Comme Joyce, bon nombre d’écrivains et de penseurs du XXème siècle désignent sous le terme d’ ” épiphanies ” des expériences de perceptions esthétiques ou philosophiques particulièrement intenses. Expériences qui, malgré leur originalité, renvoient au sens profond de la fête liturgique du même nom. Encore une preuve s’il en faut- du génie du Christianisme.
” Epiphanies “, c’est d’abord le titre d’un recueil de courts fragments en prose que le jeune James Joyce a rassemblé à Dublin de 1901 à 1904. Certains de ces textes, publiés après la mort de leur auteur, se retrouvent dans plusieurs de ses uvres postérieures : Stephen Hero, Portrait of the Artists as a Young Man, Ulysse et Finnegans Wake. De manière générale, l’épiphanie désigne chez Joyce une révélation subite du sens qui permet au lecteur de comprendre, le caractère essentiel du révélé contrastant souvent avec la forme triviale du révélateur. Dans le Dictionnaires International des Termes Littéraires, Régis Salado cite deux exemples : la pièce d’or brandie par Corley à la fin de Two Galants, l’illumination de Gabriel Conroy à la fin de The Dead. Il va sans dire que certains commentateurs ont très vite inscrit ce genre d’expériences, qui s’apparentent véritablement à l’extase, dans une tradition qui remonte à saint Augustin et au récit de sa conversion, où l’Eternité fait ainsi irruption dans un instant décisif.
Après la publication de “Epiphanies” en 1956, l’emploi du terme ” épiphanie ” s’est généralisé dans la critique anglo-saxonne. C’est ainsi que Morris Beja a désigné dans une étude significativement intitulée ” Epiphany in the Modern life ” William Faulkner, Virginia Woolf et Thomas Wolfe comme des ” écrivains de l’épiphanie “. Certains sont mêmes allés jusqu’à voir dans l’épiphanie, ainsi définie, une caractéristique majeure du roman moderne. Ce que n’ont de cesse d’ailleurs de remettre en cause certains critiques français qui s’empressent, en bons laïcs, de relativiser la portée d’une telle définition, un peu trop chrétienne sans doute, de la littérature moderne.
Malheureusement pour eux, James Joyce lui-même définit l’épiphanie dans un contexte explicitement chrétien. En effet, dans Stephen Hero, le protagoniste, qui n’est autre que le double de l’auteur, définit ce terme au cours d’un exposé qualifié comme étant, ” pour l’essentiel, du thomisme appliqué “. Umberto Eco le dit clairement, de son côté, dans “l’Oeuvre Ouverte” : ” tout l’opus Joycien doit être considéré comme la genèse d’une poétique de la Somme de saint Thomas pour arriver à Finnegans Wake “. D’où une phrase comme celle-ci : ” L’âme de l’objet le plus commun dont la structure est ainsi mise au point prend un rayonnement à nos yeux. L’objet accomplit son épiphanie “.
Non seulement l’épiphanie joycienne est définie dans un contexte chrétien mais elle rejoint le sens profond de la fête chrétienne du même nom. Dans sa préface à la traduction française de James Joyce, Jacques Aubert explique comment les épiphanies ont partie liée au silence et, par la même, dans une perspective psychanalytique et plus précisément lacanienne, à la figure paternelle. Le Père symbolique se manifestant, chez Lacan, par un ” trou “, une béance de la subjectivité, qui permet l’instauration d’une loi régulatrice dans le couple primitif mère-enfant. ” L’épiphanie, déclare-t-il, est recherche de dialogue avec une parole originaire encore silencieuse et brouillée. ” N’est-ce pas la signification précise de l’Epiphanie chrétienne, cette manifestation silencieuse du Verbe fait Chair, du Verbe fait enfant, c’est-à-dire ” privé de parole ” (in-fans), autrement dit cette manifestation du Père parmi nous sous les traits de l’Enfant Dieu ?