Troisième enseignement de l’opération de carême : “retraite dans la ville”
C’est sans doute le livre du Nouveau Testament le plus difficile pour celui qui prétendrait s’en emparer ! Le lire, ou en lire des extraits comme cela est proposé au cours de cette semaine de carême, c’est donc faire concrètement l’expérience du dépouillement, de la dépossession, du lâcher prise comme disent certains mystiques ! C’est quand la Parole de Dieu nous échappe que l’on peut la laisser faire un chemin jusqu’à nous ! C’est quand on ne met pas la main dessus qu’elle peut commencer à parler à nos curs. Dans un monde où il nous faut sans cesse tout maîtriser, faire l’expérience de la vanité de nos efforts de compréhension permet d’apprendre à casser toutes les idoles qu’on se fabrique : idole de l’autre, idole de soi, idole de Dieu. Les idoles se possèdent et s’imposent aux autres à coup de fondamentalisme et de violence. La Parole de Dieu, quand on lui a rendu la liberté de la source qui se fraye un chemin jusque dans notre chair, n’est pas celle qui nous possède ; la laisser libre, c’est lui permettre d’être libération ; il n’est plus question de possession, mais d’habitation. La Parole nous habite. Le Verbe se fait chair dans notre vie. Le Christ lui-même se tient là et frappe à la porte ; peut-être a-t-il un peu peur de n’être pas entendu…C’est pour cela, les exhortations des lettres aux Eglises que nous allons méditer cette semaine : il ne faut pas que les communautés soient rendues sourdes par trop de maux ou de péchés ou de mal…Il en va de la vie de chacun ; il en va de l’aventure d’une rencontre qui comme toute rencontre risque de changer quelque chose à ma vie ; et quelle aventure quand il s’agit de la rencontre de Dieu qui, si j’ouvre la porte, entrera chez moi pour souper, lui près de moi et moi près de lui. C’est cela le reconnaître Seigneur : c’est quand il est chez Lui chez nous.
L’Apocalypse : un genre littéraire
L’Apocalypse est un livre plein d’images, de codes, de figures de certitudes tranchantes et sans nuance ; un livre plein de couleurs, de chiffres ; un livre au langage caractéristique des milieux qu’on appelle apocalyptiques. Sans trop nous étendre, disons que cette façon d’écrire si déroutante pour nous – à moins d’avoir fumé ! A moins d’être inspiré ! – correspond aux contradictions dans lesquelles se battent les croyants, chrétiens (et juifs), au premier siècle de notre ère. C’est un temps d’occupation – les Romains !-, de persécutions, d’épreuves de toutes sortes : les forces du mal semblent s’être emparé du monde ! Alors, pour dire son Espérance, pour extérioriser ses peurs et ses angoisses, pour encourager ceux qui n’ont plus de courage, on produit ce style de littérature, comme des films à grand spectacle au scénario hollywoodien où se déchaînent des forces contradictoires : le monde-ci sera jugé et détruit ; un monde nouveau et parfait sera établi par Dieu. Dans une situation internationale aussi tendue que la nôtre, dans les écartèlements existentiels qui sont parfois les nôtres, on se dit que ce style d’écrits apocalyptiques paraît bien simpliste et il faut avouer que ce langage nous est devenu étranger et ne parle plus guère à nos mentalités modernes, à moins d’appartenir à quelque secte fondamentaliste ou millénariste.
C’est pourtant là le texte de la Bonne nouvelle qui est proposée à notre méditation tout au long de la semaine. Accrochons donc nos ceintures : l’embarquement est immédiat, et le Maître de l’aventure n’a qu’une question à nous poser : ” Et vous, qui dites-vous que je suis ? ”
L’Apocalypse : révélation et dévoilement
Après avoir vu le doigt de Nietzsche et d’Augustin pointer vers une réponse à cette question, les textes de cette semaine éclaireront-ils le chemin de notre quête ?
Il faut commencer par convertir notre compréhension de ce style apocalyptique. Dans le langage habituel, apocalypse suggère immédiatement quelque chose de l’ordre de la catastrophe ou de l’accumulation des malheurs. Et ça on connaît, inutile d’en saturer nos moments de prière si ce n’est pour les offrir à Dieu pour qu’il y mette sa paix ! Ce sont les cris des enfants qui errent au milieu des ruines de guerre ; c’est la fuite éperdue d’hommes et de femmes qui viennent de tout perdre dans une inondation ou un tremblement de terre ; c’est au cur d’une famille l’annonce d’une séparation, d’un licenciement, d’un échec scolaire ; et on comprend assez bien ce que peut être un soleil qui s’éteint, une lune qui perd son éclat, une étoile qui tombe ou un dragon prêt à dévorer la vie qui ne demandait qu’à croître, quand nos yeux croisent le regard d’un jeune qui se meurt du cancer ou du sida. Alors ce ne sont pas seulement les puissances célestes ni les fondements terrestres qui sont ébranlées, mais nos vies et nos raisons de vivre et d’espérer ; notre cur est comme déchiré et nos entrailles prises dans un étau mortifère. Et c’est tellement souvent comme cela dans nos vies…Comment mettre cela en lien avec la Bonne nouvelle d’un Dieu sauveur qui veut pour nous la vie, une vie à dévorer à pleines dents ? Quel est donc ce Dieu qui ne pourrait s’approcher que précédé d’un tel déploiement de malheurs et de bouleversements ?
