Retrouvez le premier enseignement du dimanche 9 mars de l’opération “retraite dans la ville”
Il peut sembler étrange de demander à Nietzsche, philosophe athée et notoirement antichrétien de nous accompagner un bout de chemin sur un chemin de carême, où c’est la parole des Saintes Écritures qui nous conduit, cette parole faite chair qui est le Christ.
Mais Dieu n’est pas seulement le Dieu des chrétiens, il est le Dieu de l’humain, cet être étrange, pas tout à fait comme les autres vivants, qu’Il a formé à son Image. Dieu parle à l’homme toujours déjà en lui donnant la vie.
La vie, nous ne savons pas ce que c’est, sinon ce quelque chose de silencieux qui parle en nous. Et c’est seulement là où nous écoutons ce murmure, que nous pouvons entendre les paroles que Dieu nous adresse en sa parole vivante, Jésus-Christ.
Un philosophe, qu’il soit athée ou confessant, c’est quelqu’un qui prend le chemin exigeant de se mettre en vérité à l’écoute de ce qu’il y a en fait de l’homme, du réel de l’humain.
Animé de la passion ardente de savoir ce qu’il y a vraiment en fait de la vie, Nietzsche s’est converti à elle, et il peut aider quiconque le lit à se tourner vers ce réel que Dieu nous donne.
Qu’est-ce que la vie ?
Nietzsche disait « la plus haute vocation d’un peuple, c’est concevoir ce qu’est la vie». Or pour Nietzsche la vie en général, çà n’existe pas. On n’explore la vie que dans une quête de ce qu’il y a vraiment, concrètement, de ce qui est réel dans notre propre existence.
Comme toute personne, Nietzsche a mené un dur combat pour entrer en possession de la terre promise de cette vie dont l’homme ne peut pas connaître par lui-même l’origine, cette vie donnée à toute personne naissant en ce monde.
C’est là au plus simple de mon histoire, dans mes peurs, ma souffrance, mes joies, que Dieu m’attend, c’est là que Dieu me parle, c’est là avec les mots du prophète Osée, que Dieu promet :
« je te conduirai au désert et je parlerai à ton coeur » (La Bible, livre d’Osée, 2, 16)
Pourquoi le désert ?
Le désert est le lieu où souffle à nouveau l’Esprit parce que tout ce qui est divertissement, agitation, superflu s’y tait et il ne reste plus que l’essentiel. Dans le désert, lorsque les bruits du monde s’effacent, lorsqu’au terme d’un combat mon âme agitée s’apaise, bruisse encore cette source qui murmure en moi, celle-là que dans l’agitation du quotidien et par ma propre agitation intérieure, je n’entends plus.
« Une seule chose suffit »
Nietzsche se souvenait certainement d’une maxime écrite sur la chaire de l’église de village où son père pasteur luthérien prêchait – Eins tut not : « une seule chose suffit » -, lorsque vingt ans plus tard, se souvenant de ces mots, il écrira :
« nous manquons encore du nécessaire et le superflu est l’ennemi du nécessaire” (F.Nietzsche)
Ces mots se trouvent dans un texte consacré à l’enseignement des sciences de l’histoire, où Nietzsche critique le savoir pour le savoir . Déjà le Lebensphilosoph (philosophe de la vie) perce sous l’historien quand il soutient : « que l’histoire serve la vie et on s’en servira » !
« Nous manquons encore du nécessaire et le superflu est l’ennemi du nécessaire » :
A chacun de nous cette maxime adresse une question, un appel à la réflexion : qu’est-ce qui nous est vraiment nécessaire ?
a contrario, qu’est-ce qui prend en nos vies tellement d’importance, mais nous est en fait superflu et constitue même pour nos vies un poison parce que cela empêche en notre jardin la culture du nécessaire, sa croissance, son épanouissement ?
Notre vie se soutient-elle d’un unique nécessaire, d’un souffle, d’une force qui fait vivre ou bien est-elle agitée à tous vents d’un superflu qui nous emmène toujours ailleurs, nous distrait, nous disperse et année après année, nous fait perdre le sens, voire l’esprit ?
