Les récits de la construction la tour de Babel et des événements de la Pentecôte montrent l’importance de la diversité. Dieu ne nous souhaite pas tous pareils, ni sur un même modèle, ni avec une langue commune. Un extrait du dernier numero de la revue Croire Aujourd’hui Jeunes Chrétiens
Dans le récit biblique de la tour de Babel, on nous dit qu’à l’origine il existait une langue commune et que, pour brouiller le projet des hommes, Dieu a introduit la diversité des langues. Comment l’interpréter ?
Les onze premiers chapitres de la Genèse concernent toute l’humanité et Babel est le dernier acte de la série. La suite s’ouvre par le choix d’Abraham qui va devenir l’ancêtre d’une famille, d’un clan et d’un peuple particulier. Avec lui on entre dans l’histoire. Auparavant on est dans le récit mythique, c’est-à-dire des récits symboliques qui prennent un paquet de problèmes que nous devons affronter pour expliquer la situation présente. Pour Babel, il s’agit d’expliquer la pluralité des langues et la dispersion des peuples et les conflits qui en résultent. C’est donc dans cette perspective qu’il faut lire Babel.
À Babel (Genèse 11:1-9), toute l’humanité issue du déluge se rassemble pour construire une ville et une tour dont le sommet pénètre dans le cieux. Quel beau projet ? Non ?
Oui et non. Dans un passage de Citadelle, Antoine de Saint Exupéry écrit: “Ainsi me parlait mon père: “Force les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu’ils se haïssent, jette-leur du pain”. Dans le même passage l’auteur reconnaît pourtant que cela ne suffit pas. Un projet humain doit être finalisé. Or, dans Babel, la finalisation de l’uvre, c’est d’abord pour se faire un nom, selon d’autres, pour consolider les cieux, selon d’autres encore, pour prendre à l’abordage l’espace céleste et s’emparer du domaine réservé à Dieu. C’est donc une sorte de remake – sur un mode collectif – de l’histoire de l’arbre du paradis avec Adam et Eve. Ils ont certes péché par démesure parce que c’est un rêve irréalisable et ensuite ils ont voulu anéantir Dieu, se passer de lui.
Quel rôle joue dans ce récit la diversité des langues?
Si vous revenez à ce que je disais en commençant, vous constaterez que dans ce texte, on pense l’humanité comme un seul peuple, parlant une seule langue. Mais cela, c’est de l’imaginaire à l’état pur! Cela n’existe pas et ne peut pas exister. Dès que vous avez de l’humain, vous avez du singulier et donc du multiple. Les linguistes nous expliquent d’ailleurs que cette langue commune est tout simplement l’absence de toute langue et que la multiplicité des langues appartient à l’essence même de l’humanité. En effet, les anthropologues observent que les groupes humains ont besoin de se distinguer et en même temps doivent coopérer avec leurs voisins: on se marie en dehors de sa famille et même mieux en dehors de son groupe. On pourrait presque dire que, si la diversité n’existait pas, il aurait fallu l’inventer! Plutôt elle se serait créée toute seule par ramification naturelle .
Mais on se comprendrait mieux, si tous les hommes parlaient la même langue !
C’est vrai. Mais le problème, c’est qu’une langue véhicule toute une vision du monde, une manière de penser et d’être. Imposer une langue, c’est toujours violer l’identité de quelqu’un. Généralement, ce genre de tactique s’effectue avec violence. Les Grecs, les Romains et d’autres peuples ont essayé, mais cela a entraîné la perte de nombreuses langues ou de richesses culturelles. Aujourd’hui, il faut savoir l’anglais pour faire du commerce ou de l’informatique, mais la langue véhicule toujours avec elle des produits culturels : des films ou de la littérature, des coutumes alimentaires. Ce que nous gagnerions en compréhension nous le perdrions en richesse et diversité. L’unité ne peut se faire par exclusion, mais par intégration en prenant au sérieux la singularité de chacun. Pour permettre la communication, on peut toujours apprendre une autre langue.
Qu’est-ce que le récit de Babel peut signifier à l’heure où l’Europe se construit et s’élargit à vingt-cinq?
L’histoire de Babel devrait nous prémunir contre les solutions abstraites. Le plus simple n’est pas forcément le plus efficace. Si on cherche une unification par le plus petit commun dénominateur, nous aurons des chocs en retour. Il se passera pour l’Europe ce qui s’est passé pour la France. L’anéantissement des diversités linguistiques n’ont pas tardé à ressurgir avec une certaine violence, les coutumes (alimentaires, vestimentaires, culturelles, les rites ), ont mieux résisté. Mais ils sont menacés par une certaine standardisation ou mondialisation appauvrissant.
