A l’heure de la redécouverte de “l’héritage judéo-chrétien”, Michel Bressolette, professeur de Lettres Modernes à l’Université de Toulouse, nous rappelle les enjeux mais aussi les limites d’une lecture purement culturelle de la Bible.
Comme de nombreux collègues, j’ai été sensible à la perte de mémoire de nos étudiants désemparés devant toute référence ou allusion à un épisode ou texte de la Bible. La Bible, en effet, est devenue un continent lointain, noyé dans le brouillard d’où s’élèvent par moment des accents sacrés, poétiques, orientaux ou apocalyptiques indéfinissables. On pressent qu’elle peut constituer un réservoir d’images et de figures, réduites le plus souvent à l’état de clichés. Le constat de cette méconnaissance et le risque de la disparition de l’héritage ont conduit plusieurs d’entre nous à mettre en place en enseignement sur la Bible, non sans difficultés de tous ordres…
…La principale difficulté demeure la suivante : comme tout universitaire, j’avais dessein de conserver la neutralité habituelle de l’enseignant de littérature qui cherche à s’attacher au texte seul, à la fameuse “littérarité” du texte et qui veut susciter plaisir et intérêt tout en multipliant les diverses approches critiques indispensables. En somme aborder et faire aborder le texte biblique comme celui d’Homère, d’Hésiode ou de Virgile. Bref permettre de se réapproprier la Bible au titre de référence culturelle. C’est capital, nécessaire, mais est-ce suffisant ? Est-ce seulement possible ?
Très vite, je me suis rendu compte que les étudiants, qu’ils soient chrétiens, juifs, musulmans, athées ou agnostiques, tous, d’une manière ou d’une autre, essayaient consciemment ou non, de m’entraîner vers une lecture confessionnelle. Je me suis toujours efforcé de résister à cette pente d’autant que les esprits sont encombrés, vis à vis de la Bible, de préjugés et de préventions qui n’ont rien à voir avec les véritables lectures confessionnelles et les exégèses actuelles, catholiques, protestantes, orthodoxes et juives, totalement ignorées par bon nombre de nos étudiants, comme d’ailleurs de nos comtemporains. Nous savons bien qu’en France tout ce qui, dans le domaine de la pensée, est issu du christianisme ou marqué par lui est en général ou disqualifié ou méconnu par l’intelligentsia.
S’il est indispensable d’établir un rapport “déconfessionnalisé” et nettoyé de toutes les approches “sacro-magico-scientifico-superstitienses”, il est indéniable que la Bible ne se réduit pas à n’être qu’un admirable et vénérable texte ancien. En ceci, le texte biblique diffère profondément du texte homérique ou virgilien, à savoir que des communautés contemporaines lisent ce texte et vivent de lui. Personne, de nos jours, ne se réclame, pour vivre et croire, des poèmes homériques, tandis que la Bible a un statut spécial dès le moment où l’on veut bien considérer qu’elle est méditée et regardée comme un texte vivant par de nombreuses communautés. C’est sans doute ce que voulaient me signifier les étudiants en cherchant à m’entraîner vers une lecture que je croyais confessionnelle et qu’au nom de la laïcité je continue de refuser. En fait l’étude du texte biblique conduit inéluctablement à examiner non seulement ce que le texte dit, c’est à l’évidence la phase première, fondamentale et impérative, mais il faut aussi s’interroger sur ce que ce texte dit de lui-même. Or ce texte se veut, se présente et se dit “parole de Dieu” et quand bien même on invoque que le récit biblique est né d’une de la recomposition imaginaire et n’est que le fruit d’une reconstitution par les individus-écrivains, il faut tenir compte malgré tout de ce statut absolument particulier de parole de Dieu. En outre comme beaucoup d’oeuvres littéraires, mais à un degré très élevé, le texte biblique a été l’objet d’innombrables lectures et d’infinis commentaires. On ne peut donc faire table rase de la manière dont ce texte est lu depuis plus de 2500 ans par diverses confessions et communautés.
Dès lors, on est appelé à dépasser la simple lecture culturelle non pas pour la nier ou l’oublier, mais pour respecter le texte dans ses exigences mêmes. Il en est du texte biblique comme de certains évènements de l’histoire, tellement chargés d’expérience humaine grave et tragique, qu’on ne peut se contenter du seul regard critique même bienveillant.
La lecture du texte biblique nous rappelle combien lire est une opération difficile, complexe, exigeante toujours à reprendre et à revivre. Elle exige une tension permanente entre une lecture culturelle et une lecture que je diras existentielle pour éviter le terme inadéquat de confessionnelle. Assurer un enseignement sur la Bible invite à un scrupuleux respect des valeurs de notre université française. Il serait intolérable de faire passer un message confessionnel à l’occasion de cet enseignement. Donner un cours sur la Bible est l’un des lieux et l’un des moments très particuliers et privilégiés où doivent s’expérimenter très vitalement une tolérance réelle et une ouverture authentique dans la mesure où les textes de cette bibliothèque qu’est laBible incitent, enga gent les lecteurs à les connaître, à les comprendre, à les méditer, et pour certains à les vivre.
“Cet article a été repris et approfondi dans “Les Nouvelles voies de l’exégèse”, Cerf, 2002, p. 57 à 71.”
Source : “Aujourd’hui l’Université” n° 15, novembre 2000″ (Publication de la Paroisse Universitaire)