Pour le philosophe Nietzsche, l’unique nécessaire, c’est cette vie qui est le bien de l’homme. Il s’agit de connaître la vie, de se convertir à elle, de la rechercher, et en particulier de ne plus maudire cette vie au nom d’une vie meilleure que nous aurions eue autrefois, ou encore que nous attendons pour demain.
Et dire cela, ce n’est pas simple propos d’un penseur qui ne croirait pas à un au-delà de cette vie, c’est une question posée à toi à moi sur mon rapport à cette vie.
Si nous ne prenons pas la vie comme elle vient à nous, dira le philosophe, comme elle nous vient de Dieu, dira le croyant, cette vie qui nous arrive à l’un et à l’autre pour que nous en vivions, comment pourrions désirer un vivre autrement plus intense, une liberté en plénitude ?
Qui peut le plus, peut le moins. Mais celui qui ne peut pas le moins, sera-t-il un jour capable du plus ?
La foi ou l’ouverture au réel de la vie
Souvent nous appelons foi, l’imaginaire d’une vie meilleure. Mais la foi, ce n’est pas çà. C’est l’ouverture au réel de cette vie que Dieu nous donne et dont pourtant, aveuglés par nos images de grandeur ou de misère, nous ne percevons pas la richesse. De ce qui est donné, nous ne faisons rien, au nom de grandes choses qui nous permettraient, soit disant, enfin de vivre.
Là contre Nietzsche nous exhorte :
“Imprimons sur notre vie le sceau de l’éternité» (F.Nietzsche).
Et Nietzsche ajoute « Cette vie-ci ta vie éternelle ».
Quant à nous croyants qui espérons un avenir en Dieu, une vie récoltée dans la joie au-delà du pressoir de notre souffrance et de notre mort, nous croyons aussi que la vie éternelle est déjà commencée dans le « ici et maintenant » de cette vie, ce qui en elle est véritablement vivant.
A nous de laisser grandir la vie qui ne meurt pas, sagesse, confiance, miséricorde, à nous de laisser ce qui ne peut que vieillir, sans avenir, voué à la mort, l’orgueil, l’avarice, la luxure, à nous de renoncer à vivre contre la vie.
Vivre contre la vie ou le ressentiment
Le philosophe Nietzsche avait compris aussi qu’on ne peut pas vivre contre, à se venger. Nietzsche nomme cela le « ressentiment » : exister en s’opposant à, vivre à toujours contrer, réagir.
Vivre pour se venger de la vie est une voie sans issue.
Mais se libérer du ressentiment est pour l’homme un rude combat :
“être libre de tout ressentiment, être éclairé sur la nature du ressentiment – qui sait si en fin de compte ce n’est pas à ma longue maladie que j’en suis redevable ! (
) On ne sait plus s’affranchir de rien, on ne peut plus venir à bout de rien – tout vous blesse (
) le souvenir est une plaie qui suppure »(F.Nietzsche).
Se libérer, mettre à distance, « laisser tomber », cela demande de convertir à l’intime un « non » à la vie en un « oui » à la vie.
Avec sa critique du ressentiment, Nietzsche réinvente la notion biblique de pardon.
Il a l’idée aussi d’un « truc » digne des grands prédicateurs de la tradition biblique et chrétienne.
L’éternel retour : un truc de penseur pour se convertir à la vie
Pour s’aider dans ce travail de libération, de conversion à la vie, Nietzsche aura l’idée d’un « truc », d’une pensée qui nous aiderait à cette conversion, un peu comme autrefois des prédicateurs prêchaient l’enfer pour que l’homme mauvais renonce à ses uvres de mort.
Cette expérience de pensée consiste à se souffler l’idée que si notre vie devait recommencer, elle recommencerait exactement de la même manière.
