Quelle juste place accorder à la Vierge Marie dans notre foi ? Comment vénérer la Mère de Dieu pour que la piété mariale nous conduise au coeur du mystère chrétien ?
« La dévotion à Marie nous détourne-t-elle du Christ ? » Cette question posée au Pape Jean-Paul II par Vittorio Messori, avec qui le pape dialogue dans Entrez dans l’Espérance (Plon-Mame, 1994), est peut être de celles que nous nous posons nous-mêmes, ou que nous entendons souvent à propos de la Vierge Marie, de sa place dans la foi catholique. Le Saint Père n’y répondit pas en un sens affirmatif Cependant il reconnaît que cette objection l’a habité lui-même : « Il m’avait semblé préférable de prendre quelque distance avec la piété mariale de mon enfance, pour mieux centrer ma vie spirituelle sur le Christ » (op.cit., p. 307).
Dès lors qu’on imagine la dévotion à Marie comme concurrente de la rencontre avec le Christ, on ne peut que faire comme le jeune Karol Wojtyla et « prendre quelque distance avec la piété mariale ». Mais ce que la théologie mariale enseigne, c’est que, comme affirme le Pape, « l’authentique dévotion à la Mère de Dieu est véritablement christocentrique » (ibid.).
Ce qui est « en jeu » dans la « question mariale » est extrêmement important : il s’agit d’abord de questions théologiques et spirituelles dont les conséquences dépassent largement la figure de Marie, à cause de l’interaction, de la cohérence des différents éléments du mystère chrétien.
Mais ces questions se posent dans l’histoire, à un moment donné de la situation de l’Eglise. On sent bien que se cristallisent autour de ce thème beaucoup de questions sensibles. On peut dire de questions de sensibilités ecclésiales.
On ne s’en sort pas si l’on reste à ce niveau des sensibilités, des options ecclésiales. La Vierge Marie vaut plus qu’une guerre de chapelle. La question mariale doit prendre de la hauteur. Surtout elle doit être toujours resituée dans un ensemble, celui du mystère chrétien.
Il est intéressant de partir de la question qui s’est posée au moment du Concile Vatican II : elle révèle bien ce débat récurrent de la mariologie : où exactement se situe Marie, quelle place lui revient dans la foi et la piété chrétiennes ?
La question la plus saillante consistait à chercher si le schéma sur Marie devait être proposé à l’intérieur de la Constitution sur l’Eglise, ou bien si elle devait faire l’objet d’un texte indépendant.
Ce débat eut pour chefs de file principaux, les cardinaux König (Allemagne) et Santos (Manille). Ce dernier, désireux d’honorer la Vierge Marie de manière digne, dans la théologie comme dans la piété publique et privée, voulait lui rendre dans les textes du Concile la place qui lui revenait, c’est à dire un texte indépendant.
Le cardinal König, plaidait, lui, pour intégrer la partie mariale dans la Constitution sur l’Eglise. Le vote du 29 octobre 1963 fit apparaître une division de l’assemblée en deux groupes à peu près égaux (1114 c/ 1074 = 40 voix d’écart). Mais la majorité conduite par König, remporte une victoire extrêmement importante. Ainsi, c’est au sein de la constitution sur l’Eglise, Lumen Gentium (votée en 1964) que l’on trouve la pensée des Pères du Concile sur Marie.
Il ne s’agissait pas pour eux de réduire l’importance de Marie dans la pensée chrétienne, mais d’empêcher de l’isoler, et donc de la déformer.
Le Chapitre VIII de Lumen Gentium exhorte et favorise donc généreusement le culte de la Vierge Marie, mais il le resitue dans l’Eglise, et dans le cadre de l’histoire du Salut, d’où il est impossible de l’extraire. C’est important de garder ce cap, c’est celui que l’Eglise nous indique. Sinon, le risque est grand de faire de la mariologie une entreprise autonome, une « spécialisation close » (Laurentin) et de la rendre au fond marginale et optionnelle. Le Pape Jean-Paul II, dont on connaît l’attachement à la Vierge Marie a dit de ce chapitre VIII de Lumen Gentium qu’il était la Magna Carta de la mariologie de notre siècle.