Mais évidemment, quand nous associons l’apocalypse à la catastrophe, nous nous trompons de sens ! Apocalypse, cela veut dire révélation, dévoilement : Dieu qui se donne à découvrir et se révèle à nous. Si l’apocalypse se dit en termes de bouleversements, de renversements, de chamboulements, ce n’est donc pas tant parce que les auteurs sacrés, et Jean en l’occurrence, chercheraient à nous faire peur, mais c’est pour nous ébranler, nous surprendre, nous bouger ; pour provoquer en nous un surgissement d’inconnu, comme une naissance, comme l’effondrement d’un monde ancien, du vieil homme, de la vieille femme qui est en nous : naître à l’émerveillement ! ” Viens Seigneur Jésus ! ” : ce sont les derniers mots du livre de l’Apocalypse, et Celui qui vient est tellement beau de lumière et d’amour que l’éclat de la lune et des étoiles et du soleil ne sont rien à côté !
L’Apocalypse : révélation du Christ et de mon frère
L’Apocalypse nous révèle donc quelqu’un. En ce temps de Carême, en cette marche au désert, en cette montée vers Pâques, qui donc cherchons-nous ?
Il faut bien avouer que nous ne savons jamais bien quelle figure peut prendre la rencontre de notre Dieu dans notre vie…Il faudrait donner la parole à Abraham, qui l’a eu dur de devoir sacrifier son fils unique pour sceller son obéissance à l’alliance – la rencontre – avec Dieu ; ou encore au vieux prophète Elie qui a tout fait pour le rencontrer au cur des orages et du tonnerre, et voilà que Dieu se donne dans la fine voix de silence de la brise légère ; et Jacob qui sort blessé de cette rencontre, boitant pour le reste de sa vie pour s’être battu avec Dieu, parce qu’il y a quelque chose de redoutable dans la rencontre de Dieu. Quand Dieu vient à la rencontre de l’homme dans la nuit de Noël, on ne peut pas dire non plus qu’on s’attendait à rencontrer le Messie sur la paille, dehors, exclu, bébé…Quant au soir du Golgotha, il faut bien la foi folle d’un centurion païen pour oser affirmer qu’il y a rencontre du Fils de Dieu ! On aspire à rencontrer un roi, et c’est un pauvre qui naît à Bethléem ; un messie sauveur plus puissant que tous les puissants et il finit cloué sur une croix ; un Dieu de gloire et de majesté et il se donne dans un peu de pain et un peu de vin ; un Dieu qui prenne tout notre temps et toute notre capacité de désir, qui remplisse à lui seul nos regards, nos gestes et nos vies, …et voilà qu’il se donne dans la rencontre de frères et de surs à aimer. C’est Matthieu qui dit cela, qu’en chacun de nos frères et de nos surs, c’est le christ lui-même qui mendie d’être servi, accueilli, consolé, nourri, vêtu. Le visage de tout homme, de toute femme, ne dit-il pas que Dieu est là, tout proche, à portée de cur ?
Le visage de mon frère est visage d’apocalypse parce qu’en lui se révèle mon Dieu.
Le livre de l’apocalypse ne parle pas de la fin du monde. Il ne s’agit pas du scénario d’un lointain avenir. Dieu qui se révèle et se dévoile, c’est sur la croix, aux jours du Golgotha, dans cet excès d’amour qu’il a pour nous. Dieu qui se révèle, c’est aujourd’hui ! C’est donc maintenant le temps de la conversion, et de la joie de l’époux présent au milieu de nous ; c’est maintenant qu’il faut être prêt. Au moment où j’écris, le monde résonne de bruits de guerres qui se préparent : sans doute ne sommes-nous pas vraiment prêts à la rencontre ; sans doute sommes-nous davantage crispés sur le bon vieux sens qu’on donne habituellement au mot apocalypse, celui de catastrophes et de bouleversements et que les événements du monde semblent si bien confirmés…Est-ce donc là qu’on pense pouvoir révéler le meilleur de nous-mêmes ?
Les lettres aux Eglises
Le livre de l’Apocalypse s’ouvre sur une vision du Ressuscité, -le Fils de l’Homme- qui introduit en quelque sorte sept petites lettres adressées à des communautés ecclésiales d’Asie Mineure (situées autour d’Ephèse). Chaque lettre, le lecteur s’en apercevra vite, est un appel vigoureux et sans complaisance à la conversion. Ces communautés sont nouvelles et pourtant, déjà, elles ont perdu de leur ferveur ! Qu’en est-il de nous ? Car si l’appel peut résonner jusque dans nos communautés d’Eglise, nul doute que cela est valable aussi pour chacun de nous ! On est toujours fervent au lendemain d’une conversion religieuse, au lendemain de son baptême, de son mariage, de son entrée dans la vie religieuse, de son inscription dans un club de sport, de son adhésion à telle ou telle association, et puis peu à peu…les choses tiédissent. Alors, que ces lettres réveillent notre ferveur ! notre goût du don, notre soif de vie, de rire, de joie, de bonheur, là, tout de suite…Ce n’est pas seulement pour soi que c’est important, mais pour tous ceux avec qui on partagera les fruits de ce bonheur.
