Comment éviter que l’argent ne devienne l’unique grille de valeur de nos vies ? Mgr Albert Rouet, archevêque de Poitiers, propose des repères dans le dernier numero de la revue Croire Aujourd’hui Jeunes Chrétiens
Je rencontre encore beaucoup de jeunes. Je ne vis plus parmi eux comme je le faisais quand j’étais aumônier de lycéens puis d’étudiants. Pourtant de nombreuses occasions me permettent de discuter avec eux, d’entendre leurs questions et leurs réflexions. Eh bien
ils ne me parlent jamais d’argent.
Pourquoi ce silence ? J’avance l’explication suivante : parler “des jeunes” est un abus de langage. Ils vivent séparés les uns des autres, en groupes, en bande de copains qui communiquent peu entre elles. Les jeunes sont divisés en territoires concurrents. Dans ses divisions, je constate que les séparations dépendent pour beaucoup de l’argent et de l’aisance qu’il permet. Il y a ceux qui ont de l’argent de poche et ceux qui n’en ont pas ; ceux qui s’achètent des marques et ceux qui s’habillent en grande surface ; ceux qui fréquentent les boîtes cachées au fond des campagnes et ceux qui sont les habitués des établissements sélects en ville. Les distinctions sociales sont de plus en plus fortes. L’argent révèle les différences de moyens et de style de vie. De ces différences, on ne parle pas à l’évêque ! Mais ce silence ne m’empêche pas de percevoir le rapport qu’entretiennent les jeunes avec l’argent.
L’argent comme grille de lecture
Au lycée ou à l’Université, sauf coup dur où se forme une rapide union sacrée autour d’un accident ou d’un décès, les jeunes se divisent forcément en groupes distincts. Ce ne sont pas le plus souvent les résultats scolaires ni la compétence sportive qui crée la distinction, mais les sorties et les loisirs, les mêmes fréquentations. Tout cela dépend soit d’un milieu familial, soit des moyens financiers pour se les offrir.
Des familles aisées donnent parfois peu d’argent de poche. Des parents trop occupés ou des familles recomposées compensent une affection donnée en pointillé par l’argent. Les jeunes le sentent. Si l’argent remplace l’attention affectueuse, alors il est logique qu’il serve à se faire plaisir. Mais une chose – l’argent – ne remplace pas la relation humaine. Se passer ses envies entre copains n’apprend pas à mûrir son affectivité. Mieux vaut ici être lucide que de s’étourdir de satisfactions de remplacement.
Ce qu’on peut s’offrir indique une position sociale. L’argent hiérarchise les hommes. Il juge et classe. Ainsi on s’habitue à voir les autres à partir de ce qu’ils portent comme habit ou s’offrent comme vacances. L’argent devient une grille de valeur.
l’Evangile est, sur ce point, radical : il s’oppose à cette logique dure qui tranche entre les hommes. En estimant les hommes selon leurs moyens financiers, l’argent déshumanise. Il dédaigne les moins riches et avilit ceux qu’il soumet à son point de vue.
Se faire plaisir ou faire des choix ?
Les jeunes parlent beaucoup de leurs relations affectives et de ce qui leur fait plaisir, de ce qu’ils aiment avoir. Curieusement, à les entendre, ces plaisirs n’ont pas de prix, pas de coût. Comme s’ils planaient dans un monde sans argent, alors que tous savent bien qu’il faut de l’argent. Et c’est normal.
Il leur arrive de parler de stage, de travaux d’été, pour se payer ce dont ils ont envie. Car ils savent bien que leur argent n’est pas à eux. Il vient de leurs parents. Rien à dire : Jésus recevait de l’argent (Luc 8, 3) et saint Paul aussi (Phillipiens 4, 14). Mais deux choses me surprennent.
D’abord l’idée de se priver de quelque chose qu’ils peuvent avoir, de renoncer à un objectif accessible pour un motif plus généreux, les effleure peu. Ils sont dans la logique de la dette : de l’argent est dû. Le manque indispensable pour établir des choix, forger une volonté et garder une échelle d’exigence dans sa vie, leur paraît un ascétisme rétrograde. Le plaisir de l’argent est un maître impitoyable.
