Au lieu de nous lamenter sur la “panne de transmission ” au sein de nos sociétés européennes et dans l’Eglise, regardons tout simplement l’extraordinaire savoir-faire du Nazaréen, son art de pédagogue, tel que les récits évangéliques le mettent en scène. Christophe Theobald, jésuite, développe l’aspect de la transmission de la foi.
III. Croire au Christ : les conditions d’une transmission réussie
Le parcours qu’on vient de faire, chers amis, le récit de la naissance et de la maturation de la “foi ” élémentaire en la vie (I) et de la foi au Christ (II), vous aura fait comprendre les conditions d’une transmission réussie. Le moment est venu de les rassembler. Rien de neuf : vous les connaissez et vous les réalisez, jour après jour, dans les différents champs de votre existence.
1. D’abord et avant tout un intérêt véritable pour le “tout venant “, pour celui qui se présente à l’improviste sur nos routes quotidiennes , comme cela s’est passé pour la première fois en Galilée. Cet intérêt peut prendre des formes extrêmement variées, selon les lieux que nous habitons ou que nous traversons ou selon le type de relation engagée : le bureau partagé avec d’autres, le repas à la cantine, une rencontre dans la rue ou à l’hôpital, l’accueil d’enfants confiés par d’autres pour une séance de catéchèse, un repas de famille, une réunion de travail au sein d’une association, etc. Il s’agit chaque fois d’activer à l’improviste une même capacité d’être tout simplement présent, à soi et à l’autre en ce qu’il révèle des enjeux vitaux de son existence.
2. La crédibilité de cette présence dépend de nos motivations : il n’est pas rare que l’intérêt pour l’autre soit feint et cache nos véritables intérêts ; parfois d’ailleurs les plus nobles, ne serait-ce que celui de trouver des nouveaux adeptes pour tel groupe ou telle tâche ecclésiale. Rien de cela en Christ dont l’ “esprit ” de gratuité marque toutes ses rencontres. Notre véritable motivation transparaît en effet dans une manière d’engager une parole et de poser des actes en faveur d’autrui. Qu’est-ce qui fait que quelqu’un devient pôle de stabilité dans un tissu social fragilisé ou qu’il devient havre de bonté où l’entourage peut réellement exister ? Un presque rien, peut-être acquis difficilement, qui fait qu’on perçoit en cette personne, significative pour bien d’autres, une unité entre ce qu’elle dit, pense et fait ; qu’on la voit capable d’entrer réellement dans la perspective de l’autre. Aucune transmission n’est possible sans ces “présences d’Evangile “.
3. La pierre de touche d’une présence crédible est l’aveu confiant que personne ne peut rien à la place de l’autre et que l’accès à la foi relève du mystère de chacun : qu’il s’agisse d’une “foi ” ajustée en la vie ou de la foi au Christ. Le lieu par excellence où s’acquiert cette paix mystérieuse face au mystère d’autrui – parfois du plus proche, du conjoint ou de ses propres enfants – est la prière solitaire : celle du Christ quand il se retire et s’efface, au coeur de son activité galiléenne parfois fois harassante, pour entendre la voix de son Père et lui confier les humains.
4. C’est une telle “présence ” progressivement intériorisée qui permet de vivre une hospitalité sans frontière, comme nous la découvrons dans les récits évangéliques, les Actes et chez les croyants de tous les temps. Ce type d’hospitalité fait partie des conditions d’une transmission réussie ; c’est même son lieu “spirituel ” privilégié. Quelle variété de manières de la vivre, selon les terres, les cultures et les moeurs locales ! Dans nos sociétés, les messages et les images entrent directement dans notre sphère privée et sans nous ménager tandis que la transmission de la foi reste symboliquement liée au clocher plus ou moins lointain. Sans doute avons-nous intérêt à réactiver une hospitalité proche, dans nos maisons et sur les chemins, à des moments favorables, souvent imprévus, de la journée ou de l’année. L’évangile n’entre jamais par effraction dans nos vies mais en douceur.
5. Si la transmission de l’intransmissible foi a besoin de “présences d’Evangile” crédibles, celles-ci ne s’instituent jamais elles-mêmes ; elles existent grâce à l’Eglise et en elle ; l’ultime condition d’une transmission réussie. L’Eglise est avant tout le lieu concret, infiniment modeste, de cette hospitalité contagieuse dont les multiples repas autour de Jésus en Galilée nous donnent une image directrice : la foi en l’Evangile pour tous ne peut que s’exprime dans la joie et la compassion, dans une gratitude et une supplication partagées qui s’épanouissent dans une prière commune. L’Eglise est aussi le lieu concret où des présences d’Evangile se découvrent selon l’infinie variété des talents des uns et des autres ; elle est lieu où s’expérimentent de multiples formes de socialisation de ces dons au profit de tous. Cette vie ecclésiale, devenue parfois très compliquée, risque toujours d’oublier sa visée évangélique et de rendre nos tentatives de transmission stériles. L’image directrice du “passeur ” de Galilée, livrée par les évangiles, et notre foi en lui comme Christ, peuvent alors ressusciter en nous le désir de mettre en oeuvre ces quelques conditions d’une transmission réussie.
