“Spirituellement, les frères qui vont chez les infidèles” écrivait Saint François en 1221, de retour de son voyage missionnaire en Égypte et Palestine “peuvent se comporter parmi eux de deux façons. La première est qu’ils ne provoquent pas de disputes et de litiges mais soient assujettis à toute créature humaine par amour de Dieu et qu’ils confessent d’être chrétiens. La deuxième est qu’ils annoncent la parole de Dieu, au moment où il plaira au Seigneur, afin qu’ils croient en Dieu tout puissant Père Fils et Saint Esprit”.
Voir aussi :
Saint François d’Assise
Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix
Le Notre Père commenté par Saint François d’Assise
Prière franciscaine pour toutes les femmes
Claire d’Assise
Quelle formidable leçon de méthodologie missionnaire nous donne notre patron Saint François d’Assise dans ce passage extrait du chapitre 16 de la Première Règle (approuvée oralement par le Pape Innocent III, ne portant aucun cachet ni sceau). Le champion de la pauvreté nous propose deux façons d’être missionnaires et la première n’est pas celle à laquelle tout le monde s’attend, à savoir l’annonce de la Parole de Dieu, la prédication des vérités de la foi, la proposition doctrinale explicite, mais au contraire un témoignage de vie : éviter des disputes.
Cette invitation est loin d’être banale et aujourd’hui encore elle n’est pas souvent mise en oeuvre : il ne s’agit pas d’une simple exhortation à “bien se tenir”, mais davantage à construire le témoignage missionnaire sur la valeur de la communion vécue et visible, c’est-à-dire créer des équipes missionnaires de frères et de sœurs capables de vivre et de travailler ensemble.
En quelques phrases François saisit le lien profond et intrinsèque entre la mission et la communion, entre ses frères, avec Dieu et avec le monde.
“Qu’ils ne provoquent pas de disputes ou de litiges” : nous avons tellement besoin aujourd’hui encore de personnes qui savent montrer qu’elles s’entendent bien avec les autres en évitant toute situation de conflit ! Il suffit d’aller dans une rue de n’importe quelle ville, n’importe quand, et regarder autour de soi pour comprendre à quel point la nécessité d’une telle règle est grande : nous sommes tous avec les nerfs à fleur de peau… Et même si nous restons enfermés chez nous, les choses ne changent pas tellement : combien de couples sont en crise, combien de familles sont en proie à des discussions, des litiges… Même parmi les personnes les plus influentes et responsables, l’habitude incivile et indécente de crier ses propres vérités est de plus en plus diffuse, en les brandissant comme une épée contre les interlocuteurs, qui deviennent ainsi systématiquement des adversaires, des ennemis, des hérétiques à mettre au bûcher, quoiqu’ils disent ou qu’ils fassent.
“Qu’ils soient assujettis à toute créature humaine par amour de Dieu” : dans ces mots il ne s’agit pas de bonté gratuite, de pusillanimité ou de masochisme, mais de l’amour de Dieu ! Considérons-nous vraiment notre Dieu comme un Père ? Et alors ne soyons pas hypocrites : l’autre doit être important pour nous, plus important. Nous devons apprendre à éprouver un sens de responsabilité pour l’autre, quelle que soit son identité, précisément pour que l’Infini fasse son apparition dans notre rapport.
“Qu’ils confessent d’être chrétiens”, qu’ils ne se cachent pas et ne cachent pas leur foi et, “au moment où il plaira au Seigneur”, qu’ils soient prêts à annoncer sa parole. François insiste avec une grande délicatesse sur le fait que nous ne décidons pas du moment de l’annonce mais c’est le Seigneur qui nous l’indique : lorsque cela lui plaira, le moment opportun arrivera, l’occasion favorable à saisir, mais sans forcer la main du Père Éternel. Une annonce déplacée, insistante ou envahissante, au mauvais moment, annule des mois, des années d’un lent travail de préparation car elle entacherait la confiance et l’estime que le missionnaire est parvenu à construire autour de lui et sèmerait le soupçon du prosélytisme.
Raymond Lulle, philosophe, théologien et missionnaire, presque contemporain du Pauvre d’Assise, est considéré le maître laïc du dialogue interreligieux ; il s’est profondément converti alors qu’il était déjà marié avec des enfants. À Palma de Majorque, où il est naquit, il entra en contact avec l’importante communauté des Sarrasins. Sa pensée brille d’une lumière toute particulière en ce Moyen-Âge souvent qualifié avec une grande facilité d’ère de l’obscurantisme ; ses études approfondies ne concernent pas seulement la spiritualité franciscaine et la tradition augustinienne, mais aussi le mysticisme islamique (le soufisme) et celui hébraïque de la Kabbale. Son ouvrage, le “Livre du Gentil et des trois Sages” raconte l’histoire d’un païen qui, grâce à sa rencontre avec trois sages – un juif, un chrétien et un musulman – retrouve une dimension spirituelle heureuse, précédemment égarée.
Le texte ne révèle pas le choix religieux du protagoniste et n’attribue la suprématie à aucun des sages, mais introduit une dame mystérieuse symboliquement dénommée Intelligence, qui apparaît la dépositaire et la garante de la vérité unique contenue par les trois fois. Lulle semble suggérer que la pluralité des fois doit être comprise comme la participation de toutes les traditions religieuses au culte du seul, du vrai Dieu. L’auteur ne peut pas être taxé de syncrétisme ou de relativisme car à ses yeux le Christianisme est investi d’une vocation et d’une responsabilité des plus hautes : montrer l’harmonie des trois fois monothéistes.
Relire aujourd’hui cette œuvre du “docteur illuminé” – tel est le surnom donné à Lulle – est plus que jamais opportun, à une époque où “l’affrontement des civilisations” est soigneusement mis au point par d’aucuns, tandis que des accusations réciproques sont continuellement lancées à la télé d’un bout à l’autre du globe. Nous avons besoin d’opérateurs d’harmonie. Nous ne savons plus que faire des contrebandiers de haine, camouflés derrière une dignité religieuse inébranlable ; nous avons besoin de frères et de sœurs décidés à la lutte la plus dure, celle de savoir soigneusement éviter les litiges et les disputes.