C’est donc toujours la lutte entre une universalité abstraite et le particularisme d’un groupe.
C’est en ce sens que l’Europe sera plurielle ou qu’elle ne sera pas. On peut standardiser la monnaie ou un certain nombre de dispositions réglementaires, mais chacun doit garder ce qui a façonné son identité : sa langue, voire son accent et ses coutumes. Examinons un cas plus complexe. Notre système judiciaire ne s’accorde pas parfaitement avec les autres, parce ceux-ci s’enracinent dans d’autres traditions séculaires. Pour pallier à ces inconvénients, des institutions se développent pour établir des passerelles entre les différents systèmes. Europol ou Eurojust fonctionnent déjà sur ce modèle. Tout cela suppose de connaître d’autres langues que la sienne, et surtout d’être capable de relativiser son propre système. Sur nos euros dont la valeur est commune, une face indique l’appartenance européenne, l’autre l’enracinement national.
Dans un autre texte biblique, il est question aussi des langues: c’est dans le récit de la Pentecôte. Quelle est la différence avec le récit de Babel ?
Ces deux textes ont des similitudes fortes et des dissemblances tout à fait évidentes.
Tout d’abord, à Babel, le rassemblement a une origine humaine – viciée de surcroît par un projet irréalisable – à la Pentecôte, c’est l’Esprit Saint – Dieu – qui regroupe toutes ces personnes (et il ne s’agit encore que de Juifs).
Ensuite, à Babel, on prétend parler la même langue, à la Pentecôte, chacun parle sa propre langue et chacun comprend l’autre. C’est de l’ordre du miracle !
Enfin Babel et Pentecôte s’accompagnent d’une dispersion. Après Babel, cette origine commune est vite oubliée et les peuples vont accroître encore plus leurs différences, avec des rivalités et la guerre. Après la Pentecôte, la dispersion entraîne la communauté aux limites du monde jusqu’à la fin de temps à proclamer les merveilles de Dieu.
Concrètement, vouloir faire l’Europe c’est créer un espace où l’autre est accueilli dans sa différence. De ce point de vue, le Christianisme peut ou doit être un excellent moteur. Par définition, il est universel – catholique si l’on parle grec. Dès sa naissance, si je puis dire, il est marqué par le passage d’une culture à une autre radicalement différente. Né dans la sphère linguistique sémitique (hébreu et araméen) où le grec servait de langue véhiculaire. Or tous les écrits chrétiens sont écrits en grec, langue appartenant à la sphère indo-européenne. On ne réalise pas ce que cela impliquait pour les évangélistes ou pour Paul. Leur pensée, leur manière de voir le monde étaient structurées par des schèmes sémitiques, assez différents des schèmes grecs, et ils ont réussi ce passage d’une aire culturelle à une autre. Certes leur grec ou leur pensée garde encore la trace de leur culture sémitique, mais ils ont tenté cet effort de translation.
(1) Claude Hagège, Revue philosophique, oct-dec 1978, p. 470.
Repères bibliques :
“Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : ‘Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu !’ La brique leur servit de pierre et le bitume leur servi de mortier. Ils dirent : ‘Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !’ Or le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et le Seigneur dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. Le Seigneur les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que le Seigneur confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la terre.”
Genèse 11,1-9
“Le jour de la Pentecôte étant arrivé, ils se trouvaient tous ensemble dans un même lieu, quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s’en posa une sur chacun d’eux. Tous furent alors remplis de l’Esprit Saint et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer.”
Actes 2,1-4
“Or il y avait, demeurant à Jérusalem, des hommes dévots de toutes les nations qui sont sous le ciel. Au bruit qui se produisit, la multitude se rassembla et fut confondue : chacun les entendait parler en son propre idiome. Ils étaient stupéfaits, et, tout étonnés, ils disaient : Ces hommes qui parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens ? Comment se fait-il alors que chacun de nous les entend dans son propre idiome maternel ? Parthes, Mèdes et Élamites, habitants de Mésopotamie, de Judée et de Cappadoce, du Pont et d’Asie, de Phrygie et de Pamphylie, d’Égypte et de cette partie de la Libye qui est proche de Cyrène, Romains en résidence, tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons publier dans notre langue les merveilles de Dieu !”
Actes 5-11