéliser les situations vécues dans les évolutions politiques, évangéliser les pratiques dans les luttes économiques. Si nous connaissions mieux les écrits des Pères et leurs audaces pastorales, nous nous sentirions probablement poussés par eux pour inventer, créer, prêcher et agir avec le langage et les gestes de notre peuple.