Mais j’entends ceux qui m’objectent leur caractère utopique. Je voudrais donc dire encore un mot :
IV. Des chances, des difficultés et des promesses que cache la situation actuelle de l’Eglise dans la société française
Pour caractériser le plus rapidement possible cette situation, deux mots peuvent suffire : laïcité et minorité .
1. Nous nous retrouvons ici, presque jours pour jour, cent ans après l’adoption de la loi de séparation. De son côté, l’Eglise l’a parfaitement intégrée, même si elle peut regretter, par moment, certains manquements au respect des traditions religieuses du pays, respect positif qu’exigerait pourtant une conception ouverte de la laïcité. Le concile Vatican II a insisté sur l’enjeu fondamental de la séparation, à savoir la liberté religieuse et la liberté de la foi ; ce qui permet précisément de distinguer, comme jamais avant, entre une “foi ” inaugurale, aussi fragile que nécessaire pour vivre en société, et la foi au Christ qui est à la base d’une appartenance ecclésiale.
Pour la transmission cela signifie que l’intérêt évangélique de l’Eglise ne peut plus être d’abord sa propre reproduction mais la vie des femmes et des hommes de notre temps et la consistance du lien social qui les relie. Si l’Eglise paraît encore porteuse d’un certain nombre de valeurs sociales et humaines, ne doit-elle pas aujourd’hui se soucier davantage de la transmission de la “foi ” en la vie, des énergies intérieures qui permettent aux êtres humains de donner forme à leur vivre ensemble ? Pour une part non négligeable, c’est sans doute là le problème majeur de nos banlieues : le manque de “passeurs ” capables de susciter la foi en la vie, par leur manière d’être, leur compétence sociale, etc. Mon intervention allait dans ce sens : c’est la contagion de notre intérêt pour tous et chacun qui nous vaudra – peut-être – l’intérêt de certains pour la “source ” de vie qu’est pour nous le Christ.
2. Notre situation de minorité est, pour une part, le résultat de cette culture laïque qui en même temps nous met au contact d’autres traditions : le judaïsme, l’islam, le bouddhisme, etc. Cette position n’est pas facile à tenir puisqu’elle risque d’entretenir la confusion entre transmission de la foi et recrutement ou reproduction et de maintenir ainsi un climat d’inquiétude et de crise. Or, le statut minoritaire et l’extrême fragilité de beaucoup de communautés chrétiennes les invite à une conversion de l’image qu’elles se font d’elles-mêmes, sans pour autant se résigner à devenir des “sectes ” et de perdre la passion évangélique pour tous.
Seule une lecture attentive des Evangiles et la redécouverte du ministère du Galiléen peut nous aider à passer ce “seuil ” gigantesque. C’est là la véritable chance pour l’Evangile, la difficulté et la promesse d’un engendrement réussi de libertés croyantes, capable d’envisager l’avenir.
J’avoue qu’une situation différente de la nôtre, et pourtant non sans similitude, m’a conduit vers cette conviction : la vie de l’Eglise d’Algérie dont j’ai eu la chance d’être témoin pendant un petit moment ; une Eglise, comme dit le Père Teissier, “dont le peuple est musulman “. Certes sa situation minoritaire est très difficile à vivre qui le nierait après la terrible décennie rouge, traversée par l’ensemble du pays ! -. Mais elle est vécue sereinement parce que ces communautés toutes petites qui n’ont rien à défendre, sinon leur proximité auprès de quiconque, vivent réellement de la transmission de l’Evangile : des multiples rencontres au quotidien conduisent parfois à interroger les chrétiens et leurs communautés sur ce qui les habitent ; et il n’est pas rare qu’elles reçoivent alors de nouveaux disciples.
Laissez-moi, pour finir, vous dire toute mon attente par rapport à ce qui se passera demain dans les forums. Il n’y a pas de meilleure manière de réfléchir à la transmission comme partage de la mystérieuse énergie évangélique au sein de notre société que de traverser les différents terrains où il y a un besoin urgent de “foi ” en l’avenir. Que l’Eglise fasse nombre dans cet impressionnant cortège d’institutions, comme la famille, l’école, le monde du travail, les média et la vie associative, ne me gêne nullement. Cela lui donne une place modeste, celle qui convient à ceux qui s’inspirent du doigté humain du “passeur ” de Galilée.
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