Les sept lettres (nous n’en lirons que six…parce que nous n’avons que six jours devant nous !) se présentent sur un même modèle. On commence par une adresse (1) : ” A l’ange de l’église qui est à… “. Puis un mot de qualification de celui qui envoie la lettre (2), le Christ lui-même : ” Ainsi parle celui qui… ” qui loue les qualités de la communauté, notamment pour ce qui est de sa fidélité (3) : ” Je sais… “. Un ” mais ” va ouvrir en opposition une série de reproches (4) : ” Mais j’ai contre toi… ” qui sera suivie d’un appel à se convertir (5) : ” Repens-toi… “. Chaque lettre finit alors sur un solennel ” Celui qui a des oreilles… ” qui apparaît comme un sceau, une signature au bas de chaque page (6) avant de se déployer dans la promesse de Vie faite à ceux qui restent fidèles (7) : ” Au vainqueur… “. Voilà pour la lettre, reste l’esprit…
Libres, joyeux et vivants
A lire rapidement ces lettres, quand bien même on commence par faire l’éloge de la communauté, on risque facilement, lecteurs modernes, de ne prêter l’oreille qu’aux reproches qui lui sont faits – qui nous sont faits. Peut-être certains s’en réjouiront-ils, pour d’autant mieux dénoncer une religion chagrine, toujours moralisante, toujours prête à dénoncer ce qui ne va pas, réduisant du coup toute démarche de carême à une repentance et pénitence aussi ascétiques qu’hypocrites parfois !
Mais le lecteur attentif et humble, loin de mépriser l’attention qu’il est appelé à porter sur sa vie personnelle et communautaire, se sentira surtout appeler à la vraie vie, celle de la présence de Dieu en nous, avec nous et parmi nous. Il ne s ‘agit pas de mortification ; il s’agit de réconciliation ; il ne s’agit pas d’effort, il s’agit de disponibilité. Dieu fait apocalypse de nos vies, dévoilement de la vérité de nos vies, non pour condamner mais par amour, pour aimer et pour que nous ayons la vie ! L’appel de Dieu n’est pas appel à nous revêtir e tristesse, mais à laisser se révéler sur nos visages la joie et la vitalité. Pendant le Carême, il ne s’agit pas de changer telle ou telle chose de nos vies : il s’agit de naître à nouveau ! Pour devenir enfants de Dieu, amants de Dieu ; pour devenir pleinement nous-mêmes en étant pleins de Dieu ! C’est comme cela que nous partageons la vie du Christ Ressuscité, et c’est chaque fois que nous nous asseyons à la table de l’Eucharistie, et c’est chaque fois que ce que nous faisons à l’un de ces petits qui sont ses frères, c’est à lui que nous le faisons !
Que cette semaine de Carême nous apprenne plus particulièrement à nous faire petits les uns pour les autres, alors nous serons frères et surs du Dieu qui veut la Paix.
L’Apocalypse : Bonne Nouvelle
Peut-être est-ce un peu facile de réduire le texte de l’Apocalypse à ces quelques lignes qui précèdent ; et pourtant ce livre du Nouveau Testament ne dit rien d’autre que Dieu qui se révèle dans la rencontre avec les hommes et les femmes de ce monde, avec nous.
La plus belle apocalypse, peut-être, c’est ce jour de pêche sur le lac de Tibériade. Pas le jour où il y avait la tempête…Non, le jour où tout était calme, un jour comme les autres…Et c’est là que tout a commencé, quand les pêcheurs du lac ont relevé la tête et qu’ils ne se doutaient pas encore du grand bonheur qu’allait leur révéler celui qui venait de les appeler depuis le rivage. Ils ne se doutaient pas du bouleversement que cela allait provoquer dans leur vie, plus gigantesque que tous les tressaillements du monde. Ils quittent et lâchent tout pour se lancer à suite. Avec tremblements et résistances, ils allaient apprendre à lire sur le visage de cet homme crucifié que les derniers temps sont déjà inaugurés et que la victoire du Christ est totale et définitive, même si sa manifestation finale est à attendre encore.
Le cur de ces pêcheurs vibre d’une Bonne Nouvelle extraordinaire : Dieu remue ciel et terre pour se mettre à notre recherche, avec sur les lèvres la supplication muette de l’amour. ” Dis, est-ce que tu m’aimes encore ? ” Oui, c’est cela l’apocalypse qui retentit un jour au bord du lac de Tibériade : Dieu vient faire sa demeure chez nous pour y établir un règne de paix ! Le voilà qui se tient à la porte et qui frappe. Et si c’était pour moi, maintenant, le temps de la rencontre, le temps du dévoilement, le temps de l’apocalypse ? Oui, ” Viens Seigneur Jésus ! “