Paul Ricoeur nous a quittés en 2005. L’un de ses derniers livres, qui était en même temps comme une somme de sa pensée, avait pour titre “La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli” (Le Seuil, 2000). Ce titre nous dit à la fois comment nous devons comprendre sa mort dans l’Histoire, et comment son oeuvre a pris maintenant sa place dans une Mémoire au delà de tout Oubli.
Dans cette oeuvre qui était par sa quantité en progression géométrique, il faut poser d’abord quelques jalons qualitatifs. Nous pouvons sans doute y discerner trois périodes principales, qui font voir comment Ricoeur ne cesse d’évoluer : la période existentialiste, la période herméneutique et la période “mnémonique”.
Comme beaucoup de philosophes de sa génération, Ricoeur venait de la phénoménologie : modeste, on lui doit d’abord dans ce domaine la traduction des “Idées directrices pour une phénoménologie” de Husserl. Mais comme la phénomélogie en personne, Ricoeur devait rencontrer d’abord l’existentialisme issu de Kierkegaard et Jaspers, puis l’herméneutique (art de l’interprétation) issue de Schleiermacher et Dilthey. De ces rencontres il tire à chaque fois au moins une oeuvre-jalon.
L’existentialisme d’après-guerre était partagé entre l’existentialisme chrétien des origines et l’existentialisme athée issu de Sartre. En 1948, Ricoeur choisit son camp par la publication de “Gabriel Marcel & Karl Jaspers” qui, en réunissant le catholique et le protestant, est déjà un acte d’oecuménisme. Mais en prenant parti pour l’existentialisme chrétien, Ricoeur ne s’enferme dans aucune orthodoxie close. Son titre le plus parlant dans la période qui va suivre est “Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique” (1969).
En mai 68, la contestation s’était réclamée de trois maîtres à penser principaux : Marx, Nietzsche & Freud. Qu’est ce qui réunissait en droit ces trois penseurs au delà du fait des “événements” ? C’est Paul Ricoeur qui en a trouvé pour toujours la formule : ce sont “les maîtres du soupçon”. Mais en 1967, au colloque sur Nietzsche organisé à Royaumont par Gilles Deleuze, Michel Foucault avait fait une communication intitulée “Nietzsche, Marx, Freud”, axée sur “les techniques d’interprétation chez Marx, Nietzsche et Freud”. Selon Ricoeur, le conflit des herméneutiques est d’abord un “conflit entre foi et athéisme”. Vincent Descombes devait déclarer : Hors du temple, point d’herméneutique.
Mais les herméneutiques généalogiques rassemblées par un athée de choc tel Foucault sont autant de figures de l’athéisme moderne. Allons plus loin : derrière la séduction exercée par Nietzsche, Marx et Freud, ce sont les nouvelles, vraies ou fausses, de la “Mort de Dieu”, de la paupérisation perpétuelle et de la “libération sexuelle” qui se profilent. Et même quand la nouvelle est fausse (comme la mort de Dieu), elle recouvre une nouvelle vraie (comme le désenchantement du monde, dignostiqué par Max Weber).
En appliquant aux maîtres du soupçon la méthode compréhensive de l’herméneutique diltheyienne, Ricoeur montait donc d’un seul élan aux trois créneaux faisant face aux trois plus grands défis qui aujourd’houi encore assaillent le christianisme. On lui doit ainsi un Essai sur Freud qui est LE grand livre sur Freud. Mais il ne devait pas s’arrêter là. Au delà de l’existentialisme et de l’herméneutique, dans le foulée de son dialogue avec le structuralisme de Lacan, Lévi-Strauss et Foucault (d’où il revient avec l’idée d’un “cogito blessé”), Ricoeur va s’intéresser aussi à un courant de pensée devant lequel, sauf exception, la phénoménologie a constamment reculé : la philosophie analytique issue de Russell et de G E Moore.
Sur ce terrain, comme Gadamer, sa prédilection va à Wittgenstein, le philosophe du rapport entre les “jeux de langage” & les formes vie. Et tout naturellement il choisit son point de rencontre, situé sur ce qui est en quelque sorte le point d’effervescence du langage, le point où le langage renaît perpétuellement à la vie : la métaphore. Et là encore, il va laisser ce qui sera sans doute pour toujours une expression indispensable.
On connaissait depuis toujours la catachrèse, cette métaphore morte, tombée au niveau de la littéralité (les “pieds” de la table), mais il a fallu attendre Paul Ricoeur pour que reçoive un nom l’antithèse de la catachèse, dans l’expression qui donnera son titre au livre qu’il lui a consacré : la Métaphore vive. Wittgenstein éprouvait une fascination critique partagée plus positivement par Paul Ricoeur pour St Augustin sur le Temps et la Mémoire.
Un chemin de traverse était ainsi indiqué vers le registre où Ricoeur finirait par se risquer,sur les brisées de Bergson et de Deleuze : celui de Mnémosyne, mère des muses et donc entre autres de Clio, dans le rapport où se joue celui de la Mémoire et de l’Histoire.