Dans la dernière livraison des Chroniques d’Art Sacré , maitre verrier, vidéaste, architecte, éclairagistes, universitaire… croisent leurs regards à propos du difficile sujet de la et des couleurs. Extrait.
Couleurs vraies, couleurs fausses 1/2
La couleur est « matière », non pas ici de la matière des scientifiques, mais ce qui donne dans la sensation que j’ai d’un matériau, de sa texture, de sa réalité. Toujours liée à autre chose qu’elle-même, au minimum un support, un matériau, un espace, une couleur n’existe pas pure, absolue, sinon artificiellement séparée, abstraite mais qu’est-ce qu’une couleur abstraite ? de l’étoffe même dont sont faites les choses, grain du papier, miroir du cuivre ou rugosité du bois parqueté ; nature de la matière colorante, aquarelle ou gouache, huile ou acrylique, fusain ou encre, pastels et de la façon dont cette couleur est posée, pinceau de martre, brosse, plume, doigt, couteau Lisse, polie, rugueuse, striée de raies fines ou profondes, régulières ou pas, la couleur est indissociable de la « substance » des choses. C’est pourquoi dans une étoffe, l’il exercé distingue la couleur due au tissage (l’Ikat par exemple) et l’impression de surface ; la lasure ou la cire pénètrent, pas le vernis ; les premiers ennoblissent, l’autre fait illusion, comme pour le verre colorié et le verre teint dans la masse. Ce qui conduit à dire que la couleur est « espace » . Elle sépare et relie, elle espace les choses. « La richesse d’une couleur ne se mesure pas à son intensité mais à l’acuité avec laquelle, en elle, résonne l’espace » (Maldiney). Proches du son dans l’espace, les couleurs sont forcément faites d’accords colorés, elles sont symphoniques (comme on le voit dans l’écart entre des vitraux et de simples verres blancs).
Vibration de l’espace, la couleur est aussi « lumière ». Banalité nécessaire de rappeler que les couleurs s’affaiblissent avec la lumière. Le soleil se cache et le paysage perd son relief, la cataracte gagne et le visible s’estompe jusqu’à se perdre. La structure volumétrique comme l’a montré la peinture moderne n’est pas forcément affaire d’ombres et de lumières, mais plutôt de couleurs. Déjà Léonard de Vinci voyait les ombres portées comme des couleurs, rouge sur le vert et inversement. La couleur est bien ici une vibration de l’air qu’elle rend visible (les Meules de Monet). Si ce caractère atmosphérique de la couleur est essentiel à la couleur, la rend vivante, la rend respirable, alors il faut fuir, dans l’architecture en particulier, les couleurs saturées, uniformes, opaques à force de densité, épaisses et qui s’écrasent les unes les autres. Dépendant de sa réceptivité à la lumière, la couleur doit respirer le blanc des carrelages à bas prix posés sans imagination ne respire pas, il est hygiénique, sans plus. Il lui manquera toujours cette indicible coloration de la pierre au fil des heures, éveil de l’aube, assombrissement du crépuscule.
La patine souligne admirablement la vraie couleur, en fonction du matériau embelli par le temps et par l’usage, par les intempéries aussi qui donne à la pierre une toute autre couleur que le blanc trop pur d’un ravalement techniquement parfait (Rouen, Amiens, Paris dont les tours me sont apparues l’autre matin en sucre glace !). La saleté et la crasse ne sont pas des couleurs, ou ce sont des couleurs fausses – elles endeuillent les plus belles architectures, elles brouillent les formes, escamotent reliefs et contours (Rouen encore, Auxerre). Un badigeon médiocre sépare la pierre de la couleur, gomme la structure d’un feuillage, l’aiguë d’un visage, la subtilité d’un rinceau. La couleur vraie n’est pas un coloriage ou un bariolage, un maquillage, pour embellir et masquer les imperfections structurelles d’un espace, d’un volume ou d’une forme. Si l’on peut visuellement décaper la couleur, « déshabiller » le mur de son enduit ou de sa peinture comme Descartes prétendait déshabiller la cire de tous ses aspects sensibles, pire si on en éprouve le désir, comme l’enfant que démange l’envie de décoller le papier peint, alors la couleur est « fausse », comme on le dit d’un faux-nez, de faux-cheveux ou de faux-cils. Cela peut être utile ou même nécessaire, c’est toujours un aveu de faiblesse et un subterfuge, qui suscite l’apparence et non l’apparition. Le plus souvent cela ne dure pas, comme pour les murs d’un appartement qu’il convient de repeindre régulièrement. Pour autant il arrive que la peinture fasse corps avec la forme, de façon si admirable qu’elle est la forme, comme dans les décors baroques, roses, blanc et ors des abbayes de Souabe ou de Bavière. Il arrive qu’elle serve le matériau au point qu’elle est le matériau. Il arrive qu’elle souligne les jeux d’ombres et de lumières au point d’être elle-même lumière. Par sa texture même, elle suscite une 3° dimension comme on le voit aux monochromes, bleus de Klein, noirs de Soulages, rouges de Rothko. La couleur est la chair mise à nu du réel.
Aussi beaucoup d’artistes l’ont-ils aujourd’hui exaltée au-dessus de tout, dans l’abstraction. Parce que, comme le dit Aurélie Nemours, il n’y a pas autre chose de vrai : « Je ne traite la couleur qu’à travers elle-même. Je ne veux pas la quitter, il n’est pas question d’y aller par une autre voie. La forme est déjà un peu étrangère à la couleur. » (entretien, Le Monde, 19.06.2004). Mais c’est encore confondre la forme et le dessin. « Le dessin donne le sens. La couleur donne la forme, c’est-à-dire la gloire » disait Claudel. Pour un phénoménologue en effet la couleur est cette saisie de l’âme par l’être des choses, c’est un avènement de l’être.