Recevant le prix Félix Houphouet-Boigny pour la recherche de la paix conjointement avec M. Mustafa Ceric, grand mufti de Bosnie, le Cardinal Roger Etchegaray a placé son discours sous la citation de la lettre aux Philippiens : “Dieu dont la paix surpasse toute intelligence”.
Recevoir un prix fait plaisir à tout homme et à tout âge ; mais c’est bien un sentiment d’honneur et donc de responsabilité qui prédomine en moi, à l’heure où ce prix prestigieux de l’UNESCO pour “la recherche de la Paix” m’est remis par son Directeur Général, M. Koïchiro Matsuura et par M. Jean Foyer, vice-Président du Jury au nom de Henry Kissinger, un prix amoureusement cultivé par ce merveilleux jardinier qu’est son secrétaire exécutif, M. Alioune Traoré. Je l’avoue, je suis heureux et fier de me trouver au sein d’une grande assemblée que je salue et remercie comme tout bon curé, par le simple mot : Chers frères et soeurs ! A vrai dire, si je me sens exposé à vos regards fraternels, c’est parce que je représente celui sans lequel je n’aurais pu rien faire pour la paix, le Pape Jean-Paul II, et Celui pour lequel j’ai tout fait, le Dieu dont “la paix surpasse toute intelligence” (lettre de saint Paul aux Philippiens, 4, 7).
Ce prix de l’UNESCO, je l’accueille avec d’autant plus de reconnaissance que je le partage avec le Dr. Mustapha Cerič, Grand Mufti de Bosnie-Herzégovine. Nous nous sommes déjà rencontrés sur sa propre terre au creux de la guerre cruelle des Balkans. Ce prix de l’UNESCO, je l’accueille avec d’autant plus d’empressement que le nom d’Houphouët-Boigny qu’il porte et qui le porte me pousse vers cette Afrique, berceau de l’humanité, en douloureux et trop long enfantement pour tenir dans l’histoire mondiale d’aujourd’hui un rôle à la mesure de son génie propre. C’est auprès du sage de Yamoussoukro, à l’occasion d’une mission au Libéria, que j’ai appris à ne jamais désespérer des peuples africains, lors même qu’ils descendent aux enfers comme au Rwanda.
Mon message sur la Paix doit être bref. Aussi, excusez l’image guerrière, je vous le livre sous forme d’une rafale de convictions forgées au creux de mes 20 ans de globe-trotter à travers ce que l’on appelle pudiquement les “points chauds”.
Aujourd’hui, je discerne mieux le lien qui unit justice et paix dont le baiser réciproque, chanté sur la harpe davidique (psaume 85), n’est que le signe furtif d’une intimité sans relâche et sans fissure. Tout se tient : le moindre accroc à la tunique de l’humanité vient défaire la paix.
Aujourd’hui, je saisis mieux à quel point les droits de l’homme sont indivisibles, exigeant une farouche et égale détermination à ne pas les réduire en monnaie d’échange entre Etats qui se font des concessions pour sauver leurs propres intérêts. Je me sens solidaire des militants des droits de l’homme, souvent incompris car la vérité de l’homme qu’ils défendent vient de plus loin que de l’homme lui-même.
Aujourd’hui, je déchiffre mieux le plus vieux nom de la paix, celui de désarmement, trop peu pris en compte comme s’il s’agissait d’une cause usée et désespérée, camouflée dans des pays pauvres où les armes surabondent.
Aujourd’hui, je découvre mieux la force d’une opinion publique, non anesthésiée, non manipulée, capable d’alerter, de secouer les pouvoirs installés, je rends hommage aux journalistes et aux reporters qui assument ce rude service, souvent au risque de leur vie.
Aujourd’hui, je touche mieux la fragilité d’une paix des hommes qui ne s’appuie pas sur la paix de Dieu, prenant tous les hommes et tout l’homme, corps et âme, dans son intégrité et son harmonie avec le Créateur et la création entière.
Aujourd’hui, je situe mieux la réconciliation sur le chemin de la paix : elle l’accompagne à tous les pas. Ce concept, d’essence religieuse, est devenu politique, mais doit garder sa sève primitive sans laquelle la justice blessée ne supportera pas le baume de la miséricorde dont Dieu a le secret.
La paix est possible, même aujourd’hui où la logique de la guerre vient ronger la logique de la paix, où la violence polymorphe et aveugle se faufile partout au point de rendre la paix elle-même belliqueuse. Oui, la paix est possible, mais elle ne peut se contenter de discours incantatoires, généraux et généreux. A côté de techniques de plus en plus sophistiquées pour la guerre, la promotion de la paix paraît dérisoire, artisanale, réduite à un bricolage de bons sentiments ; pour dire adieu à la guerre, il ne suffit pas de dire bonjour à la paix.