Ce chapitre VIII de Lumen Gentium est en tout cas la plus vaste synthèse sur Marie faite par un concile cuménique. Il présente Marie comme prototype de l’Eglise et modèle de sainteté.
Il s’intitule : « La bienheureuse Vierge Marie Mère de Dieu dans le Mystère du Christ et de l’Eglise ». On peut dire que la pointe concerne son rapport à l’Eglise. C’est le n° III qui en traite. Marie y est présentée non pas en dehors de l’Eglise, mais à l’intérieur. A l’intérieur de l’Eglise, dont elle est un membre éminent et exemplaire, elle exerce une mission maternelle.
Le Concile après avoir rappelé les paroles de l’Apôtre (1 Tm. 2, 5-6) : « Il n’y a qu’un Dieu, il n’y a aussi qu’un médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est donné en rançon pour tous », ajoute aussitôt, que « le rôle maternel de Marie à l’égard des hommes n’offusque et ne diminue en rien cette médiation du Christ : il en manifeste au contraire la vertu » (n° 60) (virtutem : force). « Marie », précise plus loin le texte, « fut généreusement associée à son uvre à un titre absolument unique ( ) Elle apporta à l’uvre du Sauveur une coopération absolument sans pareille par son obéissance, sa foi, son espérance, son ardente charité ( ). C’est pourquoi elle est devenue pour nous, dans l’ordre de la grâce, notre Mère. » (n° 61).
C’est la raison pour laquelle elle est « invoquée dans l’Eglise sous les titres d’avocate, d’auxiliaire, de secourable, de Médiatrice, tout cela entendu de telle sorte que nulle dérogation, nulle addition n’en résulte quant à la dignité de l’unique Médiateur, le Christ.» (n° 62).
Le concile énonce ce principe qui commande toute réflexion théologique en ce domaine au n° 60 : « Toute influence salutaire de la part de la Bienheureuse Vierge Marie sur les hommes a sa source dans une disposition absolument libre et gratuite de Dieu. Elle ne naît pas d’une nécessité objective, mais découle de la surabondance des mérites du Christ ; elle s’appuie sur sa médiation, dont elle dépend en tout et d’où elle tire toute sa vertu ; l’union immédiate des croyants avec le Christ ne s’en trouve en aucune manière empêchée, mais au contraire aidée ».
Ce regard sur le Concile veut montrer que la place centrale de Marie dans le mystère chrétien. Celui-ci ne peut pas exister sans elle, mais elle ne peut pas exister sans lui. L’adage antique sur le rôle de l’Eglise dans le salut a été transposé à Marie : « Hors de Marie, il n’est point de salut ». Cela est juste. Mais ce débat du Concile nous montre que l’on peut retourner la formule : « Hors du salut, il n’est point de Marie » (P. de Menthière). Tout ce que nous pouvons dire d’elle ne vaut que par sa participation au mystère du Salut. Marie, comme disait les Pères est « mysterium lunae », c’est à dire qu’elle est relative au Christ. C’est de Lui qu’elle reçoit sa lumière comme la lune la reçoit du soleil.
Sans Marie, la Christologie devient une théorie, ou un pur symbolisme, une idée. Une idée n’a pas de mère Il n’est pas besoin d’insister trop pour voir que Marie est indispensable au réalisme de l’Incarnation : Dieu s’est fait homme. Il n’a pas fait semblant : il est né d’une femme. Marie est garante de la réalité de l’Incarnation.
Marie est située au cur de l’histoire du Salut, mais elle n’y est pas de manière passive. Elle apparaît comme l’image de la création appelée à une réponse. En Marie nous découvrons « ce que la grâce peut faire dans la créature, dans l’humanité, en la laissant pourtant dans son ordre créé » (Bouyer, Le Trône de la Sagesse, p. 10).Elle manifeste que la doctrine de la grâce ne tend pas à un rejet de la création mais constitue le « oui » définitif à la création.