Que donnes-tu de ce que tu reçois ?
Jérémie vient d’obtenir son permis auto. Il a dû passer deux fois l’examen et c’est sa grand-mère qui a tout payé. Il a fêté son permis avec ses copains, mais il n’a pas pensé à remercier la vieille dame. Il s’est fait plaisir, il s’est emprisonné. Lentement, il s’est habitué à ce que la gratuité soit un dû. Le don de la réciprocité lui échappe.
L’argent est un symbole des relations entre les hommes. Quand le symbole est trop fortement déséquilibré, c’est que les relations humaines sont viciées. On tombe dans l’idolâtrie. Il arrive à mes interlocuteurs de m’interroger sur les salaires exorbitants d’un joueur de foot ou d’un pilote de formule 1. Ces excès les gêne, encore que
L’antidote à cette idolâtrie réside dans le don, dans la réciprocité, dans l’échange. Que donnes-tu de ce que tu reçois ? Question indispensable si tu veux être libre.
Au-delà des grands sentiments
Et la paix ? Et les pays sous-développés dont on ne parle plus qu’en cas de massacre ? Que fait l’Eglise ? Ces questions sont fréquentes. Elles sont posées telles qu’en parle la télévision : des faits, sans analyse. Derrière ces grandes questions agissent toujours des problèmes d’argent. L’idéologie du marché unique n’est pas innocente dans ces drames. Quels instruments d’analyse ont les jeunes, alors que les produits dont ils usent viennent des Philippines via la Corée, des Indes via Paris..? Ceux que s’intéressent à l’écologie ont un peu entendu parler d’économies solidaires. Mais beaucoup sont déjà investis par l’économie la plus libérale. Il ne suffit pas de quelques jumelages ni d’un téléthon pour rétablir la vérité.
C’est ici qu’il faut le plus clairement possible rappeler (ou apprendre) les trois principes bibliques :
– les hommes sont de dignité égale, parce que créés à l’image de Dieu,
– les fruits de la terre sont pour tous les hommes,
– la finalité de l’argent n’est pas l’argent mais sa juste répartition entre les hommes (alors que 17 % de la population possède 83 % des biens du monde).
Le progrès sera long et demandera des engagements continus, donc une politique tenace car la politique est une noble affaire. Non pas de grands sentiments, ni de belles idées, mais des efforts réfléchis et constants.
La pauvreté m’apprend la liberté
“Combien gagne un évêque ?” Cette question, certains ont osé me la poser. Je devine les images qu’ils ont en tête. La réponse les surprend toujours : “Je gagne comme chaque prêtre : le SMIC”. Un jour, l’un d’eux s’est exclamé : “Alors, ça ne vaut pas le coup !” Mais si, mais si ! Car cette pauvreté m’apprend la liberté : liberté envers toute personne (ceux que la vie a blessés savent qu’un évêque n’est pas riche : étrange !), liberté face aux choses.
Au fond j’apprécie que le problème de l’argent vienne de manière indirecte. L’argent n’est-il pas l’équivalent généralisé de tous les objets ? La pauvreté l’empêche de devenir l’équivalent ou la jauge de relations humaines. Refuser de tout avoir, de tout se passer, permet de se penser librement. Le jeune homme riche de l’Evangile (Matthieu 19, 16) voulait tout posséder, même la Vie qui est don et générosité. Il a tout fait, il étouffait.
Je parle de pauvreté, non de misère qui écrase l’homme. Souvent, je pense à cette phrase de Bernanos : “Si le Christ revenait, il apprendrait la pauvreté aux riches, aux miséreux aussi il apprendrait la pauvreté”. Le riche, celui qui se confie à ses possessions et le miséreux hébété de ne rien avoir sont blessés en leur humanité. L’Evangile exige un monde plus juste. Sans justice, il n’y a pas de fraternité possible !