C’est la fameuse pensée de l’éternel retour :
“si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : “cette existence, telle que tu la mènes, et l’as menée jusqu’ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire ! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu’il y a en elle d’indiciblement grand et d’indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession (…)” Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon ? A moins que tu n’aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : “tu es un dieu ; je n’ai jamais ouï nulle parole aussi divine !” Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t’anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout : “Veux-tu cela ? le reveux-tu ? une fois ? toujours ? à l’infini ?” et cette question pèserait sur toi d’un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !”(F.Nietzsche).
Nous avons souvent l’illusion que notre vie n’est pas la bonne, qu’elle n’est pas celle que nous aurions dû avoir, celle que nous méritons. C’est là un signe qu’elle n’est pas tout à fait réconciliée encore.
Pour Nietzsche son chemin de philosophe a été un dur combat pour accepter sa vie, pour cesser d’agir à refuser sa vie.
Mais aimer la vie, aimer sa vie, exige de se séparer de ce qui n’est pas aimable en elle. Se séparer de l’injustice est la condition préalable à toute réconciliation.
Briser nos idoles
Le désert est ainsi le lieu du retour à l’essentiel, et aussi, à la mesure de ce retour, le champ d’un combat contre les forces du mal.
Dans le désert, le sens de la justice se ravive en nous, s’y fait entendre l’appel à se séparer de tout ce qui sonne faux dans nos vies, de ce qui n’est pas juste, pas accordé à la justice d’un vivre en vérité :
“dès l’instant où la justice m’apparut, je brisais mes idoles et eus honte »(F.Nietzsche).
Le philosophe dit aussi en un autre passage :
«Quel peut-être le plus grand événement de votre vie ? C’est l’heure (
) où vous vous direz : “qu’importe ma justice ! Il ne me semble pas que je sois tout feu tout flamme. Or le juste est tout feu, tout flamme»(F.Nietzsche).
Et les idoles, c’est quoi ? C’est tout ce qui passe à nos yeux comme le bien suprême et ne l’est pas. C’est prendre la tiédeur de nos conforts, de nos compromissions, de nos facilités pour le feu de l’Esprit.
Se libérer des idoles est la condition nécessaire pour louer le Très Haut en cette vie qu’il nous donne, et y trouver la force, la joie.
Rendre grâce à la vie
A l’ouverture de son dernier livre publié, avant d’être réduit au silence par la maladie, Nietzsche savoure un moment de victoire dans sa lutte contre les idoles. Ces mots nous encouragent à prendre nous-mêmes le chemin d’une plus haute réconciliation :
“En ce jour de perfection, où tout vient à maturité et où la grappe n’est pas seule à dorer, un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie : j’ai regardé derrière moi, j’ai regardé loin devant moi : jamais je n’ai vu, à la fois tant de choses, et si bonnes… Ce n’est pas en vain qu’aujourd’hui j’ai enterré ma quarante-quatrième année : je pouvais à bon droit l’enterrer – ce qui, en elle était vie est maintenant sauvé, est impérissable (
) Comment ne pourrais je pas en éprouver de gratitude envers ma vie tout entière ? (F.Nietzsche)
Ces ultimes paroles du philosophe nous indiquent un horizon de lumière : parvenir par-delà le désert de notre conversion à un chant d’action de grâce, de pleine bénédiction.
Vivre en vérité pour l’homme, nous le savons maintenant, c’est bénir, et, maudire, c’est se détruire soi-même :
« j’ai placé devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction, choisi la vie » (La Bible, le livre du deutéronome 30, 19).
Choisir la vie, c’est choisir de ne vivre qu’à bénir.
En ce carême, nous prenons le chemin du désert, là où tout devient plus intense, mais ce n’est pas pour raviver en nous l’ardeur du ressentiment.
C’est pour nous presser vers la source de toute bénédiction, à la suite de Jésus, lui qui n’a pas maudit ceux qui cherchaient à détruire en lui la source.
Et de son côté percé, c’est un fleuve de vie qui a jailli pour nous.
Pour en savoir plus :
R.Safranski, Nietzsche. Biographie d’une pensée, Solin/Actes Sud, 2000