Partageant ce prix avec un autre homme religieux, je voudrais témoigner de ce que j’ai vécu à Sarajevo en octobre 1993 au cours d’une sorte de triduum : le vendredi à la Mosquée Begova, le samedi à la Synagogue sépharade, le dimanche aux deux cathédrales orthodoxe et catholique, pour implorer ensemble (juifs, chrétiens et musulmans), la paix don de Dieu. J’ai senti passer alors, comme au matin du monde, la brise divine qui a caressé des croyants, les a réveillés, les a aidés à se donner fraternellement la main. Mais bien fragile demeure la paix : la reconstruction du vieux pont de Mostar (Stari Most), réouvert il y a deux mois, ne suffit pas malgré sa force symbolique à rapprocher deux peuples dont les rives de l’esprit demeurent encore éloignées l’une de l’autre. Au mont Sinaï d’où je reviens, j’ai pu voir un minaret dressé à l’intérieur même du monastère sainte Catherine où des religieux orthodoxes perpétuent l’alliance de Dieu avec les hommes dont Moïse fut le messager. Je pense souvent à Jérusalem, ce lieu unique et universel à la fois, où “tout homme est né”, comme le chante le psaume (ps. 87). La descendance d’Abraham est de nature éthique plus que biologique. La paix en Terre Sainte est le test d’une paix vraie et durable non seulement au Proche Orient mais sur toutes les terres du monde. La communauté internationale est-elle assez sur le qui-vive, pour aider coûte que coûte deux peuples, israélien et palestinien, à vivre ensemble dans une justice et une sécurité qui, si elles ne sont pas égales pour tous, ne sont ni justice ni sécurité pour personne ?
Certes, la paix ne jaillit pas automatiquement au bout d’une hymne de Védas hindous, d’un sermon de Bouddha, d’une sentence de Lao-Tseu, d’une sourate du Coran, d’un verset de la Torah ou de l’Evangile, mais toute religion puise dans ses écrits fondateurs les motivations et les énergies les plus pures en faveur de la paix. Aucune religion ne peut sans blasphémer Dieu le capter, voire le capturer pour le mettre dans son camp contre un autre, encore moins aujourd’hui où s’élèvent d’intolérables et dangereux extrémismes qui livrent l’homme à la peur la plus terrible, celle qui l’animalise et le fait aboyer plus que crier au secours.
Je mesure l’ampleur et la complexité de la tâche des hommes et des femmes responsables politiques des communautés nationales et internationales : ils avancent à califourchon sur une ligne de crête vers la paix qui implique de ses protagonistes un engagement d’autant plus obstiné et courageux que la première page de la Bible, avec le récit de Caïn et d’Abel révèle notre pedigree : nous sommes tous les descendants d’un criminel fratricide. Nous nous sentons tout petits devant le mystère de l’homme. Car, après avoir fait ce que nous pensions devoir faire, nous nous heurtons à l’impondérable
le plus secret, celui de la conscience : même Dieu ne peut rien contre la conscience d’un homme qu’il a crée libre. En définitive, c’est la conscience qui a le dernier mot, elle est plus forte que toutes les idéologies, toutes les stratégies, et même toutes les religions.
Le préambule constitutif de l’UNESCO proclame : “les guerres prennent naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être levées les défenses de la paix”. La barre est placée très haut, mais celui qui nous demande de la sauter n’est pas un dieu de l’Olympe mais le Dieu qui a fait l’homme à sa ressemblance. Les conflits actuels sont plus identitaires que frontaliers. Et cet homme titubant, qui doute de lui-même, n’est-il pas aussi chacun de nous ? Comment dès lors pouvons-nous être artisans de paix, si nous avons peur d’habiter le futur, notre demeure ancestrale ? J’étais à Hiroshima le 6 août 1970. Ce jour-là, 25 ans après, au Peace Memorial Park, j’ai vu jusqu’où peut aller la destruction de l’homme, j’ai surtout compris d’où vient la foi indestructible en l’homme.
Je m’arrête pour de bon. Vous connaissez Le droit d’être un homme, cette admirable anthologie de mille et une citations qui parlent de l’homme de tous les temps, de toutes les cultures et de toutes les religions, en quête de liberté et de paix. Dans ce livre, édité par l’UNESCO il y a exactement 20 ans, René Maheu, son directeur, ponctuait sa préface par ces paroles : “Si grands qu’aient été les efforts déployés, les progrès accomplis, si héroïques les sacrifices innombrables, le prix de l’homme libre n’a pas encore été payé par l’homme, ni même défini à sa juste valeur. La tâche immémoriale de l’homme demeure. En ce moment même, des millions d’êtres humains, nos semblables, accablés ou révoltés, nous attendent, toi et moi”.
Vous et moi !