Dans la dernière livraison des Chroniques d’Art Sacré, maitre verrier, vidéaste, architecte, éclairagistes, universitaire… croisent leurs regards à propos du difficile sujet de la et des couleurs. Extrait
Couleurs vraies, couleurs fausses 2/2
Dans l’Encyclopédie théologique de l’abbé Migne, publiée en 1856, se trouve une rareté théologique : un article sur la couleur. Hélas ! ce n’est qu’une symbolique, sorte d’héraldique sacrée des couleurs où l’auteur passe en revue les pierreries qui servent de fondements à la Jérusalem céleste décrite dans l’Apocalypse brillant « de la gloire même de Dieu », « son éclat rappelait une pierre précieuse, comme une pierre de jaspe cristallin » Ses assises « s’ornaient de pierres précieuses de toutes sortes (et non de toutes les couleurs !) », jaspe, saphir, calcédoine, émeraude, sardoine, cornaline, chrysolithe, etc. Ces matériaux précieux servent d’assise à cette cité dont le Temple « est le Seigneur, le Dieu Tout-Puissant ainsi que l’agneau. La cité n’a besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine et son flambeau c’est l’agneau. » (Ap. 21) De fait, les couleurs sont rares dans la Bible. La minutieuse description du Temple nouveau, en Ez. 40-42, porte sur ses volumes, ses formes et ses dimensions, mais elle est « incolore ». D’autres cultures anciennes connaissent la même absence ou la même imprécision du vocabulaire de la couleur. La mer « vineuse » d’Homère ou les yeux « pers » de la déesse Héra en sont exemples. De nombreux peuples n’ont jamais perçu dans l’arc-en-ciel, ce paradigme moderne des couleurs visibles, plus que deux « couleurs », froide ou chaude, claire ou sombre. L’opposition qui l’emporte sur la sensation proprement colorée est souvent celle de la lumière relative, du clair-obscur : noir comme les ténèbres, blanc comme la neige
Il fallut attendre Newton et les progrès de l’optique pour définir les couleurs de l’arc-en-ciel, d’une façon trop précise d’ailleurs pour la perception effective que l’on en a. Mais le prisme prend alors ses couleurs. Il faut ajouter à cette difficulté de voir mentalement les couleurs, l’extrême difficulté à les nommer, à en parler et donc à les déterminer du point de vue de l’expérience courante, de la sensation naturelle ou de l’esthétique. Incarnat, vermeil, nacarat, cramoisi renvoient également à la coloration forte d’un visage, mais quelles couleurs voyons-nous en entendant les mots, alors que nous ne pouvons pas comme pour le carmin ou le vermillon nous référer aux critères assez constants des tubes de peinture de notre enfance ! Comme tout le lexique de la sensorialité, les mots sont incertains et souvent muets. La langue pallie comme elle peut ce défaut par des correspondances ou « synesthésies » : il est des couleurs qui font silence, d’autres qui crient, couleurs acides, stridentes, sourdes, clinquantes, tendres, etc. En retour, la musique parlera aussi de couleurs (cf. Messiaen), et on associera naturellement l’incolore, l’inodore et l’insipide.
C’est que la couleur est saveur ; elle donne du goût, et c’est par ce chemin de métaphores et d’associations sensorielles et affectives qu’elle va de pair avec la vie, la joie, la fête. La couleur est la richesse des pauvres mais non des miséreux. Les premiers en possèdent l’art somptueux : vêtements colorés des hauts plateaux andins, des carnavals brésiliens, des marchés africains, des fêtes indiennes. Les haillons et guenilles de la misère ont pour leur part perdu leurs couleurs, comme on le dit d’un visage. Il y a de la santé dans la couleur, il y a de la force ; et pour cela point besoin de couleurs saturées ou pire de bariolage. Une couleur pâle, un camaïeu subtil sont encore couleurs, comme la carnation d’un enfant, la transparence d’un pétale, les jeux admirables de gris d’un paysage embrumé. Certes une couleur vive égaie, mais toute couleur est susceptible de faire naître le réel.
En effet qu’est-ce que percevoir une couleur, la sentir, en être saisi, ébloui peut-être ? Qu’est ce que vivre cet événement de la couleur, « ce grand “bleu-roux” qui hantait Cézanne, qui lui “tombait dans l’âme”, qui “flottait comme ailleurs” impossible à fixer » (Henri Maldiney) ? La couleur est la réalité, la couleur fait le monde (au sens où c’est par elle que nous éprouvons le mieux la présence du réel). Déclinons cet apparent paradoxe que ce qu’on croit apparence (l’accident aristotélicien) qui pourrait en conséquence changer au gré du coloriage, est en réalité la chose même dans son apparition sensible. Le voyant ne peut séparer la couleur de la chose, ce rose, ce rouge, cet orangé de la fleur qui non pas le porte, mais le condense, le manifeste et l’exprime. L’être de la chose est dans cette couleur qui me saisit, m’embrase ou m’apaise.
A suivre…
Pingback: Jeunes Cathos » Couleurs vraies, couleurs fausses 2/2