Un messager de Dieu arrive, mais c’est dans un petit village, un endroit perdu, vers un être inconnu. La figure évangélique de l’ange signifie toujours qu’il s’agit d’un événement obscur ou difficile à exprimer, soit au commencement inaccessible, soit à la fin ineffable. Une homélie sur l’Annonciation extraite de la revue Esprit et Vie.
Un signe de nouveauté
Une annonciation n’est pas une simple énonciation, une affirmation logique ou la description détaillée d’un événement. C’est un signe de rupture, de nouveauté, d’un tel renouvellement qu’il ne peut se dire en termes habituels, en un langage qui sert ordinairement à décrire des évidences, des objets bien visibles et cernés ou à élaborer des raisonnements abstraits. Il s’agit ici d’annoncer un rajeunissement inouï de l’humanité. Ce n’est plus seulement le vieux monde stérile qui va se découvrir une nouvelle fécondité ; tout va recommencer à neuf, à partir d’une jeune fille. Non pas une jeune fille à qui l’on prêterait de manière ambiguë, sinon arrogante, une fécondité sans attache, une indépendance fabuleuse, une maternité mythique et une vitalité anonyme. La jeune fille se nomme Marie et elle est déjà engagée légalement envers un homme issu d’un peuple obscur, sans doute, mais mis à part depuis longtemps et qui s’en souvient continuellement. Et si elle éprouve au plus profond d’elle-même une bonne nouvelle, c’est parce qu’elle est préférée, sans motif, parmi toutes les femmes. Cette femme-ci, obscure comme le lieu où elle habite, modeste comme tout ce qui est réellement grand dans son commencement, n’est pas le merveilleux sous la figure du féminin. Dieu n’aime pas abstraitement ou magiquement, il n’aime pas l’universel, ni même l’humanité. Il aime une personne absolument singulière, comme il a aimé un peuple particulier tout au long de son histoire mouvementée et difficile – c’est l’expérience même de ce peuple qui nous en témoigne -, mais c’est en vue d’aimer effectivement chacun à partir de cette singularité, d’une telle préférence.
Un signe de présence
La salutation est déjà un signe de cette présence ou de cette préférence divine, de son amour jaloux. Mais l’expérience d’une présence divine n’est pas simplement l’exaltation illusoire de soi. L’annonce de la présence de Dieu indique, déjà, qu’une mission va être confiée à la personne choisie. La mission libératrice du peuple atteste la réalité de la vision de Moïse, lors de l’expérience du buisson ardent, comme ici elle vérifie l’authenticité de l’annonciation intérieure. La salutation provoque ainsi le trouble chez la jeune fille qui s’éprouve appelée, dès l’épreuve de la présence divine, pour une mission discrète mais exceptionnelle.
Elle va se réaliser par un enfantement dont la promesse est faite. Il ne s’agit plus seulement, comme dans tout le passé d’Israël, de rompre avec la fatalité et le malheur de la stérilité ou de la vieillesse. Il ne s’agit pas d’une fécondité qui brise avec l’incapacité de l’âge, pour combler un défaut, mais d’une fécondité par surcroît. Une fécondité promise est une fécondité sans condition préalable, ni du corps ni de l’esprit. Ce n’est pas la liberté humaine qui inaugure la volonté de guérir l’homme et de le renouveler radicalement. L’alliance entre l’homme et Dieu est devancée par l’initiative absolue de la promesse du salut, l’annonce d’un fils dont aucune généalogie ne peut épuiser l’origine ni la destinée.
Un signe de renouvellement radical
Certes, ce renouvellement radical de la vraie vie ne se fera pas sans la réalité humaine et sans sa liberté. D’où la question posée par Marie : comment cela se fera-t-il puisqu’elle est une jeune fille ? La réponse qui annonce la puissance divine la couvrant de son ombre, fait appel à la puissance créatrice, libératrice et guérisseuse de Dieu. Créatrice, car la puissance de Dieu va couvrir Marie comme l’esprit de Dieu couvrant les premières eaux évoquées dans le récit de la Genèse. Puissance libératrice, car cette ombre divine va veiller Marie, comme la colonne de nuée dans le désert guidant le peuple d’Israël pour échapper à l’esclavage de l’Égypte. Force guérisseuse enfin, comme l’ombre dont parlent les Actes de Apôtres, lorsqu’il est dit que l’ombre de Pierre faisait du bien à tel ou tel malade, lors de son passage (Ac 5, 15). Il s’agit donc d’une force de vie et d’une forme de nuit où Dieu se rend présent dans le secret de l’histoire, des cœurs et des corps. C’est comme une nuit mystérieuse où Dieu engendre son préféré en l’humanité d’une femme et où, en elle, s’annonce déjà cette puissance déposée en chacun de nous : l’appel, non seulement à aimer notre prochain, mais à tisser avec lui des liens tels qu’il s’éprouve dans sa dignité de fils de Dieu – et pas seulement comme fils d’un animal ou comme fruit d’on ne sait quel hasard charnel, de je ne sais quelle technique de procréation ni d’une quelconque force de savoir, d’argent ou de prestige politique.
Mais la réponse théorique ne suffit pas lors d’une annonciation véritable. Il faut encore un signe. Et le signe du renouvellement radical de la vie, ainsi annoncé, se fera par la fécondité surprenante d’Élisabeth ; autrement dit, par le signe de la fécondité inattendue chez une femme âgée, telle que toute l’histoire d’Israël en éprouve la réalité dans sa profondeur. Mais c’est aussi un signe de rupture avec le passé et non une simple continuité des signes de la puissance vivifiante de Dieu. Le fils d’Élisabeth, Jean, non seulement reçoit un nom qui n’est pas traditionnel dans sa famille, mais va rompre avec la caste sacerdotale dont il est issu : il choisira une vie retirée au désert et non celle de prêtre ou de fonctionnaire du Temple. Le désert annonce la modestie du lieu de l’annonciation de Jésus lui-même.
Et c’est seulement après l’annonce d’un tel signe et de l’explication qu’elle avait réclamée, que Marie donne son consentement. Après avoir marqué la fragilité humaine, sa stérilité effective, l’évangéliste met l’accent sur la dignité de la personne, sur sa liberté face à l’annonce d’une promesse divine. La liberté mariale s’exprime alors par une présentation : « Voici la servante du Seigneur ! » Et non par « Je suis la servante du Seigneur. » Comme si tout son être se réduisait à n’être qu’un être de service ! Le « voici » qu’elle énonce exprime sa confiance en la puissance divine et l’affirmation de sa liberté face à un événement surprenant, inouï, face à la nouveauté de Dieu, et non une pure affirmation intemporelle sur sa réalité supposée de femme serviable. C’est à un tel renouvellement divin que Marie consent ; elle accepte que tout se passe suivant la parole dite : épreuve simultanée de la liberté et de l’abandon mystérieux à la volonté divine. Ainsi assuré d’un tel consentement, d’une pareille liberté, le messager de Dieu quitte Marie ; il se désannonce. Comme si Dieu se séparait de l’homme animé par une telle confiance, et lui laissait désormais le champ libre, l’autonomie nécessaire pour que se réalise plus spontanément la recréation, la délivrance et la santé nouvelle qu’il désire en faveur de chacun. L’histoire échouée dans l’impasse de la stérilité, de la vieillesse, de la maladie et de la mort, du servage, des divisions désespérantes et combien cruelles, cette histoire paralysée est enfin relevée !